Ermold le Noir

ARNAULD, ABBÉ DE BONNEVAL

 

VIE DE SAINT BERNARD

LIVRE II

Oeuvre mise en page par Patrick Hoffman

Le texte latin provient de Migne

Livre I  (Guillaume, abbé de Saint-Thierri) - Livre III (Geoffroy, moine de Clairvaux)

 

 

 

 

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L'HISTOIRE DE FRANCE,

depuis la fondation de la monarchie française jusqu'au 13e siècle

AVEC UNE INTRODUCTION DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,

PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

 

 

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, N°. 68.

 

1824.


 

 

133 VIE DE SAINT-BERNARD, ABBÉ DE CLAIRVAUX.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LIBER SECUNDUS. AUCTORE ERNALDO <al. ARNALDO> ABBATE BONAE-VALLIS, IN AGRO CARNUTENSI.

PRAEFATIO.

Virorum illustrium gesta nonnulli scriptorum laudibus attollentes, verbis ea solemnibus celebrarunt, quantum excellentis ingenii et disertae linguae potuere conamina. Cumque tractator et opus junctis complexibus pari sunt foedere conjugati, et ad propositum thema ordinandum ingenium et eloquentia convenerunt, prospere actum est, et ad quietum tranquillumque portum directo gressu materia digne ordinateque disposita appulit. Ubi vero sublimitas negotii sub imperito artifice naufraga illiditur scopulis, et succumbente sensus hebetudine, tractatoris lassatur praesumptio, sero de correctione initur consilium: quia quae in multos effusa sunt, nec revocari possunt, nec corrigi; et dissonantiam scripti et operum venustius esset abradi, quam emendari. Haec ergo mecum reputans et revolvens, omnino timeo, ne sicut ipse multorum imprudentiae soleo indignari, qui cum scientia et facundia careant, ad scribendum praecipites, cum se vehementer emunxerint, eliciunt sanguinem: ita et ego si quod supra me est aggrediar, me ipsum derisioni exponam. Quis enim ego sum, qui ad scribenda gesta sanctissimi viri Bernardi Clarae-Vallis abbatis aspirem, qui nostris temporibus singulari religione floruit et doctrina: cujus odor exinanitus universam replevit Ecclesiam: cujus gratia, operante Domino, signis et miraculis declaratur? Quot in monasterium ejus litteratos viros, quot rhetores, quot philosophos saeculi hujus scholae miserunt adconversationem theoricam, et mores divinos? Quae non ibi floruit disciplina, ubi erant examina magistrorum, et egregii viri exercitato intellectu insignes, qui divinis studiis inhaerentes, multis gratiarum auctoramentis invicem se ipsos edocent et accendunt? Debuerant utique viri illi, quibus nihil in aliqua gratia deest, hunc laborem assumere, et venerabilis Patris insculpere monumenta: ut esset eorum studio delectabilis pagina quam quasi viventem traderent legendam discipulis, et perpes fieret consolatio secus positis reliquiis sacri corporis et sermonis. Sed extrema aemulari, et quae homines lateant, Clarae-Vallis consuevit humilitas: et proferre in publicum aliqua sui indicia viri illi nobiles erubescunt; et quietiores facit eos contemptus et abjectio, quam quaelibet oblatio dignitatis, in qua sibi professio humilitatis periclitari videtur. Ob hujusmodi causas sese intra silentii cardines retinentes, magis in sacco eremi, quam in socco <al. serico> palatii delectantur: nec jam in stylo, sed in cruce gloriam quaerunt. In hoc ergo, sicut et in caeteris ejusmodi, negotiorum suorum sarcinas aliis libenter imponunt. Et nunc sublato venerabilis memoriae domno Guillelmo, qui ejusdem Viri sancti gloriosa primordia fideliter et devote conscripsit, ad meam exiguitatem hujus operis devenit petitio, et imposuit mihi dilectae Ecclesiae charitas, ut coquam pulmentum filiis Prophetarum. In quo si colocynthidas miscuero negligens, superjecta, ut confido, farinula condiet Elisaeus, et excessus insipientiae obedientiae excusabit affectus.

 

 

229 VIE

DE

SAINT-BERNARD;

 

LIVRE SECOND,

PAR ARNAULD, ABBÉ DE BONNEVAL.

 

PRÉFACE.

 

Il est quelques écrivains qui, rehaussant par leurs éloges les actions de certains hommes illustres, les ont célébrées avec toute la pompe de paroles à laquelle pouvaient atteindre les efforts d'un esprit sublime et les ressources d'une langue riche et flexible. Toutes les fois que l'auteur a su embrasser étroitement son sujet, s'identifier avec lui et s'élever à son niveau, toutes les fois que son génie et son éloquence ne sont pas demeurés au dessous de la matière qu'il se proposait de traiter, le succès a été heureux, et l'ouvrage, dignement et méthodiquement ordonné, est entré à pleines voiles dans un port tranquille et à l'abri de tout orage. Mais 230 quand un beau sujet va, triste jouet du naufrage, se briser contre les écueils, par l'impéritie de celui qui le met en œuvre; quand l'auteur voit son esprit, sans ressort et sans ouverture, succomber sous le poids de son entreprise, et se sent, malgré sa présomption, épuisé de fatigue, il prend alors trop tard le parti de corriger son travail. On ne peut, en effet, ni retirer ni rectifier des ouvrages déjà répandus dans beaucoup de mains, et on a meilleure grâce à effacer entièrement qu'à réformer ceux ou le style et le sujet ne s'accordent pas. Pesant et retournant avec moi-même ces réflexions, je crains tout-à-fait que, moi qui m'indigne habituellement de l'imprudence de tant de gens qui, dépourvus de savoir et de faconde, se hâtent d'écrire, et, en se mouchant avec trop de force, font jaillir le sang de leur nez, je n'aille comme eux me donner en risée en tentant quelque chose au dessus de mes forces. Qui suis-je, en effet, pour prétendre écrire les actions de Bernard abbé de Clairvaux, ce très-saint homme qui, par sa science et son éminente piété, a été l'honneur de notre temps, qui a rempli toute l'Église de l'odeur si généralement répandue de sa vertu, et dont Dieu a bien voulu manifester la sainteté par des prodiges et des miracles? Combien les écoles de notre siècle n'ont-elles pas envoyé dans son monastère d'hommes lettrés, de rhéteurs, de philosophes pour s'instruire, par ses discours, de la théorie; et, par ses 231 exemples, de la pratique d'une sainte vie? Quel genre d'érudition ne brille pas dans ce couvent, qui rassemble des essaims de gens faits pour donner des leçons aux autres, d'hommes distingués, célèbres par leur esprit exercé, et qui, uniquement appliqués aux saintes études, s'instruisent et s'enflamment mutuellement les uns les autres par les secours d'une bienveillance réciproque? On peut dire d'eux que tous, d'une voix unanime, chantent les saints cantiques sur les degrés du trône du Très-Haut, et que, montant comme Jacob au sommet de l'échelle sainte, ils voient Dieu dans toute sa gloire et brillant de tout l'éclat de sa radieuse couronne. Ces hommes, auxquels ne manque aucun des dons de la grâce, auraient donc dû se charger de la tâche que j'entreprends, et de leur savant ciseau tailler ce monument à la gloire de leur vénérable père. Le fruit de leur travail eût été une histoire délectable et vivante qu'ils auraient donnée à lire à ses disciples, et dans laquelle ceux-ci eussent trouvé une perpétuelle consolation à la perte de ce saint homme, dont les restes sont au milieu d'eux, et à la privation de ses instructions. Mais l'humilité deClairvaux s'efforce habituellement d'atteindre aux choses les plus difficiles et les plus inconnues aux autres hommes. Les nobles enfans de ce monastère rougiraient de donner au public le plus léger indice de leur existence, et sont moins troublés du mé- 232 pris et de l'abjection qu'ils ne le seraient d'une occasion quelconque d'illustration qui paraîtrait avoir quelque danger pour l'humilité dont ils font profession. C'est pour cela que, se tenant renfermés sous les verroux du silence, ils se plaisent davantage dans le sac, parure du désert, que dans le brodequin, chaussure du palais, et cherchent la gloire, non dans le talent d'écrire, mais dans la croix. Aussi, pour la vie de Saint-Bernard comme pour toutes les autres choses du même genre, c'est volontairement qu'ils imposent aux autres la tâche qu'ils devraient remplir eux-mêmes. Maintenant donc que la mort a enlevé le seigneur Guillaume, de vénérable mémoire, qui a retracé avec autant de fidélité que de piété les glorieux commencemens du saint homme dont il s'agit, on a sollicité mon incapacité de se charger de la suite de cet ouvrage, et mon amour pour l'Église, qui m'est si chère, m'a contraint de me résigner à apprêter ce mets pour les enfans des prophètes. Si par négligence j'y mêle quelques coloquintes, Elisée, je l'espère, les adoucira en les couvrant de fleur de farine1, et mes sentimens d'obéissance feront excuser l'excès de mon imprudence.

 

CAPUT PRIMUM. De pontificatu Innocentii II, opera S. Bernardi fortiter et feliciter vindicati. Item de profectione Pontificis in Gallias, et repressione Imperatoris.

1. Ea tempestate Honorius papa viam universae carnis ingressus est (an. 1130). Nec mora, in electione dissidentibus cardinalibus, et divisa Ecclesia, plures numero, et saniores consilio, vita probabiles, viri virtutum, presbyteri, diaconi, episcopi, Innocentium elegerunt: cujus vita, et fama, et aetas, et scientia digna summo sacerdotio habebantur. At vero pars altera, infames ausus violentia, non ratione corroborans, Petrum Leonis, ad hunc apicem aspirantem, fraudulentis machinationibus seorsum et praecipitanter nominavit Anacletum, et caeteris renitentibus ordinavit. Qui vero in parte catholica erant, electum suum solemniter ordinatum collocarunt in cathedra, et per loca illa, in quibus sessiones habent ex antiqua consuetudine Romani pontifices, circumduxere, et pro tempore honor debitus apostolicae adfuit dignitati. Et tunc sane circa Lateranense palatium morabantur, nec erat jam eis tuta in domibus propriis mansio, cum eos acerrime Petri satellites infestarent. Ibi etiam diu resistere non valentes, per confoederatos sibi quosdam ex nobilibus Romanis ad tempus in turribus eorum receptacula habuerunt. Sed nec in eis perseveravit fidelitas. Nam in brevi, aut vi, aut formidine temerariae multitudinis, aut pretio corrupti sunt. Nam Petro tam propria generis virtute, quam adhaerentium sibi affinitate, multitudo tanta erat, ut fere tota eum civitas sequeretur, vel pecunia, vel commodis obligata. Congregaverat sane opes innumeras tam in exactionibus curiae, quam in legationum negotiationibus, quas ad exspectatas nundinas reservarat. Insuper et paterni census ampla congeries eatenus sigillata, modo distributa in populum, ad fas et nefas venalem plebem armaverat. Quibus erogatis, donaria regum in ornamentis ecclesiae ab ipsis evulsit altaribus. Et cum calices frangere, et crucifixos aureos membratim dividere ipsi profani Christiani vel timerent, vel erubescerent; Judaeos aiunt esse quaesitos, qui sacra vasa et imagines Deo dicatas audacter comminuerent. Igitur quisque pro modo suo secundum majus et minus conducti ad scelus, sacramentis generalibus publice Petro vendiderunt assensum, et in omnem sanguinem manus exposuerunt et arma, et quotidianis congressibus partem, quae cum Innocentio erat, maledictis insectabantur et gladiis.

2. Habuere igitur servi Dei consilium: et quia vi humana se tueri non poterant, cedere elegerunt; et procuratis clam navigiis, de ore Leonis et de manu bestiae per Tiberim in Tyrrhenum mare elapsi, prosperis ventis carbasa impellentibus, in portum Pisanum feliciter appulerunt. et illis perpetuae sibi infamiae insculpentibus notam, sibi nominis aeterni et perennis famae inscriptio pararetur. Occurrunt ergo honorati et consules, et domini Papae pedibus advoluti, gratias agunt, quod eos tanto dignos judicasset honore, ut eorum eligeret urbem, quam propria dignaretur iilustrare praesentia. «Tua est, inquiunt, civitas, nos populus tuus: nostris stipendiis famulamur tibi; imo in usus tuos respublica quidquid apud se repositum habet, exponet. Nihil duplicitatis invenies in Pisanis: non modo adhaerebunt, modo resilient; modo jurabunt, modo juramenta dissolvent. Non inhiat populus iste rapinis domesticis et caedibus intestinis. Non est gens nostra domi audax, nec extra meticulosa. Nos nec servi sumus, nec domini: sed concives et fratres, honore invicem praevenientes, non seditiosis ausibus alterutrum provocantes. Domi mansuetudine utimur: fortitudinem nostram saepe extranei experiuntur. Nos, Poenis subactis et Balearibus insulis subjugatis, terra marique de piratis et dyscolis triumphantes, reges eorum captivos in vinculis Pisam induximus: de quorum spoliis et varia supellectile in adventu tuo ornantur compita et plateae, et laetabunda civitas coronatur.» Post hujusmodi verba populo obviam procedente, prae innumerabili multitudine vix patebat advenientibus via: sed pedetentim procedentes, desideratam sui copiam prospicientibus per fenestras matronis et virginibus et parvulis cardinales praebebant, et porrectis hinc inde benedictionibus, usque ad beatae Mariae canonicam, dominus Papa cum comitatu suo gloriose deductus, et honorifice susceptus est.>

3. Praemissi, antequam de Urbe egrederetur, a domino Papa in Gallias fuerant nuntii, qui dissensionis et schismatis a Petro facti ordinem Gallicanae intimarent Ecclesiae, et hortarentur episcopos, ut in ultionem praesumptionis hujus accingerentur, et damnata parte schismatica, subscriberent unitati. Necdum vero ad plenum tenor operis innotuerat episcopis, nec privatim quisquam commodare praesumpsit consensum, donec collecto Stampis generali conventu, in commune decernerent, quid reciperent, quid damnarent. Neque enim Francia, caeteris regionibus proclivibus ad schismata, aliquando tali factione <al. Guiberti vel Burdini susceptione> foedata est, nec malignorum adquievit erroribus: nec fabricata est idolum in Ecclesia, venerata in Petri cathedra monstrum. Nec enim talibus in causis principalia aliquando eos terruerunt edicta, aut generalibus utilitatibus privata commoda praetulerunt; nec declinantes in partem, personis detulere, sed causis: sed si quid oportuerit, fortiter persecutionibus obviarunt, nec damna nec exsilia formidarunt. Convocato igitur apud Stampas concilio, abbas sanctus Clarae-Vallensis Bernardus, specialiter ab ipso rege Francorum et praecipuis quibusque pontificibus accersitus, sicut postea fatebatur, non mediocriter pavidus et tremebundus advenit, periculum quippe et pondus negotii non ignorans. In itinere tamen consolatus est eum Deus, ostendens ei in visu noctis Ecclesiam magnam concorditer in Dei laudibus concinentem; unde speravit pacem sine dubio proventuram. Ubi vero ad locum ventum est, celebrato prius jejunio, et precibus ad Deum fusis, cum de eodem verbo tractaturi Rex et episcopi cum principibus consedissent, unum omnium consilium fuit, una sententia, ut negotium Dei, Dei famulo imponeretur, et ex ore ejus causa tota penderet. Quod ille, timens licet et tremens, monitis tamen virorum fidelium acquiescens suscepit, et diligenter prosecutus electionis ordinem, electorum merita, vitam et famam prioris electi, aperuit os suum, et Spiritus sanctus implevit illud. Unus ergo omnium ore locutus, suscipiendum ab omnibus summum pontificem Innocentium nominavit: et ratum esse omnes pariter acclamarunt, et decantatis ex more laudibus Deo, obedientiam deinceps polliciti, electioni Innocentii omnes pariter subscripserunt.

4. Interea cominus Papa, multis in Pisis, et in Tuscia, et in aliis provinciis potestative dispositis, valefaciens Pisanis et gratias agens in Provinciam navigio delatus est, et Burgundiam transiens Aurelianum pervenit: ubi, occurrentibus episcopis, a rege piissimo Francorum Ludovico alacriter et honorifice susceptus est. Inde a Gaufrido Carnotensi episcopo, magnarum virtutum viro, Carnotum deducitur: ubi etiam gloriosus Anglorum rex Henricus ei cum maximo episcoporum et procerum comitatu occurrit. Hunc quoque regem venerabilis Abbas ad eum praemissus adduxit: quem vix persuasit Innocentium recipere, ab episcopis Angliae penitus dissuasum. Cum enim omnimodis recalcitraret et detrectaret: «Quid times,» ait? «Times peccatum incurrere, si obedias Innocentio? Cogita,» inquit, «quomodo de aliis peccatis tuis respondeas Deo; istud mihi relinque, in me sit hoc peccatum.» Ad quod verbum persuasus rex ille tam potens, extra terram suam domino Papae occurrit usque Carnotum.

5. Reversi interim de Germania legati domini Papae, tam episcoporum, quam Regis assensum et litteras detulerunt, et deprecationem publicam, ut ad eos transiens, suam eis desideratam exhiberet praesentiam. Facile enim persuasi sunt recipere eum, quem jam caeteri recepissent. Sed detinuit eum dilectio et devotio Ecclesiae gallicanae; et singuli et omnes visitationem apostolicam expetebant. Perlustrata igitur Francia, quas ab ejus praedecessore imperatore Henrico per maximos quidem labores et multa pericula Romana Ecclesia vindicarat. Ad quod verbum expavere et expalluere Romani, gravius sese apud Leodium arbitrati periculum offendisse, quam declinaverint Romae. Nec consilium suppetebat, donec murum se opposuit Abbas sanctus. Audacter enim resistens Regi, verbum malignum mira libertate redarguit, mira auctoritate compescuit.

6. Rediens autem Leodio, Claram-Vallem dominus Papa per se ipsum voluit visitare: ubi a pauperibus Christi, non purpura et bysso ornatis, nec cum deauratis Evangeliis occurrentibus, sed pannosis agminibus scopulosam bajulantibus crucem, non tumultuantium classicorum tonitruo, non clamosa jubilatione, sed suppressa modulatione affectuosissime susceptus est. Flebant episcopi, flebat ipse summus Pontifex: et omnes mirabantur congregationis illius gravitatem, quod in tam solemni gaudio oculi omnium humi defixi, nusquam vagabunda curiositate circumferrentur; sed complosis palpebris ipsi neminem viderent, et ab omnibus viderentur. Nihil in ecclesia illa vidit Romanus quod cuperet, nulla ibi supellex eorum sollicitavit aspectum; nihil in oratorio nisi nudos viderunt parietes. Solis moribus poterat inhiare ambitio, nec damnosa poterat esse fratribus hujusmodi praeda, cum minui non posset asportata religio. Gaudebant omnes in Domino, et solemnitas non cibis, sed virtutibus agebatur. Panis ibi autopyrus pro simila, pro careno sapa, pro rhombis olera, pro quibuslibet deliciis legumina ponebantur. Si forte piscis inventus est, domino Papae appositus est, et aspectu, non usu in commune profecit.

7. Invidit diabolus, et servorum Dei gloriam, quos tanti hospitis nobilitabat praesentia, ferre non valens, dum in choro alacriter psallerent et devote, praesentibus etiam nonnullis ex cardinalibus, qui in auditu et aspectu eorum delectabantur, aliquantos fratrum horribili pavore turbavit. Nam et unus prae caeteris occupatus, blasphema quaedam verba locutus est, «Dicite,» inquiens, «Ego sum Christus:» et alii plures territi et tremebundi, ad beati Patris vestigia confugerunt. At ille conversus ad caeteros, «Orate,» inquit: ac deinceps sub silentio eos qui turbati videbantur eduxit, atque compescuit; ut nequissimus ille, qui conventum pietatis transferre conabatur in theatrum, et scholam innocentiae in derisum, non, ut putabat, existimationem religiosorum hominum corrumpere posset, sed se proderet, et conatus suos experiretur infirmos. Tanta siquidem celeritate omnia sunt sedata, ut personas illas, quae prope astabant, omnino latuerit quod acciderat; et malignus hostis velociter increpatus, non modo scandalum eis quod parabat, inferre nequiverit, sed nec ad illorum notitiam rem perferre. Factumque est ex eo, ut ampliori sese custodia fratres munirent: et merito, et numero, et possessionibus deinceps cresceret Clara-Vallis, et multiplicatis conventibus, fere per omnem latitudinem loci illius dilataretur religio; ipse etiam Abbas sanctus extunc amplius solito miraculis clareret et signis

 

233 VIE DE SAINT-BERNARD. 

LIVRE SECOND, PAR ARNAULD, ABBÉ DE BONNEVAL. 

CHAPITRE PREMIER.

Du pontificat d'Innocent il, fortement et heureusement défendu par les soins de Saint-Bernard. — Du voyage de ce pape dans les Gaules, et de l'humiliation de l'Empereur. 

1. Dans ce temps, le pape Honorius entra dans la voie de la mort2, qui attend tout enfant de la chair. Sur-le-champ on s'occupa de l'élection de son successeur; les cardinaux s'étant partagés, et l'Eglise se trouvant ainsi divisée sur ce choix, les prêtres, diacres et évêques les plus nombreux, les plus distingués par leur sagesse, tous dignes d'éloges par leur vie, et hommes de toute vertu, nommèrent Innocent, que ses mœurs, sa réputation, son âge et sa science faisaient juger digne 234 du souverain sacerdoce. L'autre parti, appelant, non la raison, mais la violence, à l'appui de son infâme et audacieuse entreprise, élut séparément et précipitamment, par de frauduleuses machinations, Pierre de Léon, qui ambitionnait ce haut rang, et le consacra sous le nom d'Anaclet malgré la résistance de tous les autres. Cependant ceux qui tenaient pour le parti vraiment catholique placèrent sur la chaire de saint Pierre celui qu'ils avaient élu et solennellement consacré, et le conduisirent dans tous les lieux, où, suivant l'antique usage, les pontifes romains font leurs stations après l'élection. Innocent jouit donc ainsi, pendant un moment, des honneurs dus à la suprême dignité apostolique. Tandis que ses partisans, pour qui déjà il n'eût pas été sûr de rester dans leurs propres maisons, demeuraient sagement réunis autour du palais de Saint-Jean-de-Latran, les satellites de Pierre tombèrent violemment sur eux; trop faibles pour résister long-temps, ils trouvèrent pour quelque temps un refuge dans les châteaux de quelques-uns des nobles de Rome leurs confédérés. Mais ceux-ci ne persévérèrent pas long-temps dans leur fidélité. Bientôt en effet, ils cédèrent, soit à la violence, soit à la crainte, que leur, inspirait une multitude pleine d'audace, ou se laissèrent corrompre par l'or. Pierre, tant par l'ascendant de sa naissance que par les liens de parenté de ses adhérens, avait pour lui une si grande foule de gens, que la cité presque entière, gagnée soit par l'argent, soit par des présens de tout genre, suivait son parti. Par ses exactions dans la levée des impôts, et les affaires qu'il s'était permises dans ses ambassades, Pierre avait en effet amassé prudemment d'innombra- 235 bles richesses, et les avait conservées soigneusement pour en acheter des partisans dans cette circonstance qu'il attendait depuis long-temps. De plus, un trésor immense, provenant des biens de son père, tenu caché jusque-là, mais alors distribué dans le peuple, avait armé pour lui une populace vénale prête à le servir par toutes sortes de voies. Quand il eut épuisé ces ressources, il enleva des autels mêmes les dons prodigués par les rois pour l'ornement de l'Eglise; mais comme les chrétiens de son parti, tout profanes qu'ils étaient, craignaient ou rougissaient de briser eux-mêmes les calices et de mettre en morceaux les crucifix d'or, il eut, dit-on, recours à des Juifs, qui fondirent audacieusement les vases sacrés et les saintes statues consacrées à Dieu. Ainsi donc tous, chacun à sa manière et du plus an moins, poussés vers le crime, vendirent publiquement à Pierre leurs suffrages, se lièrent à lui par d'unanimes sermens, n'hésitèrent pas à tremper leurs armes et leurs mains dans quelque sang que ce fût, attaquèrent chaque jour et poursuivirent par des injures et par le glaive le parti qui s'était déclaré pour Innocent.

2. Les serviteurs de Dieu tinrent donc conseil, et ne pouvant se défendre par la seule force humaine, ils préférèrent se retirer; s'étant donc procuré secrètement des vaisseaux, ils échappèrent à la gueule du lion et à la griffe des bêtes féroces en passant du Tibre dans la mer de Toscane, et, poussés par les vents favorables qui enflaient leurs voiles, entrèrent heureusement dans le port de Pise. Dès que cette cité apprit l'arrivée de si grands personnages et connut la cause qui les forçait à quitter la capitale du monde chrétien, 236 elle se réjouit de voir la gloire du nom romain transportée sur elle, et de pouvoir se dire que, pendant que les Romains imprimaient sur eux-mêmes une note d'éternelle infamie, les Pisans s'acquéraient un renom perpétuel et une célébrité qui ne finirait point. Les consuls et les hommes revêtus de dignité accourent donc sur le rivage, se jettent aux pieds du seigneur pape, et lui rendent grâces d'avoir jugé qu'ils méritaient l'immense honneur qu'il daignât choisir leur ville pour l'illustrer par sa propre présence. «Notre cité, lui dirent-ils, est tienne, et nous sommes ton peuple; tu seras défrayé de tout à nos frais; bien plus, tout ce que la république possède de trésors, elle le met à ta disposition; tu ne trouveras aucune duplicité dans les Pisans; tu ne les verras pas tantôt s'unir à ta cause et tantôt s'en séparer, aujourd'hui te faire des sermens et demain les trahir. Ce peuple-ci n'est ardent ni à piller ni à égorger ses citoyens dans l'enceinte de ses propres murs. Notre nation ne se montre pas insolente au dedans et lâche au dehors. Il n'y a chez nous ni esclaves ni maîtres; tous nous sommes concitoyens et frères; nous ne cherchons à nous surpasser les uns les autres que dans les choses honnêtes, et nous ne nous provoquons pas entre nous par de séditieux complots. Dans l'intérieur nous sommes d'un caractère doux, mais souvent les étrangers ont éprouvé notre courage. Après avoir soumis les Carthaginois et subjugué les îles Baléares, vainqueurs sur terre et sur mer des pirates et méchans qui habitaient ces îles, nous avons emmené à Pise leurs princes captifs et chargés de fers; et ce sont leurs dépouilles 237 et les riches tentures de toute espèce prises sur eux qui ornent nos places et nos rues pour ton arrivée, et décorent notre cité pleine de joie.» Ce discours terminé, le peuple courut au devant du saint pontife, et la foule était tellement innombrable que les arrivans pouvaient à peine se frayer un passage. Cependant les cardinaux, qui marchaient lentement à pied, donnaient par leur nombre un spectacle pompeux et agréable aux matrones, aux vierges et aux petits enfans qui regardaient par les fenêtres. Le seigneur pape, distribuant de tous côtés ses bénédictions, fut ainsi glorieusement conduit avec tout son cortége à l'église des chanoines de la bienheureuse Marie, où on le reçut avec les plus grands honneurs.

3. Avant de quitter Rome, le seigneur pape avait envoyé dans les Gaules des députés chargés de faire connaître à tous les ordres qui composaient l'église Gallicane les troubles et le schisme opérés par Pierre, et de les engager à s'armer pour punir la présomption de cet homme, à condamner le parti schismatique et à souscrire leur acte d'union avec Innocent; mais comme tous ces faits n'étaient pas encore pleinement connus des évêques, aucun d'eux ne prit sur lui de donner son adhésion à l'élection d'Innocent, avant de s'être tous réunis en assemblée générale à Étampes, et d'avoir arrêté en commun quel pape ils admettraient et quel ils rejeteraient. En effet, lorsqu'autrefois les autres nations se montrèrent portées aux schismes, la France ne s'est point souillée d'un tel esprit de faction, n'a pas acquiescé aux erreurs des méchans et n'a jamais ni fabriqué ni placé une idole monstrueuse dans la chaire vénérée de Pierre; ja- 238 mais dans les occasions de ce genre les Français ne se sont laissés effrayer par les édits des princes, ou n'ont préféré leurs avantages particuliers à l'intérêt général; jamais on ne les a vus revêtus des livrées d'un parti, se prononcer pour les personnes et non pour les choses, et, s'il l'a fallu, ils ont couru courageusement au-devant des persécutions sans redouter ni l'exil ni la perte de leurs biens. Un concile ayant donc été convoqué à Étampes3, le saint abbé de Clairvaux, Bernard, y fut spécialement appelé par le roi même de France et par quelques-uns des principaux évêques. Comme il l'a depuis avoué, ce n'est qu'en tremblant et plein d'effroi qu'il s'y rendit, sachant trop bien tout ce que l'affaire qu'on allait y traiter avait de danger et de gravité. Dieu cependant daigna le consoler pendant sa route en lui montrant la nuit, dans une vision, l'église universelle réunie dans un parfait accord pour louer le Seigneur. De ce moment, Bernard espéra fermement que la paix se rétablirait dans l'Eglise. Dès que tout le monde fut arrivé à Étampes, qu'on se fut préparé par le jeûne et de ferventes prières adressées à Dieu, et que le roi, les évêques et les grands du royaume se furent assis pour traiter et discuter d'un commun accord l'objet en question, on pensa et ou arrêta tout d'une voix qu'une affaire qui regardait Dieu serait remise au serviteur chéri de Dieu, et que sa bouche seule prononcerait sur cette grande cause. Le saint, quoique tremblant et effrayé, acquiesçant cependant à l'avis d'hommes pieux et fidèles, examina soigneusement la régularité des formes de l'élection, 239 pesa les mérites des électeurs, scruta la vie et la renommée de celui qui avait été le premier élu, et ouvrit enfin une bouche que remplissait le Saint-Esprit. Entre tous, donc, lui seul prenant la parole, nomma Innocent comme celui que tous devaient reconnaître pour souverain pontife. Tous s'écrièrent en même temps qu'ils approuvaient. On chanta les hymnes accoutumés en pareille occasion à la louange du Seigneur; tous, en outre, promirent obéissance à Innocent et adhérèrent unanimement à son élection.

4. Cependant le seigneur pape, ayant réglé beaucoup de choses, en vertu de sa pleine puissance, à Pise, en Toscane, et dans d'autres pays, dit adieu aux Pisans et leur témoigna sa gratitude. Il fut ensuite porté par un vaisseau en Provence, traversa la Bourgogne et arriva à Orléans, où il fut reçu avec les plus grands honneurs et la plus vive joie par les évêques accourus à sa rencontre et par le très-pieux roi des Français Louis; de là Geoffroi, homme d'éminente vertu et évêque de Chartres, le conduisit dans cette dernière ville, où vint le trouver le glorieux monarque des Anglais, Henri, qu'accompagnait un immense cortége d'évêques et de grands de son royaume. Le vénérable abbé Bernard, qu'on avait envoyé vers ce prince, le détermina à se rendre et lui persuada, non sans peine, de reconnaître Innocent, quoique les évêques d'Angleterre l'eussent entièrement détourné de le faire. Comme, en effet, ce monarque s'en défendait et se montrait résolu de toutes manières, «Que craignez-vous, lui dit le saint? Est-ce de vous précipiter dans un péché, si vous obéissez à Innocent? Eh bien! songez seulement comment vous répon- 240 drez à Dieu de tous vos autres péchés; quant à celui-ci, laissez-le sur ma tête et qu'il retombe sur moi.» Ce puissant monarque, cédant à ces paroles, quitta ses États, et alla jusqu'à Chartres au devant du seigneur pape. Beaucoup de choses furent dites et faites dans cette ville, et on y termina un grand nombre d'affaires ecclésiastiques et séculières.

5. Cependant les légats du seigneur pape étant revenus de la Germanie, lui rapportèrent l'adhésion tant des évêques que du souverain de ce pays, avec des lettres et la prière de tous de venir chez eux et de combler leurs vœux en les faisant jouir de sa présence. Ils se laissèrent, en effet, persuader facilement de reconnaître celui que tant d'autres avaient déjà reconnu; mais il fut retenu par l'amour et le pieux dévouement que lui témoigna l'église Gallicane, où tous et chacun en particulier soupiraient après sa visite apostolique. Ayant donc parcouru la France, le pape convoqua à Rheims un concile4, où, après avoir réglé plusieurs choses pour le plus grand honneur de Dieu, il couronna comme roi le jeune prince Louis, du vivant de son père, et en remplacement de son frère Philippe. Dans toutes ces occasions le seigneur pape ne souffrait pas que notre abbé se séparât de lui, mais le faisait asseoir et voter avec les cardinaux dans toutes les choses qui se traitaient publiquement. Quand ceux-ci avaient des affaires à discuter, dans le particulier, ils consultaient secrètement l'homme de Dieu; lui, de son côté, rapportait à cette sainte assemblée toutes les plaintes qu'il entendait et sollicitait sa protection en faveur des opprimés. Ce concile étant dis- 241 sous, le seigneur pape se rendit à Liége auprès du roi des Romains; il en fut d'abord honorablement accueilli, mais des nuages obscurcirent trop promptement cette apparence. Ce roi, en effet, croyant que l'occasion lui était favorable, insista avec importunité sur la restitution du droit d'investiture des évêques, que l'Eglise de Rome avait reconquis sur son prédécesseur l'empereur Henri, avec les plus grandes fatigues et une foule de dangers. A cette demande les Romains s'effrayèrent, pâlirent et crurent avoir trouvé à Liége un péril plus grand que tous ceux qu'ils avaient fuis en quittant Rome; ils ne savaient quel parti prendre, jusqu'au moment où le saint abbé s'opposa, comme un mur, à cette prétention. ll résista en effet courageusement au roi, réfuta ses méchantes paroles avec une admirable liberté, et le réprima par son imposante autorité.

6. A son retour de Liége, le seigneur pape voulut voir par lui-même le monastère de Clairvaux; là les vrais pauvres de Jésus-Christ allèrent au-devant de lui, non couverts d'ornemens de pourpre ou de fin lin, et ayant dans leurs mains des livres d'Evangile tout brillans d'or, mais revêtus d'habits grossiers et portant une simple croix de bois; ce ne fut pas non plus avec le fracas de bruyantes trompettes et des clameurs de jubilation, mais avec des chants étouffés et les sentimens d'une tendre affection qu'ils le reçurent. Les évêques pleuraient d'attendrissement; le souverain pontife lui-même mêlait ses larmes aux leurs, et tous admiraient la gravité des moines de cette congrégation qui, dans ce jour d'une joie si solennelle, tenaient tous leurs regards fixés vers la terre, bien 242 loin de les promener autour d'eux pour satisfaire une vaine curiosité, mais, les paupières baissées, ne voyaient personne, tandis qu'ils attiraient sur eux-mêmes tous les yeux. Dans leur couvent, les Romains n'aperçurent rien qui pût tenter leur cupidité; là aucun ameublement n'attira leurs regards par sa richesse, et dans la chapelle ils ne virent autre chose que les murailles entièrement nues. On ne pouvait envier à ces moines que leurs mœurs saintes; et, certes, ils n'avaient rien à perdre à ce qu'on voulût leur enlever une telle richesse, puisque la piété qu'on eût emporté de chez eux n'aurait en rien diminué la leur. Tous se réjouissaient uniquement dans le Seigneur, et ce ne fut point par des mets recherchés, mais par leurs vertus qu'ils célébrèrent la venue du pape. Leur pain n'était pas fait de fleur de froment, mais contenait la paille et le son mêlé avec la farine; des herbes et non des turbots couvraient leur table; des fèves composaient leur plus grand régal; un poisson qu'on s'était procuré par extraordinaire fut servi seulement pour le seigneur pape; et, quant à tous les autres, ils n'en eurent que la vue, mais n'en goûtèrent point.

7. Le démon, rongé par l'envie et ne pouvant supporter le spectacle de la gloire de ces serviteurs de Dieu, que relevait encore la présence d'un hôte si éminent, troubla d'une horrible frayeur quelques-uns des religieux, au moment même où, dans le chœur, tous, remplis d'une pieuse joie, chantaient des psaumes et avaient avec eux plusieurs cardinaux qui ne se rassasiaient pas du plaisir de les voir et de les entendre. L'un des frères, en effet, saisi plus que les autres de l'esprit malin, laissa tout à coup échapper quelques 243 paroles blasphématoires, s'écriant: «C'est moi qui suis le Christ, répétez-le.» Alors plusieurs des autres, tremblans et pleins de terreur, s'enfuirent aux pieds de leur bienheureux abbé; mais lui, se tournant vers ses moines, leur dit: «Priez.» Par ce seul mot il ramena au silence et fit rentrer en eux-mêmes ceux qui paraissaient troublés, afin que le méchant démon, qui avait tenté de transformer un couvent renommé par sa piété en un théâtre, et de faire d'une école d'innocence un objet de dérision, ne pût point, comme il s'en flattait, porter atteinte à la réputation d'hommes religieux, mais fût contraint de se trahir lui-même et reconnût par son expérience l'impuissance de ses efforts. Tout ce désordre se calma en effet avec une telle célérité, que les personnes même les plus voisines du moine qui avait blasphémé n'eurent aucun soupçon de ce qui s'était passé, et que le malin ennemi, promptement gourmande, non seulement ne put donner le moindre scandale à ceux pour lesquels il avait préparé ce coup, mais ne réussit pas même à ce qu'ils en eussent connaissance. Ce qui en arriva, c'est que les frères se fortifièrent contre toute tentation par une vigilance encore plus grande sur eux-mêmes. Aussi l'ordre de Clairvaux crût-il sans cesse de ce moment en mérite, en nombre et en richesse, et remplit-il toute l'étendue du pays du bruit de sa piété. De ce moment encore le don des miracles et des prodiges brilla plus que d'ordinaire dans le saint abbé.

 

CAPUT II. De synodo Pisis per Innocentium celebrata. Item de Mediolanensibus opera Bernardi Ecclesiae reconciliatis, et energumentis ibidem curatis.

8. Longas in Galliis facere moras dominus Papa non potuit; sed, sicut cum Lothario rege condixerat, Romam ei occurrit, et vi exercitus in Lateranense palatium deductus est. Multi etiam ex nobilibus Romanis, fideles Ecclesiae, eum honorifice susceperunt. Verum Petrus Leonis non ponens Deum adjutorem suum, sed confoederatorum stipatus malitia, in editioribus et tutioribus turribus manens, Lotharii ludificavit virtutem, et interdicens suis congressus publicos, nec sibi securitatis suae fecit periculum, nec causam conflictus hostibus dedit: sed tamen liberum eorum discursum machinis superioribus et obstaculis variis impedivit. Vitavit etiam obstinatissime imperatoris colloquium, nec minis, nec blandimentis flexus est, nec de statu suo consilium cujuslibet personae admisit. Relicto igitur Romae Innocentio, alias imperator digreditur: Petrus vero post ejus discessum crebros movens per Urbem excursus, fidelium caedibus inhiabat. Intelligens ergo Innocentius Romae sibi infructuosam eo tempore moram, ne praesentia sua illius bestiae rabiem efferaret, rursus Pisas revertitur: ibique aggregatis totius Occidentis episcopis, aliisque religiosis viris, magnae gloriae synodus celebratur (an. 1134). Adfuit per omnia et consiliis, et judiciis, et definitionibus omnibus sanctus Abbas, impendebaturque ei reverentia ab omnibus, et excubabant ante ejus limina sacerdotes; non quod fastus, sed multitudo communem prohiberet accessum: et aliis egredientibus, alii introibant, ita ut videretur Vir humilis, et nihil sibi de his honoribus arrogans, non esse in parte sollicitudinis, sed in plenitudine potestatis. Actiones concilii longum est prosequi: summa tamen in excommunicatione Petri et irregressibili fautorum ejus dejectione constitit, et usque hodie haec sententia perseverat.

9. Soluto concilio, ad reconciliandos Mediolanenses dominus Papa Abbatem Clarae-Vallis, quem multis supplicationibus expetierant, et Guidonem Pisanum, et Matthaeum Albanensem episcopum a latere suo direxit, qui schisma per Anselmum in eadem urbe factum abluerent, et ad unitatem Ecclesiae devios revocarent. Abbas igitur cum praedictis viris, quos a domino Papa collegas acceperat, addidit consortio et communi consilio virum venerabilem Gaufredum Carnotensem episcopum, cujus innocentiam et sinceritatem in multis probaverat. Etenim visum est cardinalibus bonum, ut tanto adjutore negotium tanti ponderis fulciretur. Transcenso itaque Apennino, ubi audierunt Mediolanenses Abbatem desideratum suis finibus propinquare, longe a civitate milliaribus septem omnis ei populus obviat: nobiles, ignobiles, equites, pedites, mediocres, pauperes, quasi de civitate migrarent, proprios lares deserunt, et distinctis agminibus incredibili reverentia Virum Dei suscipiunt. Omnes pariter delectantur aspectu, felices se judicant qui possunt frui auditu. Deosculantur pedes ejus universi: et licet hoc ille moleste acciperet, nulla potuit pronos et devotos ratione compescere, nulla interdictione repellere. Vellicabant etiam pilos quos poterant de indumentis ejus, et ad morborum remedia de pannorum laciniis aliquid detrahebant, omnia sancta, quae ille tetigisset, judicantes, et se tactu eorum vel usu sanctificari. Praecedentes itaque et subsequentes laetabundis acclamationibus applaudebant Abbati, et diu intra agminum spissamenta detentum, tandem solemni reddidere hospitio. Et cum tractatum esset in publico de negotio, propter quod tam Vir Dei, quam cardinales advenerant, oblita fortitudinis suae civitas, omni ferocitate deposita, se ita Abbati substravit, ut obedientiae eorum non incongrue ille posset aptari poetae versiculus:

Jussa sequi, tam velle mihi, quam posse necesse est.

10. Pacatis omnibus, reconciliata Ecclesia, firmatis inter plebes concordiae pactionibus, alia coeperunt nasci negotia, et insanienti diabolo, et in quibusdam obsessis corporibus debacchanti, oppositum est Christi vexillum, et increpante Viro Dei, de possessis atriis superveniente eminentiori virtute, territa et tremebunda diffugere daemonia. Ecce nova legatio, non Romanum pragma circumferens, sed divinis legibus fidei pragma allegans, prolatis in medium litteris sanguine Christi conscriptis, et bulla crucis impressis, quae figura auctoritate sua terrestria et inferna sibi subdit et curvat. Inaudita est nostris temporibus tanta populi fides, tanta in homine virtus: inter quos religiosa erat contentio, cum signorum gloriam Abbas credulitati eorum, illi vero sanctitati Abbatis ascriberent, et hoc de eo indubitanter sentirent, ut quidquid a Domino peteret, impetraret. Adducunt igitur ad eum nihil haesitantes mulierem omnibus notam, quam annis septem immundus vexaverat spiritus: et postulant supplices, ut in nomine Domini daemoni imperet fugam, et mulieri restituat sospitatem. Quae populi fides non minimam verecundiam Viro Dei ingerebat, et humilitate magistra, inconsueta experiri non praesumebat, et instante petitione populi erubescebat, si charitati postulantium obstinatius resisteret: et videbatur ei quod offenderet Deum, et omnipotentiam ejus diffidentia obnubilare videretur, si fide populi fides propria dissentiret. Aestuabat igitur secum, et licet signa non fidelibus, sed infidelibus, fieri oportere assereret; ausus suos Spiritui sancto committit, et orationi incumbens, coelitus elapsa virtute Satanam in spiritu fortitudinis increpat et fugat, mulieremque reddit incolumem et quietam. Laetantur qui aderant, et levantes manus ad sidera, Deo qui de excelso eos visitavit, gratias agunt. Auditum est hoc verbum, et percrebuit fama, et repente totam perculit urbem; per ecclesias, per praetoria, et per compita omnia conveniunt undique: de Viro Dei sermo habetur ubique; dicunt publice, nihil ei impossibile esse quod a Domino postulet, et ad preces ejus apertas Dei aures dicunt et credunt, praedicant et affirmant. Nec possunt aspectu ejus, vel auditu ullo modo satiari. Irruunt alii in praesentiam ejus: alii, donec exeat, pro foribus praestolantur. Cessatum est ab officiis et artibus, tota civitas in hoc spectaculum suspensa manet: concurrunt, postulant benedici; et tetigisse eum singulis salutare videtur.

11. Tertia die ad ecclesiam sancti Ambrosii divina celebraturus mysteria Servus Dei procedit: ubi exspectante innumera populi multitudine, inter ipsa missarum solemnia, dum clericis canentibus ipse secus altare sederet, puellam ei parvulam offerentes, quam vehementi impetu vexabat diabolus, orant ut misellae subveniat, et diabolum in ea debacchantem elidat. Audita supplicatione astantium, et intuitus personam frendentem dentibus et stridentem, ut etiam intuentibus esset horrori, compassus est aetati, et vehementiae anxietatis ejus condoluit. Patenam igitur calicis, in quo divina celebraturus erat mysteria, accipit: et digitis latice superfuso, orans intra se, et de Domini virtute confidens, ori puellae salubrem potum applicat, et corpori ejus stillam medicinalem infundit. Nec mora, quasi ureretur Satanas, infusionis illius virtutem ferre non potuit, sed urgente intrinsecus crucis antidoto, festinanter egrediens, vomitu sordidissimo tremebundus erupit. Sic purgata persona, diabolo profugo et confuso, laudes debitas Deo canit ecclesia: et post acclamationes laetabundas alacer populus ibidem, donec divina compleantur mysteria, immobilis perseverat. Sub aspectu itaque omnium incolumis puella a suis domum reducitur, et vix tandem a populo dimissus ad hospitium Vir Dei revertitur.

12. Divino judicio ea tempestate in Mediolano, juxta Isaiae verbum, pilosi clamabant alter ad alterum, et occurrebant onocentauris daemonia, (Isa. XXXIV, 14). et effrenatis decursibus plurimos infestabant: nec erat qui insolentiae eorum resisteret, cum diu sub Anselmi schismate, qui Petri fautor Mediolanensem occupaverat cathedram, sacerdotes gementes, virgines squalidae, sanctificationes maledictae, altare pollutum iram Dei in populum provocassent. At vero in adventu Viri Dei abdicatis Anselmi praestigiis, et in Sedis apostolicae obedientiam sub Innocentio revocata ecclesia, impedita est illa daemonum licentia, et quotidie dabat locum, et ad preces Viri Dei diffugiebat diabolus: et si quando resistere conabatur, in ipso conflictu succumbens gloriosus vincebatur.

 

244 CHAPITRE II.

Du synode tenu à Pise par Innocent. — De la réconciliation de ceux de Milan à l’Église, par les soins de Bernard, et des possédés guéris par lui dans cette ville.

 

8. Le seigneur pape ne put faire un long séjour dans les Gaules; mais, ainsi qu'il en était convenu avec l'empereur Lothaire, il alla retrouver à Rome ce prince qui, avec le secours d'une puissante armée, le rétablit dans le palais de Latran5. Beaucoup des nobles romains se montrèrent fidèles à l'Eglise, et accueillirent honorablement Innocent. Cependant Pierre de Léon, ne mettant pas en Dieu son appui, mais se confiant en la méchanceté des complices qui l'entouraient, se retira dans les tours les plus hautes et les plus fortes; de là il se joua du courage de Lothaire, interdit aux siens de se trouver à aucune discussion publique, se garda bien de compromettre sa propre sûreté ni de donner à ses ennemis aucune occasion d'en venir aux prises avec lui, mais empêcha la libre poursuite des projets du prince, par des machinations profondes et par des obstacles de tout genre. Il évita en effet obstinément toute conférence avec l'empereur, ne céda ni aux menaces ni aux caresses, et n'écouta sur sa position les conseils de qui que ce fût. L'empereur ayant donc laissé Innocent à Rome, tourna ses pas d'un autre côté. Mais, après son départ, Pierre, faisant de fréquentes irruptions dans 245 tous les quartiers de la ville, ne respirait que le massacre des fidèles. Innocent reconnut donc qu'il ne lui serait d'aucun avantage de faire, dans ce temps-là, un plus long séjour à Rome, et pour que sa présence dans cette ville n'exaspérât pas de plus en plus la rage de cette bête féroce, il retourna à Pise; là se réunirent les évêques de tout l'Occident et beaucoup d'autres hommes religieux, et il s'y tint un concile solennel et dont la gloire est fort célèbre6. Notre saint abbé prit part aux discussions, jugemens et décisions qui eurent lieu sur les affaires de toute espèce; le respect qu'on lui témoignait était général, et des prêtres veillaient constamment à sa porte. Ce n'est pas que l'orgueil repoussât d'auprès de lui, mais la foule qui se présentait rendait difficile à tous l'accès jusqu'à sa personne; à mesure donc que les mus sortaient, d'autres étaient introduits, et cet homme humble qui ne s'arrogeait rien de tous ces honneurs paraissait ainsi, non dans le tourment des affaires, mais dans la plénitude de la puissance. Il serait trop long de raconter en détail toutes les déterminations prises par ce concile; mais la plus importante fut l'excommunication de Pierre de Léon, et l'exclusion de tous ses complices hors du sein de l'Eglise, et sans qu'ils pussent jamais y rentrer: sentence qui subsiste encore aujourd'hui dans toute sa force.

9. Le concile séparé, le seigneur pape envoya aux habitans de Milan pour les réconcilier avec l'Eglise7 l'abbé de Clairvaux dont ils avaient souvent sollicité la venue, Gui évêque de Pise et Mathieu évêque d'Albano, comme légats à latere; tous trois 246 étaient chargés de guérir cette ville égarée du schisme qu'y avait opéré Anselme, et de la ramener à l'unité de l'Eglise. Aux prélats susdits, et que le saint abbé avait acceptés pour collègues, d'après le choix du seigneur pape, il joignit, de l'avis et du sentiment de tous, le vénérable Geoffroi évêque de Chartres, dont il avait éprouvé en beaucoup d'occasions la franchise et la pureté. En effet, il parut sage aux cardinaux d'appuyer d'un tel auxiliaire une négociation d'une si haute importance. Quand donc ces envoyés eurent franchi les Apennins, et que les Milanais apprirent que l'abbé après lequel ils soupiraient approchait de leurs frontières, tout le peuple vint au devant de lui jusqu'à sept milles de la cité; nobles et vilains, cavaliers et piétons, gens de moyen état et pauvres, tous quittent la ville, désertent leurs pénates, et, partagés en diverses troupes, à rangs serrés, accueillent l'homme de Dieu avec une incroyable vénération; tous lui baisent les pieds, et, quoiqu'il souffrît à recevoir un tel hommage, il ne put réprimer par aucun avertissement, ni repousser par aucune défense, les élans du pieux zèle de cette multitude prosternée devant lui. Ces hommes arrachaient, autant qu'ils le pouvaient, les poils de l'étoffe dont il était vêtu, et emportaient des brins de la frange de ses habits, comme des remèdes assurés contre les maladies, persuadés que toutes les choses qu'il avait touchées étaient saintes, et qu'eux-mêmes, en les touchant et en s'en servant, seraient sanctifiés. Marchant donc les uns devant les autres derrière le saint abbé, ils poussaient en son honneur de joyeuses acclamations; après l'avoir ainsi retenu long-temps au milieu 247 des flots d'une foule innombrable, ils le remirent enfin aux soins d'une solennelle hospitalité. Lorsqu'on en vint ensuite à traiter publiquement de l'affaire pour laquelle cet homme de Dieu et des cardinaux s'étaient rendus à Milan, cette cité, oubliant pour ainsi dire sa puissance et déposant toute rudesse, se soumit si humblement au saint abbé, qu'on pourrait appliquer justement à l'obéissance qu'elle montra ce vers du poète:

Jussa sequi, tam velle mihi, quam posse necesse est8.

10. Quand tous les différends furent apaisés, que Milan eut été réconcilié à l'Eglise, et que le peuple de cette ville vit renaître une concorde établie sur de solides bases, il survint au saint abbé d'autres occupations. Le diable, qui s'était emparé du corps de quelques malheureux, s'y livrait à tous les excès d'une fureur insensée. L'homme de Dieu le gourmanda fortement, et lui opposa l'étendard du Christ; alors les démons, effrayés et tremblans devant l'éminente vertu qui combattait contre eux, s'enfuirent des demeures dont ils avaient pris possession. Ce fut là pour Bernard une nouvelle mission; elle ne lui donnait plus seulement à terminer une affaire qui intéressait Rome, mais le chargeait de faire triompher la foi à la loi divine, et ses lettres de créance produites en public étaient écrites du sang du Christ et scellées du sceau de la croix, dont la figure, par sa seule autorité, soumet et courbe sous son joug les puissances de la terre et des enfers. De notre temps, ce serait chose inouie que de voir, comme alors, tant de foi dans le peuple et tant 248 de vertu dans un homme. Entre les Milanais et le saint abbé s'éleva, en effet, une pieuse dispute: lui attribuait à la sincérité de leur foi la gloire des miracles qu'il opérait; mais eux l'assignaient à sa sainteté, fermement convaincus que tout ce qu'il demanderait à Dieu il l'obtiendrait. Ils lui amenèrent donc, sans hésiter le moins du monde, une femme bien connue de tous, que l'esprit immonde tourmentait depuis sept ans, et le supplièrent, avec de vives instances, de mettre en fuite, par le nom de Dieu, le démon qui s'était emparé d'elle, et de la rendre à son ancien état de santé. Cette foi du peuple inspirait à l'homme de Dieu une extrême et craintive pudeur; d'une part, dans son humilité, digne de servir de leçon à tous, il tremblait de tenter des choses nouvelles pour lui, de l'autre, il avait honte de se refuser aux instantes supplications de la multitude et de résister obstinément à tant de charité; il lui semblait qu'il offenserait le Seigneur, et que sa défiance de soi-même paraîtrait répandre le nuage du doute sur la toute-puissance de Dieu, si sa propre foi restait en arrière de celle du peuple. Il éprouvait donc en lui-même une violente agitation; enfin, quoiqu'il affirmât que ce n'était pas pour les fidèles mais pour les infidèles qu'il fallait que des miracles s'opérassent, il se reposa sur le Saint-Esprit du succès de son audacieuse entreprise, et se mit en prières; puis il conjura Satan au nom de l'esprit de force, le mit en fuite par le pouvoir que le Ciel fit descendre en lui, et rendit à cette femme la vie et le repos. Tous ceux qui se trouvaient présens, pleins d'allégresse et levant leurs mains vers les cieux, firent retentir l'air de leurs actions de grâces envers 249 Dieu, qui avait daigné les visiter du haut de son trône. On entend bientôt parler de ce miracle, la renommée s'en répand partout; de tous côtés on se rassemble dans les églises, les places où se rendait la justice et les carrefours; partout on ne se parle que du serviteur de Dieu; on dit publiquement que rien de ce qu'il demande au Seigneur ne lui est impossible; on répète, on croit, on proclame hautement, on affirme que le Tout-Puissant a toujours les oreilles ouvertes pour ses prières. On ne peut se rassasier, en aucune manière, ni de le voir, ni de l'entendre. Les uns entrent en foule chez lui pour jouir de sa présence; les autres attendent à sa porte jusqu'à ce qu'il sorte. Les occupations cessent, les ouvriers interrompent leurs travaux; la cité tout entière se livre au seul bonheur de le voir. Tous se pressent sur ses pas, le suppliant de les bénir, et chacun regarde comme la chose la plus desirable de pouvoir toucher ses vêtemens.

11. Le troisième jour, le serviteur de Dieu se rendit à l'église de Saint-Ambroise pour y célébrer les divins mystères. Une innombrable multitude de peuple l'y attendait. Pendant la solennité de la messe, tandis que les clercs chantaient et que Bernard était assis près de l'autel, on lui présenta une jeune fille encore enfant, que le démon tourmentait avec une cruelle violence, et on le conjura de secourir cette pauvre malheureuse, et de la délivrer du diable qui exercait en elle ses fureurs. Lui, entendant les supplications de tous les assistans, et voyant cette jeune personne qui grinçait des dents, poussait des hurlemens, et était un objet d'horreur pour tous ceux qui la re- 250 gardaient, eut pitié de son âge, et s'affligea de la véhémence des maux qui l'accablaient. Prenant donc la patène du calice dont il allait se servir pour célébrer les saints mystères, il verse de l'eau sur ses doigts, prie en lui-même, et, se confiant en la puissance de Dieu, approche le liquide salutaire de la bouche de la jeune fille, et fait entrer dans son corps une seule goutte de cette eau qui doit la guérir. Sur-le-champ Satan, comme s'il se fût senti brûlé, ne peut supporter la toute puissante action de l'eau avalée par la jeune possédée, et pressé intérieurement par l'antidote de la croix, il se hâte de sortir et s'échappe tout tremblant au milieu du vomissement le plus infect. Dès qu'on vit la jeune fille ainsi délivrée, le démon confondu et réduit à fuir, toute l'église retentit des louanges dues au Seigneur, et, après ces acclamations d'allégresse, le peuple plein de joie demeura immobile à sa place jusqu'à ce que les divins mystères fussent terminés. Ensuite, et aux yeux de tous, les parens de la jeune fille la reconduisirent chez elle très-bien portante; quant à l'homme de Dieu, ce ne fut qu'à grandpeine que le peuple consentit à le quitter et à le laisser retourner à la demeure qu'il occupait.

12. Vers ce temps, en effet, et par la volonté de Dieu, on voyait dans Milan, suivant les paroles d'Isaïe: «Les satyres se jeter des cris les uns aux autres, les onocentaures et les démons se rencontrer9;» et, dans leurs courses effrénées, exercer leur rage sur une foule de gens. Il n'y eut personne qui pût réprimer leur insolence, tant que la ville resta infectée du schisme suscité par Anselme fauteur de Pierre, et alors assis 251 dans la chaire épiscopale de Milan, et que les prêtres gémissant, les vierges souillées, les saints mystères maudits, et l'autel pollué provoquèrent la colère de Dieu contre le peuple; mais aussitôt qu'à l'arrivée de l'homme de Dieu, les machinations d'Anselme furent vaincues, et que l'église de cette cité eut été ramenée sous l'obéissance du saint-siége apostolique et aux lois d'Innocent, cette licence des démons fut arrêtée; chaque jour le diable cédait du terrain, et fuyait terrifié par les prières de l'homme du Seigneur. Si quelquefois, cependant, il s'efforçait de résister, succombant dans la lutte, il était écrasé avec plus de gloire pour son vainqueur.

 

CAPUT III. De expulsione daemonum a variis obsessis, tum virtute Eucharistiae, tum panis et aquae benedictae, tum signi crucis. Item de aliis curationum beneficiis.

13. Inter eos igitur qui vexabantur, mulier grandaeva, civis Mediolanensis, et honorata quondam matrona, usque ad ecclesiam beati. Ambrosii post beatum Virum a multis tracta est; in cujus pectore pluribus annis diabolus sederat, et jam ita suffocaverat eam, ut visu et auditu et verbo privata, frendens dentibus, et linguam in modum promuscidis elephantinae protendens, monstrum non femina videretur. Sordida ei facies, vultus terribilis, flatus fetidus, inhabitatoris Satanae colluvia testabantur. Hanc cum aspexisset Vir Dei, novit inhaerentem ei et inviscatum (Al. invisceratum). diabolum, nec facile egressurnm de domo, quam tanto possederat tempore. Conversus ad populum, cujus innumera aderat multitudo, orare jubet attentius, et clericis, et monachis secum juxta altare consistentibus mulierem ibidem jubet constitui et teneri. Illa vero reluctans, et vi diabolica, non naturali virtute recalcitrans, non sine aliorum injuria, ipsum Abbatem pede percussit. Quem diaboli ausum mansuete ille contempsit: et ad expulsionem non indignatione irae, sed pacifica et humili supplicatione Deum invocat adjutorem, et ad immolationem hostiae salutaris accedit. Quoties tamen eamdem sacram hostiam signat, toties ad mulierem quoque conversus, eodem signo crucis edito spiritum nequam athleta fortis impugnat. Nam et ille malignus, quoties adversus eum signum crucis intenditur, percussum se indicans, acrius saevit, et recalcitrans contra stimulum, quidnam toleret, prodit invitus.

14. Expleta autem oratione dominica, efficacius hostem aggreditur Vir beatus. Patenae siquidem calicis sacrum Domini corpus imponens, et mulieris capiti superponens, talia loquebatur: «Adest, inique spiritus, Judex tuus, adest summa potestas. Jam resiste si potes. Adest ille qui pro nostra salute passurus: Nunc, inquit, princeps hujus mundi ejicietur foras (Joan. XII, 31). Hoc illud corpus, quod de corpore Virginis sumptum est, quod in stipite crucis extensum est, quod in tumulo jacuit, quod de morte surrexit, quod videntibus discipulis ascendit in coelum. In hujus ergo majestatis terribili potestate tibi, spiritus maligne, praecipio, ut ab hac ancilla ejus egrediens contingere eam deinceps non praesumas.» Cumque eam invitus deserens, et manere ultra non valens, atrocius afflictaret, tam magnam iram, quam modicum tempus habens; rediens Pater sanctus ad altare, fractionem hostiae salutaris rite complevit, diffundendamque in populum pacem ministro dedit; et confestim pax et salus integra reddita est mulieri. Sic ille nequam, divina mysteria quantae sint efficientiae et virtutis, non confessione, sed fuga coactus ostendit. Fugato diabolo mulier, quam in tantorum sartagine tormentorum carnifex pestilens tanto tempore frixerat, mentis suae compos effecta, redditis cum ratione sensibus, revoluta intra fauces lingua, Deum confessa gratias egit, et intuita curatorem suum, pedibus ejus advoluta est. Ingens per ecclesiam attollitur clamor, omnis aetas jubilat Deo, personant aeramenta, benedicitur ab omnibus Deus, excedit veneratio modum, et Servum Dei supra hominem, si dici fas est, liquefacta charitate civitas veneratur.

15. Audiebantur haec quae Mediolani fiebant: et per totam Italiam Viri Dei discurrebat opinio, et divulgabatur ubique quod surrexisset propheta magnus, potens in opere et sermone, qui invocato Christi nomine, et infirmos et curaret, et obsessos a daemonibus liberaret. Maxima quidem ei in curationibus aegritudinum gratia, sed in daemonibus eliminandis frequentior operatio erat, quia copiosior vexatorum numerus ad experta subsidia concurrebat, et majorum operatio virtutum minores obscurabat effectus. Jam vero prae frequentia populi qui a mane usque ad vesperam foribus assidebat, oppressionem vulgi prae corporis imbecillitate non ferens, ad fenestras domus procedens, se eis conspiciendum praebebat, et elevata manu benedicebat eis. Panes quoque et aquam devehebant secum, quibus benedictioni ejus suppositis, pro beneficiis ea sacramentalibus referebant. Ex vicinis sane castellis, et vicis, et urbibus multi confluxerant, et communia tam advenarum, quam civium in Mediolano studia erant prosequi Sanctum, expetere beneficium, audire verbum, videre signum; et doctrina et miraculis ultra quam credibile est, delectabantur.

16. Aderat inter eos quidam ex suburbanis, qui puerum daemoniacum illuc advexerat: qui repente coram omnibus ad signum crucis, quod Vir sanctus edidit, de bajuli sui brachiis ruit, et elisus humi quasi mortuus sine ullo sensu immobilis visus est: neque vox, neque halitus erat in eo, tantum circa praecordia exiguus ei supererat vapor. Dant igitur caeteri locum ut posset procedere, et admitti ad Virum Dei seminecis pueri bajulus; et attonita multitudo tam miserabilis casus praestolabatur eventum. Ingressus igitur ad Virum Dei homo est, et puerum stupidum, nec aliquid sententiam ante pedes Abbatis exposuit, et ait: «Puer iste, domine pater, quem ante tuos posui pedes, jam per triennium a daemonio acerrime vexatus est: et quoties vel ecclesiam ingreditur, et salibus exorcizatis aspergitur, vel signum ei crucis imponitur, vel Evangelium audire compellitur, vel divinis interest Sacramentis, offenditur habitator ejus diabolus, et torquetur atrocius. Dumque modo cum caeteris ego pro foribus exspectarem, signum sanctae crucis figurante te, et extendente in populos manum sacramentalium signorum virtute exacerbatus diabolus, vehementius solito totus ad pueri vexationem se contulit: et sicut vides, totum corpus ejus occupans, fere ei etiam vitalem spiritum intercludit. Sed et ipse puer, cum audita esset apud nos gratiae, quam a Deo accepisti, opinio, ex aliorum curationibus suam sperans salutem, rogavit me ut eum ad te adducerem. Obsecro igitur per misericordiam Dei, ut et laboribus meis, qui in ejus custodia operam damnosam et periculosam impendo, et illius miseriae, quae tanta est, quantam ipse oculis probas, pio et consueto affectu subvenias, et rabiem daemonis non usquequaque procedere patiaris.» Flebat igitur, et lacrymis ora perfusus praesentes quosque commovit, ut omnes pariter supplicarent.

17. Tunc Vir Dei confidere eos in Dei misericordia jubens, baculo cui innitebatur collum pueri leniter tangit. Sed et frater ejus Gerardus volens experiri quae ab homine dicta fuerant, latenter dorso ejus signum crucis impressit. Cumque prius sine motu et sensu nec videns, nec audiens, ante pedes Abbatis diu extensus pavimento haesisset; ad tactum baculi et ad signum crucis infremuit, et turbatus ingemuit. Jubet igitur Abbas super proprium lectulum eum poni. At ille quasi ex injuria offensus rejecit se in pavimentum, et stridebat dentibus, et mordebat procuratorem suum: et capillis eorum qui aderant, manus injiciens, quo poterat conatu se ab eorum manibus abstrahebat, et ab eis vix teneri poterat. «Eia,» inquit Abbas, «ad lectum nostrum eum reducite.» Orante itaque Abbate, et fratribus in oratione prostratis, quasi ardentibus paleis, quae in lecto continebantur, diabolus ureretur, tormenti aestuantis, vi divina propinquante, passionem clamoribus testabatur. Jubet igitur Vir sanctus aquam benedictam in os patientis infundi: quam ille pressis labiis et dentibus non admittens, vix tandem cuneo infixo dissolvente pressuram, vellet, nollet, intra fauces et guttur recepit. Confestimque ut penetrans sanctificatio ad interiora descendit, quasi infuso antidoto vis maligna erupit, et vomitu sordidissimo, quasi torrentis impulsu, festina praecipitatione rotatus cum ingenti contumelia daemon exivit. Repente qui videbatur mortuus, vivit: et de lecto Abbatis quietus et incolumis surgens patronumque <Al. patruum> suum amplexatus, «Deo gratias, sanus sum,» inquit. Gratias agunt omnes communiter Deo, et qui modo flebant, laetantur. Foras clamor effunditur, res intus gesta super tecta solemniter praedicatur, tota ad spectaculum convenit civitas, benedicitur Deus, gaudet populus, in Abbate tanti operis patratore totius plebis requiescit affectus.

18. Febricitantibus multis idem Sanctus manus imponens, et aquam benedictam porrigens ad bibendum, sanitatem obtinuit: aridas manus, et membra paralysi dissoluta tangens incolumitati restituit: caeci etiam sub multorum testimonio in eadem civitate ut viderent, imposito signo crucis, a patre luminum potenter obtinuit. Per idem tempus hospitium Albanensis episcopi, quem dominus Papa in eadem legatione sibi collegam dederat, gratia tractandorum negotiorum intraverat, et de his quae injuncta fuerant conferebant: cum repente irruit super eos adolescens cujus manus arida erat, et retorta ad brachium; et advolutus pedibus ejus suppliciter postulat sanitatem. Ille alias occupatus, benedixit quidem, et abire praecepit, et ne amplius sibi molestiam faceret, verbis solito severioribus interdixit. Recedebat ille non consecutus quod quaesierat: cum venerabilis episcopus sub omni celeritate eum regredi jubet, et manu arreptum tradit Abbati. «Huic, inquit, qui minime beneficium consecutus, tibi, ut discederet, obedivit, tu ne claudas viscera misericordiae: quin potius tu obedi, et virtute obedientiae me jubente astrictus, fac quod postulat, largire quod petit; et confidens in ejus virtute, per quem expetit sanitatem, postula, et impetrabis; ut et nos de Dei munere, et ille de optata glorietur salute.»

19. Ad praeceptum episcopi Abbas, apprehensa pueri manu, invocavit Dominum, et exaudivit eum; et signo crucis edito, nervi qui obriguerant, extensi sunt, et caro quam assiduus <al. assidens> congelaverat morbus, redeunte sospitate ingenita, mobilis facta est et flexibilis, et dicto citius languidum diu membrum convaluit. Obstupuit episcopus tam repentinae virtutis admirans effectum, et ampliori etiam extunc veneratione Virum Dei coluit, et miraculorum illius ipse testis existit et relator. Compulit autem eum, ut ibidem ea nocte coenaret. Cujus rei assensum cum magna difficultate obtinuit, ea duntaxat ratione suasum, quod intolerabilis undique populus exspectaret; nec sine periculo posse egredi videretur. Inter coenandum vero paropsidem, in qua Abbas comederat, episcopus ministro familiari servandam tradidit, et praecepit ut seorsum reconditam cum omni diligentia custodiret. Elapsis exinde aliquot diebus, episcopus idem febrium vehementi ardore corripitur: et recordatus Hominis Dei, familiarem jubet accersiri ministrum. «Discum,» inquit, «Abbatis, quem tibi nuper tradidi conservandum, huc afferre ne cuncteris. Cumque ille obtulisset allatum: «Infunde,» inquit, «aquam in eo, et panis exiguas buccellas conscinde.» Quod cum factum esset, confidens in Domino, et Abbatis precibus se commendans, comedit et bibit, et absque ulla dilatione convaluit.

20. Augebatur adventantium numerus, et mirifica opera ad se populos invitabant; nec usquam Viro Dei dabatur requies, dum ex ejus lassitudine alii sibi requiem procurarent. Abeuntibus occurrebant advenientes, et succedebant sibi beneficia mendicantes. Inter quos miles quidam in ulnis suis puellulam ad Virum Dei attulit, quae ita exosam lucem habebat, ut semper clausis palpebris etiam brachium opponeret oculis, ne aliquo modo aliqua lucis particula se ei ingereret. Avellebantur aliquando opposita brachia violenter, et cum se ei lumen infunderet, clamabat et flebat, et erat ei claritas pro cruciatu, et lux visa quasi aculeos ejus cerebro infigebat. Benedicit infantulae Vir Dei, et signaculum crucis faciens super eam, tranquilliorem dimittit: et dum domum referretur, ultro aperit oculos, et pedes sine vectore ipsa revertitur. Et ipso in loco mulieri a daemonio vexatae, multis astantibus, a Patre misericordiarum idem Sanctus obtinuit sanitatem.

 

CHAPITRE III.

De l'expulsion des démons de divers corps qu'ils occupaient, tantôt par la vertu de l'eucharistie, tantôt par celle du pain et de l'eau bénite, tantôt par le signe de la croix; ainsi que d'autres œuvres utiles et miraculeuses. 

13. Parmi les gens opprimés par le démon était une femme d'un grand âge, citoyenne de Milan et matrone autrefois respectée. Le peuple la traîna jusque dans l'église de Saint-Ambroise, à la suite de l'homme de Dieu. Depuis plusieurs années le démon avait établi sa demeure dans la poitrine de cette femme, et la suffoquait si cruellement que, privée de la vue, de l'ouïe et de la parole, grinçant des dents, et laissant pendre sa langue hors de sa bouche comme la trompe d'un éléphant, elle semblait à tous non une 252 femme, mais un véritable monstre. Sa face d'une horrible saleté, son aspect hideux, son haleine fétide, attestaient la présence impure du diable dont elle était possédée. A peine l'homme de Dieu eut-il vu cette malheureuse qu'il reconnut que Satan, inhérent et pour ainsi dire identifié à ses entrailles, ne sortirait pas facilement d'une demeure dont il était le maître depuis si long-temps. Se retournant donc vers le peuple dont la multitude était innombrable, il lui recommande de prier avec plus de recueillement que jamais, prescrit la même chose aux clercs et aux moines qui entouraient l'autel avec lui, et ordonne qu'on amène et qu'on retienne cette femme en sa présence. Cette malheureuse y résiste avec violence, se débat avec une force non pas naturelle, mais diabolique, maltraite plusieurs de ceux qui la traînent, et frappe l'abbé lui-même d'un coup de pied. Celui-ci, sans rien perdre de sa douceur ordinaire, méprise cet audacieux outrage du démon, et supplie le Seigneur, non avec l'indignation de la colère, mais avec les prières les plus humbles et les plus pacifiques, de daigner lui prêter son secours pour expulser Satan du corps de cette femme: puis il monte à l'autel pour immoler la sainte victime. Chaque fois qu'il fait le signe de la croix sur l'hostie sacrée, il se retourne vers cette pauvre femme, et, en vigoureux athlète, il porte avec ce même signe sublime de la croix de terribles coups au malin esprit. Ce méchant démon, chaque fois que le signe de la croix est dirigé contre lui, montre bien qu'il se sent frappé, se livre à de plus grands excès de rage, et par cela même qu'il regimbe davantage contre l'aiguil- 253 lon, se trahit malgré lui et prouve combien il en souffre.

14. L'oraison dominicale achevée, le bienheureux attaque plus puissamment l'ennemi. Posant en effet sur la patène du calice le corps sacré de Notre-Seigneur, il le tient sur la tête de cette femme, et parle en ces termes: «Esprit inique, voici ton juge, le voici dans sa toute-puissance. Résiste maintenant si tu le peux. Voici celui qui, prêt à souffrir pour notre salut, a dit: Le temps est venu auquel le prince de ce monde sera jeté dehors. Ce corps est celui que le Sauveur a pris dans le sein de la Vierge, celui qui fut étendu sur l'arbre de la croix, celui qui a été mis dans le tombeau, celui qui est ressuscité d'entre les morts, celui qui est monté au ciel à la vue de ses disciples; c'est par la terrible puissance de sa divine majesté que je t'ordonne, esprit malin, de sortir du corps de sa servante, et de n'avoir pas la hardiesse d'y rentrer désormais.» Le démon, qui ne se déterminait que bien malgré lui à quitter cette femme, et n'était cependant pas assez fort pour y rester davantage, la tourmentait d'autant plus cruellement, et montrait une rage d'autant plus violente qu'on lui laissait moins de temps pour obéir. Quand donc le saint abbé, de retour à l'autel, eut terminé la fraction de la sainte hostie, et donné la paix au diacre pour la transmettre à tout le peuple, la paix et la santé furent sur-le-champ rendues complétement à cette infortunée. C'est ainsi que l'infâme Satan se vit contraint de montrer, non par ses aveux, mais par sa fuite, combien de force et de vertu renferment les divins mystères. Le diable, une fois chassé, cette 254 femme, sur qui le bourreau empesté de l'enfer avait épuisé si long-temps de si horribles raffinemens de torture10, rendue maintenant à la tranquille jouissance de son esprit, revenue à l'usage de ses sens et de sa raison, et sentant sa langue reprendre dans sa bouche ses mouvemens accoutumés, confessa hautement sa guérison, rendit à Dieu de vives actions de grâces, et contemplant l'auteur de sa délivrance, se prosterna à ses pieds. Aussitôt une immense clameur s'élève dans toute l'église; les gens de tout âge poussent en l'honneur de Dieu des cris de joie; l'airain des cloches retentit; tous bénissent le Seigneur; la vénération pour Bernard excède toutes les bornes, et la ville emportée, s'il est permis de parler ainsi, par les flots de son amour, honore le serviteur de Dieu comme un être au dessus de l'homme.

15. Au récit de tout ce qui se passait à Milan, la réputation de l'homme du Seigneur courut bientôt par toute l'Italie, et il se répandit en tous lieux qu'il s'était élevé un grand prophète, puissant en paroles et en actions, qui, en invoquant le nom du Christ, guérissait les infirmes et délivrait les gens possédés des démons. La reconnaissance qu'on lui portait pour les cures des maladies était certes très-grande; mais l'expulsion des démons l'occupait plus fréquemment. D'une part, la foule des possédés qui venaient chercher des secours auprès de lui était plus nombreuse; de l'autre, c'était l'œuvre d'une vertu plus éminente, et qui nécessairement obscurcissait l'éclat des prodiges d'un moindre effet. La multitude de peuple, qui du matin au soir assiégeait sa porte, était tellement 255 immense, que, ne pouvant, à cause de la faiblesse de son corps, supporter de se sentir pressé par tous ces gens, il allait aux fenêtres de sa maison, se montrait à leurs yeux, et, levant les mains au ciel, leur donnait sa bénédiction. Ceux-ci apportaient avec eux du pain et de l'eau, les présentaient à la bénédiction de Bernard, et les remportaient sûrs d'y trouver des avantages semblables à ceux qu'on puise dans les sacremens. Des châteaux, des villes et des bourgs voisins on accourait en foule: citoyens ou étrangers n'avaient à Milan qu'une seule étude, celle de suivre les pas du saint, de solliciter quelque marque de sa bonté, d'entendre une de ses paroles, de voir un de ses prodiges, et tous puisaient une joie qui passe toute croyance dans ses instructions et ses miracles.

16. Parmi eux était un habitant des faubourgs, qui avait apporté un enfant démoniaque; à peine le saint homme eut-il fait le signe de la croix sur la foule, que sur-le-champ, et à la vue de tous, cet enfant se précipita hors des bras de celui qui le portait, tomba par terre et parut suffoqué, comme mort; privé de tout sentiment et immobile, il n'avait plus ni voix ni haleine, tant était faible le souffle que conservait encore sa poitrine. Les assistans firent donc place pour que le porteur de cet enfant à demi-mort pût s'avancer et être admis en la présence de l'homme de Dieu, et la multitude étonnée attendait ce qui arriverait de la funeste chute de ce petit malheureux. L'homme, étant donc parvenu jusqu'au serviteur de Dieu, posa l'enfant sans mouvement, et qui ne sentait déjà plus rien, aux pieds de l'abbé, et lui dit: «Seigneur père, cet enfant que je viens d'étendre à tes pieds, est 256 cruellement tourmenté du démon depuis déjà trois ans; chaque fois qu'il entre dans l'église, ou est aspergé de sel et d'eau exorcisée, qu'on fait sur lui le signe de la croix, qu'il est contraint d'entendre l'Evangile, ou d'assister aux divins mystères, le diable qui s'est emparé de lui se sent attaqué, et le petit malheureux en est plus rudement torturé. Pendant que tout à l'heure j'attendais avec les autres à ta porte, tu as fait le signe de la croix et étendu la main sur le peuple; le diable alors, rendu plus furieux par ce signe sacramentel, s'est porté plus violemment que jamais et de toute sa puissance à tourmenter cet enfant; et, comme tu le vois, s'emparant de son corps entier, il a presque fermé chez lui tout passage au souffle vital: mais lorsque le bruit de la grâce que tu as reçue de Dieu se fut répandu chez nous, cet enfant lui-même, espérant, d'après les autres cures que tu as opérées, trouver en toi son salut, m'a conjuré de te l'amener. Je t'en supplie donc par la miséricorde du Très-Haut, coute tes pieuses et ordinaires affections, prends pitié de mes peines à moi qui, en gardant cet enfant, me suis imposé une tâche coûteuse et pleine de dangers, criant au secours de sa misère qui est au comble, ainsi que tu peux t'en convaincre par tes propres yeux; et ne souffre pas que le démon porte à chaque instant plus loin sa rage sur ce petit infortuné.» Cet homme pleurait en disant ces mols; et les larmes qui inondaient son visage émurent si fort les assistans que tous joignirent leurs prières aux siennes.

17. L'homme de Dieu leur ordonnant alors de se con- 257 fier en la miséricorde du Seigneur, toucha doucement le cou de l'enfant du bâton dont il se servait pour s'appuyer. Mais Gérard, son frère, voulant éprouver la vérité des paroles du gardien du jeune possédé, fit en cachette le signe de la croix sur le dos de celui-ci. L'enfant, qui était demeuré long-temps sur le pavé étendu aux pieds de l'abbé sans mouvement ni sentiment, ne voyant et n'entendant rien, frémit à l'attouchement du bâton et au signe de la croix, se troubla et gémit. L'abbé commande alors qu'on le place sur son propre lit; mais lui, comme s'il se sentait offensé et insulté, se rejette sur le pavé, grince des dents et mord l'homme qui prend soin de lui; puis tirant les cheveux de ceux qui l'entouraient, il s'efforce autant qu'il le peut de s'arracher de leurs bras, et c'était à grand'peine qu'ils le retenaient: «Courage, s'écrie alors l'abbé, reportez-le sur mon lit.» Il se met ensuite en prière, et les moines, prosternés contre terre, en font autant. Le diable pour lors, comme si la paille que contenait le lit eût été embrâsée, et qu'il s'en fût senti brûlé, atteste par ses cris la violence des tourmens qui le consument à l'approche de la force divine qui le presse. Le saint homme ordonne cependant de verser de l'eau bénite dans la bouche du patient; celui-ci refuse d'en avaler, et serre les lèvres et les dents. A l'aide d'un coin enfoncé de force, on parvient enfin, quoique difficilement, à lui faire desserrer les mâchoires, et, bon gré mal gré, l'eau sainte arrive à son palais, et tombe dans son gosier. Semblable à une pénétrante sanctification, elle descend promptement jusqu'au fond de ses entrailles, et s'y répand, pour ainsi dire, 258 comme un antidote. Aussitôt l'esprit malin avec toute sa puissance s'élance hors de ce corps au milieu du plus sale vomissement; et le démon, mis en déroute après cet insigne affront, s'enfuit en toute hâte et avec l'impétuosité d'un torrent. Incontinent cet enfant qui semblait mort revient à la vie; tranquille et parfaitement guéri, il se lève du lit de l'abbé, embrasse l'auteur de sa cure, et s'écrie: «Grâces à Dieu, je suis en parfaite santé.» Tous alors remercient unanimement le Seigneur, et ces gens qui pleuraient il n'y a qu'un moment sont maintenant dans la joie; au dehors, de vives clameurs se font entendre; le miracle opéré au dedans est solennellement proclamé sur le toit de la maison; la cité entière accourt pour jouir du spectacle d'un tel prodige; on bénit Dieu à l'envi; le peuple se réjouit et met toutes ses affections dans l'abbé qui a pu accomplir une si grande œuvre.

18. Ce même saint homme guérit une foule de gens attaqués de la fièvre, en leur imposant les mains et leur donnant à boire de l'eau bénite. En touchant à d'autres leurs mains desséchées et leurs membres privés de mouvement par la paralysie, il leur rendit la santé. Il obtint aussi, par sa puissante intercession auprès du Père de toute lumière, que des malheureux, reconnus aveugles d'après le témoignage de beaucoup d'habitans de cette même ville, recouvrassent la vue aussitôt qu'il eut fait sur eux le signe de la croix. Vers le même temps, Bernard venait d'entrer, pour traiter d'affaires, dans la demeure de l'évêque d'Albano, que le seigneur pape lui avait donné pour collègue dans cette mission de Milan; tous deux conféraient 259 sur les choses qu'il leur était enjoint de terminer; tout à coup s'élance au milieu d'eux un jeune homme dont la main atrophiée était recourbée jusque sur le bras; il se prosterne aux pieds du saint abbé, et lui demande, avec d'humbles supplications, la santé. Bernard, occupé d'autres pensées, le bénit cependant, lui ordonne de s'en aller, et usant de paroles plus sévères qu'il ne le faisait d'ordinaire, lui défend de venir l'importuner davantage. L'infortuné se retirait sans avoir obtenu ce qu'il avait sollicité; le vénérable évêque lui commande de revenir en toute hâte sur ses pas, le prend par sa main difforme, et le présente à l'abbé: «Cet homme, lui dit-il, n'ayant nullement reçu de toi le bienfait qu'il réclamait, t'a cependant obéi quand tu lui as dit de se retirer; toi, ne ferme pas pour lui tes entrailles à la raiséricorde; ou plutôt obéis à ton tour, et fidèle à ton vœu d'obéissance soumets-toi à mon ordre, fais ce qu'il desire, accorde-lui ce qu'il demande, et te confiant dans la puissance de celui au nom duquel il sollicite la santé, prie qu'elle lui soit rendue, et tu l'obtiendras; de cette manière, nous pourrons nous féliciter, nous de cette grâce du Seigneur, et cet homme de sa guérison qu'il souhaite si vivement.»

19. Sur cet ordre de l'évêque, l'abbé prend la main du jeune homme, invoque Dieu et en est exaucé; à peine a-t-il faille signe de la croix, les nerfs roidis de cette main s'étendent; les muscles qu'une longue et continuelle maladie avait desséchés, revenant à leur état naturel de vigueur, reprennent leur flexibilité ainsi que leur mouvement, et ce membre languissant est 260 guéri en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. Le prélat demeura muet d'admiration à la vue de l'effet si soudain de la puissance de l'abbé, voua, de ce moment, à cet homme de Dieu la plus haute vénération, et lui-même attesta et raconta les miracles qu'il lui avait vu opérer. Il le pressa de souper avec lui le soir de ce même jour; mais ce ne fut qu'avec une extrême difficulté qu'il l'y fit consentir, et il ne parvint à le persuader qu'en lui remontrant qu'une foule immense de peuple l'attendait dans tout le chemin, et qu'il ne pourrait sortir sans danger d'en être incommodé. Pendant le repas, l'évêque donna l'assiette, dans laquelle l'abbé avait mangé, à garder au plus affidé de ses serviteurs, et lui recommanda de la mettre à part et de la serrer avec le plus grand soin. Quelques jours après, ce prélat se sentit saisi de l'ardeur brûlante de la fièvre; se ressouvenant alors de l'homme de Dieu, il fit appeler son fidèle serviteur: «Apporte-moi, sans tarder, lui dit-il, l'assiette que je t'ai donnée tout récemment à garder.» Le serviteur l'apporte, et la lui présente: «Verses-y de l'eau, poursuit l'évêque, et coupe dedans de petites bouchées de pain.» Quand cela fut fait, le prélat, se confiant au Seigneur et se recommandant aux prières de l'abbé, but et mangea, et se sentit sur-le-champ complétement guéri.

20. Cependant la foule qui accourait à Milan augmentait sans cesse, et les œuvres miraculeuses de Bernard attiraient les peuples de toutes parts; on ne laissait à l'homme de Dieu aucun repos, tandis que lui le procurait aux autres, en s'écrasant de fatigue. Ceux qui s'en retournaient trouvaient sur leur route des 261 gens qui arrivaient, et tous se succédaient ainsi venant mendier le bienfaisant secours de Bernard. Dans le nombre était un certain soldat, qui apportait dans ses bras à l'homme de Dieu une jeune fille, qui avait pris le jour tellement en horreur qu'elle avait toujours ses paupières fermées, et tenait de plus son bras devant ses yeux pour empêcher que le moindre atome de lumière n'y arrivât. Si quelquefois on lui était de force les bras de devant la figure, et qu'alors le jour pénétrât jusqu'à ses yeux, elle criait et pleurait; la clarté lui semblait un vrai supplice, et il paraissait que la lumière lui enfonçât des dards dans la cervelle. Le serviteur de Dieu bénit cette jeune fille, fit sur elle un petit signe de croix, et la renvoya tranquille; pendant qu'on la reportait dans sa maison, elle ouvrit les yeux d'elle-même, et s'en retourna à pied sans qu'il fût nécessaire de la porter davantage. Dans le même temps, et à la vue d'une foule d'assistans, le saint abbé obtint du Père de toutes miséricordes la guérison d'une femme possédée du démon.

 

CAPUT IV, De aaemoniacis curatis, et mira humilitate Bernardi, inter tot illustria opera aeque semper de se modeste sentientis.

21. Jam Papiam advenerat, et fama virtutum adventum ejus praecesserat, et cum debito gaudio et apparatu tantae gloriae Virum civitas laetabunda suscepit. Et ne diu populi desiderium dilatio suspenderet, qui sicut Mediolani miracula facta audierat, signum ab eo optabat videre; advenit repente post eum rusticus quidam qui de Mediolano secutus eum fuerat, uxorem daemoniacam secum adducens, quam ante pedes ejus lacrymabili voce intrinsecas protestans anxietates deposuit. Nec mora, in contumeliam Abbatis per os miserae mulieris diabolus locutus est, et irridens servum Dei: «Non,» inquit, «me de canicula mea hic porrulos edens et brassicas devorans pellet.» Multa in hunc modum in Virum Dei jaculabatur convicia, ut blasphemiis provocatus, impatienter ferret opprobria, et confunderetur in praesentia populi, cum indignis se audiret sermonibus lacessiri. Sed Vir Dei astutias ejus intelligens, irrisorem irrisit, et ultionem non ipse expetens, sed ad Deum remittens, ad ecclesiam sancti Syri daemoniacam duci praecepit. Voluit quippe curationis illius gloriam dare Martyri, et primitias operationum virtuti ejus ascribi. At vero sanctus Syrus ad hospitem suum remisit negotium, nec in ecclesia sua quidpiam sibi deferens, intactum opus reduci voluit ad Abbatem. Reducitur igitur mulier ad Abbatis hospitium, garriente per os ejus diabolo, et dicente: «Non me Syrulus ejiciet, non expellet Bernardulus.» Ad haec servus Dei respondit: «Nec Syrus, nec te Bernardus ejiciet, sed Dominus Jesus Christus.» Et conversus ad orationem, pro salute mulieris Domino supplicabat. Tum vero spiritus nequam, velut priori improbitate mutata: «Quam libens, inquit, egrederer ab hac canicula, graviter molestatus in ea, quam libens egrederer! sed non possum.» Interrogatus causam: «Quia necdum vult magnus Dominus,» ait. Cui Sanctus: «Et quis est magnus Dominus?» Et ille: «Jesus Nazarenus.» Ad quem rursum Vir Dei: «Unde enim Jesum nosti, aut si unquam vidisti eum? — Vidi,» inquit. «Ubinam eum vidisti? — In gloria. — Et tu in gloria fuisti? — Fui quidem. — Et quomodo inde existi? — Cum Lucifero, inquit, multi cecidimus.» Haec autem omnia voce lugubri per os vetulae audientibus omnibus loquebatur. Respondente autem Abbate sancto: «Nunquid non in illam redire gloriam velles, et restitui in gaudium pristinum?» rursum voce mutata, et miro modo cachinnans: «Hoc,» inquit, «tardatum <al. tardum> est.» Et nihil ultra locutus, orante attentius Viro Dei, nequissimus ille victus abscessit, et mulier sibi reddita quantas potuit gratias egit.

22. Revertitur igitur vir cum muliere, et per totam viam incolumitati ejus congaudens, exspectantibus amicis domui suae redditur. Laetabantur omnes qui ordinem rei gestae audierunt; sed repente gaudium vertitur in moerorem: quia ubi domus suae limina mulier attigit, rursus in eam intrat diabolus, et infestior solito miseram discerpit atrocius. Quid faceret miser maritus, quo se verteret, nesciebat. Cohabitare cum daemoniaca molestissimum, relinquere, impium videbatur. Surgit igitur, et assumpta secum muliere, rursum Papiam revertitur: ubi cum Virum Dei non invenisset, usque Cremonam prosequitur abeuntem. Indicat quid factum sit: et ut gratiam inveniat, lacrymabiliter deprecatur. Nec deest piae petitioni Abbatis clementia; sed praecipit ut ecclesiam civitatis illius ingrediatur orans exspectet, donec ipse sequatur. Itaque memor promissi, circa noctis crepusculum, caeteris dormitum euntibus, ipse uno tantum prosequente ecclesiam ingreditur, et tota nocte illa orationi vacans, obtinuit a Domino quod petebat: et impetrata mulieri sanitate, jubet eam securam reverti ad propria. Sed cum illa reditum ad se diaboli, sicut jam experta fuerat, formidaret, collo ejus alligari chartulam haec verba continentem praecepit: «In nomine Domini nostri Jesu Christi praecipio tibi, daemon, ne hanc amodo mulierem praesumas contingere.» Quod mandatum sic expavit diabolus, ut mulieri regressae ad propria nunquam deinceps appropinquare praesumpserit.

23. Erat etiam in eadem civitate daemoniacus quidam, cujus passio multos ad risum movebat, cum alii qui severioris animi erant, clementissimo ei compaterentur affectu. Hic ita latrabat, ut si audires, nec videres personam, canem crederes. Quem sibi exhibitum Vir Dei cum latrantem audisset, ingemuit: qui eo modo latrabat, quo solent percussi vel obruti canes irasci, et ringere <al. fremere> in percussores. Sed et in praesentia Viri Dei anhelans et latrans, acrius solito turbabatur. Increpato itaque diabolo, et in virtute Christi expulso, homini imperat ut loquatur. Purgatus homo intrat ecclesiam, interest sacramentis, crucis signo se munit, audit Evangelia, confitetur et orat, et caetera sanae mentis officia Deo reddit et consecrat.

24. Cum secundo per Mediolanum eodem anno Pater sanctus transiret, oblata est ei daemoniaca mulier. Nam eo tempore aberat, quo primum Vir Dei civitatem praedictam sua illustravit praesentia. Hanc possidebat daemonium, quod modo Italica, modo Ibera lingua loquebatur; nec satis certum, utrum unus esset bilinguis, an duo, sui quisque sermonis idiomate utens: sed tam proprie modo haec, modo illa sonabat, ut diceres: Hic qui loquitur, Ligur est, hic Hispanus. Haec etiam genuum passione, et poplitis tremore perturbabatur. Quae cum ad Virum Dei adducta fuisset, saltu concito scamnum in quo sedebat inopinata celeritate transiliit. Reducta et interrogata quid sibi vellet et saltus, et fuga, et unde aegrotanti et vetulae tanta virtus et velocitas advenisset: respondit hanc sibi agilitatem ex praesentia inesse diaboli, ut currentes comprehenderet equos, et eorum dorso sine ullo adminiculo insiliret. Haec sequenti die dum in ecclesia divinis quae ille celebrabat officiis interesset, crudelissime et diutissime coram omnibus vexata est. Compassus Abbas mulieri, jam saepe in talibus expertus Dei clementiam, imperat diabolo ut recedat. Ille ad imperium Servi Dei tremebundus evanuit: mulier vero non solum a vexatione, sed etiam a nervorum contractione in momento convaluit. Haec et alia multa intra Alpes constitutus operatus est Vir Dei, et diversa loca perlustrans benefaciebat iis qui infirmabantur: illuminando caecos, erigendo debiles, curando febricitantes, maxime oppressos a diabolo diligentiori studio purgans; et quae malignus foedaverat spiritus pectora, templa Deo acceptabilia consecrabat.

25. Plurima autem in eum probabilia et laude digna concurrunt. Alii namque doctrinam, alii mores, alii mirantur miracula. Ego quidem congruum his omnibus honorem defero: sed prae omnibus, quantum in me est, hoc sublimius duco, hoc propensius praedico, quod cum esset vas electionis, et nomen Christi coram gentibus et regibus ferret intrepidus, cum obedirent ei principes mundi, et ad nutum ejus in omni natione starent episcopi; cum ipsa Romana Ecclesia singulari privilegio ejus veneraretur consilia, et quasi generali legatione concessa subjecisset ei gentes et regna; cum etiam, quod gloriosius judicatur, facta ejus et verba confirmarentur miraculis; nunquam excessit, nunquam supra se in mirabilibus ambulavit: sed de se semper humiliter sentiens venerabilium operum non se auctorem credidit, sed ministrum; et cum esset omnium judicio summus, suo sibi judicio constitit infimus. Soli Deo quidquid fecit ascripsit: imo se nihil boni aut velle, aut posse, nisi inspirante et operante Deo, et sensit, et dixit. Sed aderat vis divina in tempore accepto, et in die salutis, segregans in Evangelium suum servum suum, cujus humilitatem respexerat, cujus animam Spiritus sanctus ornaverat: et quia sinceritatem ejus nulla maculabat duplicitas, nec interrumpebat bonum ejus quaelibet conspersio falsitatis, in loco suo idem spiritus manebat immobilis.

26. Qui ut semper splendidior esset et purior, quotidie in fornace probabatur, et ne quid ei rubiginis obreperet, crebris malleorum ictibus in incude tundebatur, flagellabatur, et arguebatur; non ad poenam pro crimine, sed ad gloriam pro virtute. Nunquam ei defuit stimulus aegritudinis. Et cum sciret virtutem in infirmitate perfici, sufficientem sibi in hoc experiebatur gratiam, quod videret suos omnes quantulumcunque extraordinarios motus lima illius quotidianae afflictionis abradi. Erat quidem caro infirma, sed spiritus promptus: et quominus in corpore poterat delectari, amplius delectabatur in Domino; nec aliqua saeculi hujus ambitione pulsabatur, qui solis coelestibus inhiabat. Quot Ecclesiae destitutae pastoribus, eum sibi in episcopum elegerunt? Elegit eum domestica Lingonensis Ecclesia, elegit Catalaunensis. Intra Italiam civitas Januensis, et Mediolanum metropolis Ligurum, hunc optaverunt pastorem et magistrum. Remi, nobilissima Franciae civitas, secundae Belgicae provinciae caput, ejus dominationem ambivit. Omnibus his vocationibus postpositis, non sollicitavit animam ejus honor oblatus, nec motus est pes ejus ut inclinaret se ad gloriam; nec magis eum delectabat tiara et annulus, quam rastrum et sarculus.

27. Petentibus se nec annuens aliquando, nec insolenter aut improbe renuens, dicebat se non esse suum, sed aliorum servitio deputatum. Quae res cum referretur ad fratres, respondebant: «Nos omnibus quae possidebamus venditis, inventam pretiosam margaritam comparavimus: ad patrimonia distracta redire non possumus. Quod si et pretium et appreciatum nobis perierit, et substantiis, et margarita privati fuerimus; exspectationi nostrae male provisum est, si oleo nostro effuso, clausis januis sicut fatui mendicemus.» Providerant etiam sibi ex consilio sanctissimi fratres, et domini Papae auctoritate muniti erant, ne quis gaudium suum tollere posset ab eis, et aliorum consolatio eis fieret tribulatio, et eorum inopia aliorum plenitudinem cumularet. His aliisque rationibus servi Dei expugnaverant petitores, et jam divulgatum erat ubique, Abbatem sic statutum in Ecclesia a Deo, sicut in Hebraeorum populo Moyses fuit, qui cum non esset pontifex, Aaron tamen unxit et sacravit pontificem; et dispositionibus ejus tota Levitica omni tempore successio paruit.

 

  CHAPITRE IV.

De divers démoniaques guéris, et de l'admirable humilité de Bernard, qui au milieu de tant d'illustres miracles pensa toujours de soi-même avec une égale modestie. 

21. Bernard étant arrivé à Pavie, cette ville où l'avait précédé la réputation de ses vertus, manifesta la plus grande joie, et le reçut avec les sentimens de plaisir et l'éclat que méritait un homme couvert de tant de 262 gloire. Le peuple, qui savait quels miracles le saint abbé avait faits à Milan, souhaitait fort lui voir opérer quelque prodige. Ce desir ne fut pas long-temps sans être satisfait: à la suite de Bernard arriva tout à coup un certain paysan qui l'avait suivi depuis Milan, amenant avec lui sa femme possédée du démon, et qui la déposa à ses pieds en attestant d'une voix entrecoupée de sanglots les cruels tourmens intérieurs que souffrait l'infortunée. A l'instant même, le diable se mit à injurier l'abbé par la bouche de cette malheureuse femme, et dit en raillant le serviteur de Dieu: «Non, non, celui-ci, en mangeant ses poireaux et en dévorant ses choux, ne me chassera pas du corps de cette chienne, dont je me suis emparé.» Il lança beaucoup d'autres propos aussi grossiers contre l'homme du Seigneur, le provoquant par ses blasphêmes, et espérant que, quand il s'entendrait accabler par ces indignes paroles, il supporterait impatiemment de tels opprobres, et verrait ensuite son impuissance confondue en présence du peuple. Mais l'homme de Dieu connaissant l'astuce de Satan, se moqua à son tour du moqueur; n'attendant pas sa vengeance de lui-même, et en remettant le soin au Très-Haut, il ordonna de conduire la possédée à l'église de Saint-Cyr. Il voulait, en effet, laisser la gloire de cette cure à ce saint martyr et rapporter à sa vertu les prémices des miracles qu'il allait opérer. Mais Saint-Cyr renvoya ce triomphe à son hôte, et n'en prenant rien pour lui-même, quoique dans sa propre église, il voulut que ce miracle tout entier fût reporté à l'abbé. On reconduisit donc la femme à la demeure de Bernard. Satan continuant de parler par sa bouche, et 263 disant: «Non, le petit Cyr ne me fera pas sortir; non, le petit Bernard ne me chassera point,» le serviteur de Dieu répondit à ces paroles: «Non, ni Cyr ni Bernard ne te chasseront, mais ce sera notre Seigneur Jésus-Christ;» et se mettant aussitôt en oraison, il supplia Dieu d'accorder la guérison de cette femme. Alors l'esprit méchant, comme s'il se repentait de sa première scélératesse, dit: «Combien je sortirais volontiers du corps de cette chienne! combien je m'y trouve cruellement tourmenté! comme je serais aise d'en être dehors! mais je ne puis!» Le saint lui ayant demandé pourquoi. «Parce que, répondit le démon, le grand Dieu ne le veut pas encore ainsi.—Et quel est, reprit l'abbé, ce grand Dieu? — C'est, dit Satan, Jésus de Nazareth.» A cela le saint répliqua: «Et d'où connais-tu donc Jésus? l'as-tu jamais vu? — Oui, je l'ai vu, repartit le diable.—Et où l'as-tu vu? —Dans sa gloire. — Comment as-tu donc jamais été dans sa gloire? — Oui, certes, j'y ai été. — De quelle manière en as-tu donc été chassé? — Nous sommes beaucoup qui sommes tombés avec Lucifer.» Toutes ces choses le démon les disait par la bouche de la petite vieille, et d'une voix lugubre, mais que tout le monde entendait. Le saint abbé l'ayant alors interpellé de nouveau en ces termes: «Ne voudrais-tu donc point retourner dans le sein de cette gloire et être rendu à tes anciennes joies?» Satan, changeant de voix et éclatant de rire d'une façon extraordinaire, répondit: «Non, il est trop tard.» Comme il ne dit plus un seul mot, l'homme de Dieu se mit à prier avec plus de recueillement; alors le scélérat vaincu s'enfuit, et 264 la femme, rendue à elle-même, remercia de tout son pouvoir le Seigneur.

22. Le mari s'en retourna suivi de sa femme, et se félicitant avec elle, pendant tout le chemin, de la voir si parfaitement rétablie. Ce fut ainsi qu'il arriva jusqu'à sa maison où l'attendaient ses amis. Ils se réjouirent tous quand ils eurent appris en détail comment la chose s'était passée; mais leur joie se changea tout à coup en tristesse. A peine, en effet, cette femme eut-elle touché le seuil de sa porte que le démon s'empare de nouveau de l'infortunée, et, plus cruel encore que de coutume, la déchire d'horribles tourmens. Le malheureux époux ne savait plus que faire, ni à quel parti s'arrêter; habiter avec une démoniaque lui paraissait bien triste, l'abandonner lui semblait impie: il se lève donc, et prenant derechef sa femme avec lui, retourne à Pavie. N'y ayant plus trouvé l'homme de Dieu, il le suit jusqu'à Crémone où il était allé, lui raconte ce qui vient d'arriver et le conjure les larmes aux yeux de faire que sa femme obtienne enfin grâce devant Dieu. La compassion de l'abbé ne repousse pas cette pieuse demande; il ordonne à cet homme d'aller à la principale église de la ville, de s'y mettre en prières devant les reliques des saints confesseurs, et d'attendre qu'il l'y rejoigne. Fidèle à sa promesse, Bernard, à l'entrée de la nuit, et quand tout le monde se prépare à dormir, se rend dans l'église, suivi d'un seul des siens, passe la nuit entière en oraison, obtient de Dieu la faveur qu'il sollicite; et, une fois certain que la guérison de cette femme est accordée à ses prières, il lui dit de retourner chez elle en pleine sécurité: mais comme 265 cette infortunée craignait qu'ainsi qu'elle l'avait éprouvé déjà, le diable ne revînt encore se saisir d'elle, le saint lui enjoignit de suspendre à son col un petit papier sur lequel il avait écrit ces mots: «Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, je te commande, démon, de n'être plus assez hardi pour toucher à cette femme.» Cet ordre en effet effraya tellement le malin esprit que cette pauvre créature étant retournée chez elle, jamais il n'osa, par la suite, s'en approcher.

23. Dans cette même cité de Pavie se trouvait un certain possédé qui faisait rire la multitude, tandis que les gens d'un esprit plus sérieux compatissaient à ses maux avec les sentimens d'une vive charité. Il poussait, en effet, des cris si étranges qu'on les aurait pris pour ceux d'un chien qui aboie, si on l'avait entendu sans le voir. L'homme de Dieu, à qui on le présenta, gémit lorsqu'il l'entendit hurler comme font les chiens qui, battus et accablés de mauvais traitemens, se mettent en colère et grondent contre ceux qui les frappent. Ce malheureux, haletant et ne cessant de crier, en présence de l'homme de Dieu, était plus tourmenté que de coutume. Le saint alors gourmande le diable, le chasse par la vertu du Christ, et ordonne à cet homme de parler comme tout le monde. Celui-ci, complétement guéri, entre dans l'église, assiste au saint sacrifice, se fortifie par le signe de la croix, entend la lecture des évangiles, confesse et prie le Seigneur, s'acquitte de tous ses autres devoirs envers Dieu et les remplit avec un esprit parfaitement sain.

24. Dans un second voyage que le saint abbé fit à Mi- 266 lan cette même année, on lui amena une femme possédée du démon et qui se trouvait absente de ladite ville quand l'homme de Dieu l'illustra pour la première fois par sa présence. L'esprit infernal qui s'était emparé d'elle parlait par sa bouche tantôt italien et tantôt espagnol; il n'était pas bien sûr que ce ne fût qu'un seul diable parlant deux langues, ou qu'il y eût deux démons dont chacun se servait de son idiome particulier; mais ce qui est sûr, c'est que ces deux langues étaient prononcées avec un accent si juste qu'on aurait pu dire: «Celui qui parle est le Ligurien ou bien c'est l'Espagnol.» Cette femme souffrait encore des douleurs aux genoux et des tremblemens dans les jarrets. Quand on l'eut conduite devant l'homme de Dieu, elle franchit d'un saut léger, et avec une agilité qu'on n'attendait pas d'elle, le banc sur lequel elle était assise. Ramenée, et interpellée de dire ce que signifiaient ce saut et cette fuite, et comment, si vieille et si infirme, elle avait tout à coup tant de force et de souplesse, elle répondit que la présence du démon donnait à ses mouvemens une telle vitesse qu'elle pouvait arrêter des chevaux lancés à la course et leur sauter sur le dos sans qu'on la soutînt le moins du monde. Le lendemain cette pauvre femme ayant été menée à l'église où elle assista aux offices divins que célébrait le saint, fut tourmentée plus long-temps et plus cruellement que jamais à la vue de tout le peuple. Touché de compassion, l'abbé, qui souvent déjà avait éprouvé la bonté de Dieu dans des cas semblables, commande au démon de sortir du corps de cette femme. Satan, que fait trembler l'ordre du serviteur de Dieu, s'évanouit dans l'air, et la vieille est guérie 267 sur-le-champ, non seulement des tourmens que lui faisait éprouver le diable, mais encore de la contraction de ses nerfs. Ce prodige et beaucoup d'autres, l'homme de Dieu les fit pendant qu'il séjourna dans les pays qu'enferment les Alpes. Il en parcourut les contrées diverses, et soulagea tous ceux qui souffraient, rendant la vue aux aveugles, la force aux faibles, la santé à ceux que tourmentait la fièvre, mais surtout consacrant les efforts de son zèle à délivrer du démon les possédés et à changer en des temples agréables à Dieu les cœurs qu'avait souillés l'esprit malin.

25. On trouve sans contredit, réunies en lui, une foule de perfections dignes d'approbation et d'éloge. Ceux. ci, en effet, admirent sa science, ceux-là ses mœurs, et d'autres ses miracles. Quant à moi je lui rends certes tout l'honneur qui lui est dû; mais ce en quoi je le trouve plus grand que dans tout le reste, ce dont je le loue hautement et de tout mon pouvoir et avec le plus de plaisir, c'est que, tandis que, véritable vase d'élection, il proclamait courageusement le nom du Christ devant les peuples et les rois, que les princes du monde lui obéissaient, que les évêques de tout pays se montraient dociles à son moindre signe, que l'église de Rome elle-même, par une exception toute particulière, respectait ses conseils, et en lui accordant une sorte de délégation générale de ses pouvoirs, lui soumettait les nations et les royaumes; que même, ce qu'on regarde encore comme plus glorieux, ses miracles confirmaient ses actions et ses discours, jamais il ne sortit des bornes de la modestie; jamais, au milieu de tout ce qu'il faisait de plus admirable, il ne s'éleva au dessus de lui-même; 268 au contraire, pensant toujours de soi avec la plus grande humilité, il se regarda constamment, non comme l'auteur, mais comme le simple instrument des œuvres les plus augustes qu'il accomplissait, et se jugea, dans sa propre opinion, le plus petit des hommes, pendant que l'estime de tous le proclamait le plus grand. Toujours il rapportait à Dieu seul tout ce qu'il faisait; il y a plus, il pensait et disait qu'il n'était pas en lui de vouloir et de pouvoir quelque chose de bien à moins que le Seigneur ne le lui inspirât. Réellement la force du Très-Haut s'était manifestée en lui dans un temps favorable et dans un jour de salut; elle avait, pour la gloire de son Evangile, distingué son serviteur, dont elle regardait avec bonté l'humilité, et dont le Saint-Esprit ornait l'ame. Comme aucune duplicité ne souillait la sincérité de Bernard et que nulle ombre de fausseté n'interrompait le cours de ses bonnes actions, le même Esprit saint habita, sans jamais la quitter, la demeure qu'il s'était choisie en lui.

26. Pour que son mérite devînt toujours plus brillant et plus pur, chaque jour Bernard était éprouvé dans la fournaise; chaque jour aussi, pour que la moindre rouille ne s'attachât pas à lui, il était frappé sur l'enclume de mille coups de marteau, repris et flagellé non en punition de ses fautes, mais pour la glorification de sa vertu. Jamais, en effet, l'aiguillon de la maladie ne l'épargna; et, comme il savait combien les souffrances rendent la vertu plus parfaite, il les recevait comme une grâce conforme à ses mérites, et s applaudissait de voir tous ses mouvemens, pour peu qu'ils eussent quelque chose d'extraordinaire, redres- 269 ses par cette lime d'une douleur journalière. Sa chair était faible, mais son esprit était fort; et, moins il avait à se réjouir de la vigueur de son corps, plus il se délectait dans le Seigneur. Ne soupirant qu'après les seuls biens célestes, jamais il ne se sentait ému par la moindre ambition de ceux du siècle. Combien d'églises, privées de leurs pasteurs, le choisirent pour évêque! En France, celles de Langres et de Châlons l'élurent pour leur prélat; en Italie, la cité de Gênes et Milan, la métropole des Liguriens, souhaitèrent l'avoir pour pasteur et pour chef. Rheims, la plus noble des cités de France, et la capitale de la seconde Belgique, ambitionna de lui être soumise. Il se refusa constamment à toutes ces sollicitations; les honneurs qu'on lui offrait n'atteignirent pas son ame; il ne tourna même plus le pied vers la route des dignités; pour lui enfin, la mître et l'anneau eurent moins de charmes que le sarcloir et le rateau.

27. S'il ne se rendait pas aux prières de ceux qui le desiraient pour évêque, il ne les rejetait pas avec insolence et dureté, mais disait qu'il était envoyé pour le service des autres, et n'était pas son maître. Quand on référait de ces demandes à ses moines, ils répondaient: «Nous avons vendu tout ce que nous possédions et nous en avons acheté une pierre précieuse; nous ne pouvons aujourd'hui rentrer dans les patrimoines dont nous nous sommes dépouillés: que si maintenant et leur prix et la chose dont celui-ci représente la valeur sont perdus pour nous, nous serons donc privés tout à la fois de nos biens et de notre pierre précieuse. Certes notre attente aura été bien trompée si, après avoir répandu notre huile 270 par terre, nous trouvons nos portes fermées et sommes réduits à mendier comme des fous.» Ces religieux firent plus, ils se précautionnèrent et se fortifièrent de la décision et de l'autorité du très-saint seigneur Pape, contre le danger qu'on leur enlevât celui qui faisait toute leur joie, que le bonheur des autres leur devînt une tribulation et que leur détresse mît le comble à la richesse d'autrui. Par ces moyens et d'autres encore, ils renversèrent les espérances de ceux qui réclamaient pour eux-mêmes le serviteur de Dieu. Alors l'opinion se répandit partout que le saint abbé avait été établi dans l'Eglise par le Seigneur, comme le fut autrefois sur le peuple hébreu Moïse qui, quoiqu'il ne fût pas pontife, oignit et sacra cependant Aaron pontife, et aux réglemens de qui a obéi, dans tous les temps, toute la race des lévites.

 

CAPUT V. De reditu Bernardi ex Italia, et de monasterii Clarae-Vallis in locum capaciorem translatione.

28. Jam Alpes transcenderat (an. 1135), et descendebant in occursum ejus de summis rupibus pastores, et armentarii, et agreste hominum genus, et conclamabant a longe benedictionem petentes: et reptabant per fauces montium, regredientes ad caulas suas, colloquentes ad invicem et gaudentes, quod Sanctum Domini vidissent, et manu ejus super se extensa optatae benedictionis gratiam accepissent. Tandem Chrysopolin veniens, usque Lingonas solemniter deducitur: circa quos fines fratres ei Clarae-Vallenses occurrunt, provoluti genibus, surgunt ad oscula; et vicissim ei colloquentes, Claram-Vallem eum deducunt alacriter. Adsunt fratres congregati in unum, et mira devotione dilectum Patrem suscipiunt. Agitur sine tumultu cum omni gravitate laetitia. Facies quidem purior hilaritatem dissimulare non poterat: sed castigatus actionum et locutionum modus metas proprias non transgrediebatur, et cohibebant se affectiones ipsae, ne quid agerent, in quo dissolutionis nota religionis maturitatem offenderet. In tanta Abbatis mora nihil in Clara-Valle potuit diabolus texere, nihil interim rubiginis sinceris affricuit mentibus; nec in aliqua parte domus Dei supra petram fundata mota est. Ita opus suum Servus Dei absens corpore, praesens spiritu, orationum instantia munierat et solidarat, ut nec rima aliqua in tantis constructionibus hiscere videretur. Nullae in adventum ejus lites servatae sunt, non odia nutrita in praesentia judicis eruperunt. Nihil juniores adversus priores de austeritate vel duritia, nihil priores adversus juniores de dissolutione aliqua vel remissione causati sunt. Integer universorum status, concors societas, vera unitas; omnes unius moris in domo Dei, in pace et sanctimonia inventi sunt, ascendentes scalam Jacob, et festinantes ad intuitum Dei, cujus delectabilis aspectus in superioribus eminebat. Abbas itaque non immemor ejus qui ait: Videbam Satanam sicut fulgur cadentem de coelo (Luc. X, 18); eo humilior erat, et subjectior Deo, quo intelligebat desideriis suis Deum adesse propitium. Nec de hoc in se gloriabatur, quod subjiciebantur ei daemonia: quin potius in Domino gaudebat, quod nomina fratrum suorum scripta videbat in coelo, quorum unanimitas immaculatam se ab hoc saeculo custodiret.

29. Aderant ei in consiliis venerabiles fratres sui; aderat Godefridus Prior ejusdem loci, propinquus ejus in carne et spiritu, vir sapiens et constans, qui etiam religionis et prudentiae merito postea in Ecclesia Lingonensi factus episcopus, et sanctitatis formam retinens, et dignitatis in qua est honorem non minuens, usque hodie ingrediens et egrediens laudabiliter perseverat. Hic ergo atque alii plures viri providi, et de communi utilitate solliciti, Virum Dei, cujus conversatio in coelis erat, aliquando descendere compellebant, et indicabant ei quae domus necessitas exigebat. Insinuant itaque ei locum angustum et incommodum in quo consederant, nec capacem tantae multitudinis; et cum quotidie catervatim adventantium numerus augeretur, non posse eos intra constructas recipi officinas, et vix oratorium solis sufficere monachis. Addunt etiam se considerasse inferius aptam planitiem, et opportunitatem fluminis quod infra illabitur, ibique locum esse spatiosum ad omnes monasterii necessitates, ad prata, ad colonias, ad virgulta et vineas: et si silvae videatur deesse clausura, facile hoc parietibus lapideis, quorum ingens ibi copia est, posse suppleri. In primis Vir Dei non acquievit consilio. «Videtis,» inquit, «quia multis expensis et sudoribus jam domus lapideae consummatae sunt, aquaeductus cum maximis sumptibus per singulas officinas traducti. Si haec omnia confregerimus, poterunt homines saeculi male de nobis sentire, quod aut leves sumus et mutabiles; aut nimiae, quas tamen non habemus, divitiae nos faciunt insanire. Cumque certissimum vobis sit, penes nos non esse pecunias; verbo evangelico vobis dico, quia aedificaturo turrim, futuri operis necesse est supputare expensas: alioquin cum coeperit, et defecerit, dicetur: Hic homo fatuus coepit aedificare, et non potuit consummare (Luc. XIV, 30).»

30. Ad haec fratres respondent: «Si consummatis iis quae ad monasterium pertinent, habitatores cessasset mittere Deus, stare posset sententia, et cessandum ab operibus rationabilis esset censura. Nunc vero cum quotidie gregem suum Deus multiplicet, aut repellendi sunt quos mittit, aut providenda mansio in qua suscipiantur. Nec dubium est, qui parat mansores, quin praeparet mansiones. Absit autem ut pro diffidentia sumptuum confusionis hujus incurramus discrimina!» Audiens haec Abbas, fide et charitate eorum delectatus est, et aliquando tandem consiliis acquievit; plurimis tamen prius super hoc ad Deum precibus fusis, nonnullis quoque revelationibus praeostensis. Gavisi sunt fratres, ubi effusum est verbum in publicum.

31. Audivit hoc sanctae memoriae nobilissimus princeps Theobaldus, et multa in sumptus dedit, et ampliora spopondit subsidia. Audierunt episcopi regionum, et viri inclyti, et negotiatores terrae, et hilari animo sine exactore ultro ad opus Dei copiosa contulere suffragia. Abundantibus sumptibus, conductis festinanter operariis, ipsi fratres per omnia incumbebant operibus. Alii caedebant ligna, < alii lapides conquadrabant, alii muros struebant,> alii diffusis limitibus partiebantur fluvium, et extollebant saltus aquarum ad molas. Sed et fullones, et pistores, et coriarii, et fabri, aliique artifices, congruas aptabant suis operibus machinas, ut scaturiret et prodiret, ubicunque opportunum esset, in omni domo subterraneis canalibus deductus rivus ultro ebulliens; et demum congruis ministeriis per omnes officinas expletis, purgata domo ad cardinalem alveum reverterentur quae diffusae fuerant aquae, et flumini propriam redderent quantitatem. Inopinata celeritate consummati sunt muri, totum monasterii ambitum spatiosissime complectentes. Surrexit domus, et quasi animam viventem atque motabilem haberet nuper nata ecclesia, in brevi profecit et crevit.

 

 CHAPITRE V.

Bernard revient d'Italie, et le monastère de Clairvaux est transféré dans un lieu plus vaste.

28. A peine Bernard avait repassé les Alpes11 que les pâtres, les bouviers et tous les gens de campagne accoururent au devant de lui du haut de leurs rochers; tous s'écriaient de loin en demandant sa bénédiction; puis, grimpant à travers les gorges des montagnes, ils regagnaient les parcs de leurs troupeaux, et, pleins de joie, se redisaient les uns aux autres qu'ils avaient contemplé le saint du Seigneur, 271 et obtenu la faveur de voir sa main étendue sur eux et de recevoir sa bénédiction après laquelle ils soupiraient. Enfin, étant arrivé à Besançon, il fut reconduit en grande pompe jusqu'à Langres, vers les frontières du territoire de cette cité. Quelques-uns de ses frères de Clairvaux vinrent à sa rencontre, et se prosternèrent à ses genoux. Ils se levèrent ensuite pour l'embrasser; puis, causant tour à tour avec lui, ils l'emmenèrent gaiement à Clairvaux. Tous les religieux, réunis en masse, accourent, reçoivent avec une admirable dévotion leur père chéri, et se livrent à une joie parfaitement grave et qui n'a rien de tumultueux. Leur visage plus serein ne peut, il est vrai, dissimuler leur hilarité; mais leurs actions et leurs paroles, contenues dans un juste milieu, ne sortent pas des bornes convenables, et leur affection réprimait elle-même ses transports, de peur de se laisser entraîner à des choses qui eussent dénoté du relâchement et blessé la sévérité religieuse. Pendant la si longue absence de l'abbé, le diable ne put tisser aucune de ses toiles dans Clairvaux, ni faire mordre en rien sa rouille sur ces esprits sincères. En un mot, cette maison de Dieu, fondée sur la pierre angulaire de l'Eglise, ne fut ébranlée dans aucune de ses parties. Le serviteur de Dieu, absent de corps d'entre ses frères, mais toujours présent d'esprit au milieu d'eux, avait en effet si bien fortifié et consolidé son ouvrage par la constante ferveur de ses oraisons, qu'on ne vit pas seulement la moindre fente s'ouvrir dans de si vastes constructions. A son arrivée, nulles traces de querelles ne se laissèrent apercevoir, et aucunes vieilles haines n'éclatèrent en présence de ce juge; 272 les jeunes n'accusèrent en rien les anciens de trop de rigueur ou de dureté; les anciens ne taxèrent nullement non plus les jeunes de tiédeur et de relâchement. Tous étaient dans un état florissant et dans leur société régnaient la concorde et la véritable unité. Tous, dans cette maison du Seigneur, n'avaient qu'une même volonté, et Bernard les trouva tous dans la paix et les voies de la sainteté, montrant l'échelle de Jacob et n'aspirant qu'après la vue du Seigneur dont l'esprit délectable brillait déjà sur le front des principaux de ces religieux. Aussi le saint abbé qui n'avait pas oublié celui qui dit: «Je voyais Satan tomber du ciel comme un éclair12,» se montrait d'autant plus humble et plus soumis à Dieu qu'il le trouvait plus propice à ses desirs. Lui qui ne se glorifiait pas d'avoir soumis les démons, se réjouissait bien plutôt dans le Seigneur de ce qu'il voyait les noms de ses frères inscrits dans le ciel, et l'union intime de leurs cœurs les garantir des souillures du siècle.

29. Les plus vénérables de ses frères formaient son conseil. De ce nombre était Godefroi, prieur du monastère, et lié à Bernard par les liens de la chair et du sang. Homme sage et ferme, c'est lui qui, dans la suite, mérita par sa prudence et sa piété d'être fait évêque de l'église de Langres, et qui, tout en conservant l'extérieur de la sainteté, sans toutefois rabaisser en rien l'honneur de la dignité dont il est actuellement revêtu, continue encore aujourd'hui, avec une constance digne de louanges, à être tel qu'il est sorti de Clairvaux et entré dans l'épiscopat. Godefroi donc et plusieurs autres, pleins de prévoyance 273 et de sollicitude pour les avantages de la communauté, forçaient quelquefois l'homme de Dieu, dont toutes les pensées étaient tournées vers le ciel, à redescendre aux choses terrestres, et lui indiquaient ce qu'exigeaient les besoins de la maison. Ils lui représentent donc que le lieu où ils étaient établis, incommode et resserré, était incapable de contenir une si grande multitude de religieux, et que chaque jour le nombre des nouveaux venus arrivant en foule l'augmentait; que les recevoir dans ce qu'il y avait de cellules déjà construites était impossible, et que la chapelle suffisait à peine pour les seuls moines. Ils ajoutent qu'ils ont remarqué au dessus de Clairvaux une plaine propre à un grand établissement, qui a l'avantage d'être baignée par un fleuve dans sa partie la plus basse, offre une étendue de terrain assez spacieuse pour tous les besoins du monastère, comme prés, fermes, arbrisseaux et vignes, et à laquelle il ne manque que d'être enfermée par une clôture de grands arbres auxquels on peut facilement suppléer par des murs de pierres fort abondantes dans le pays. Dans les premiers momens, l'homme de Dieu n'aquiesça point à leur projet. «Vous voyez, dit-il, que nous n'avons élevé nos maisons de pierres qu'à force de travaux et de frais, et qu'il nous a fallu les plus grandes dépenses pour amener des conduits d'eau dans chacune de nos cellules: si nous détruisons toutes ces constructions, les hommes du siècle pourront méchamment penser de nous, et croire, ou que nous sommes légers et changeans, ou que d'excessives richesses, que cependant nous ne possédons pas, nous ont rendus fous. Comme donc il 274 vous est bien connu que nous n'avons point d'argent en notre pouvoir, je vous dis, pour me servir des paroles de l'Evangile, qu'à celui qui veut élever une tour, il est nécessaire de calculer la dépense de l'ouvrage qu'il prétend faire; autrement quand il l'aura entrepris et manquera de moyens de le terminer, on dira de lui: Cet homme fou avait commencé à bâtir, mais il n'a pu achever13

30. A cela les frères répondirent: «Certes, si tous les édifices indispensables à un monastère une fois construits, Dieu cessait d'y envoyer de nouveaux habitans, ce jugement des hommes pourrait être bon; si l'on ne renonçait pas à tous nouveaux ouvrages, la critique serait fondée en raison. Mais maintenant, puisque le Seigneur multiplie chaque jour son troupeau, il faut, ou repousser ceux qui viennent en son nom, ou les pourvoir d'une demeure dans laquelle on puisse les recevoir. Nul doute que celui qui appelle à lui de nouveaux hôtes ne leur apprête des hôtelleries. Loin de nous donc la pensée d'encourir le reproche d'avoir agi à sa honte par la crainte de ne pouvoir subvenir aux dépenses nécessaires.» Le saint abbé, entendant ces paroles, fut charmé de leur foi et de leur charité, et se rendit enfin quelque temps après à leur avis: mais ce ne fut pas sans avoir adressé d'abord à Dieu beaucoup de prières, et avoir reçu de lui quelques visions à ce sujet. Les frères se réjouirent dès qu'une fois sa décision eut été rendue publique.

31. Le très-noble prince de sainte mémoire, Thibaut, ayant appris ces choses, donna de grosses sommes au 275 couvent pour subvenir à ses dépenses, et promit encore de plus grands secours. Dès qu'ils furent aussi instruits de cette nouvelle, les évêques des diverses contrées, les hommes élevés en dignité, les marchands de toute la terre s'empressèrent d'apporter de copieuses offrandes pour servir à l'œuvre de Dieu, et cela avec un cœur gai, de leur propre mouvement, et sans y être contraints par des exacteurs. L'argent nécessaire arrivant abondamment de toutes parts, et les ouvriers accourant en toute hâte, les frères eux-mêmes s'employèrent de toutes manières aux travaux: ceux-ci coupaient des bois, ceux-là taillaient les pierres, les uns construisaient les murs, les autres divisaient par des chemins divers les eaux du fleuve, et les élevaient de manière que leur chute fît tourner les moulins. En même temps les foulons, les boulangers, les tanneurs, les forgerons, et les autres artisans montaient les machines propres à l'exercice de leurs métiers, afin que l'eau, conduite par des canaux souterrains dans toutes les parties de la maison, sortît et coulât bouillante partout où l'utilité s'en ferait sentir. Enfin on fit si bien que ces mêmes eaux, ainsi répandues sur tous les points, après avoir satisfait convenablement aux divers besoins dans toutes les cellules, et nettoyé la maison, retournassent dans leur lit principal, et rendissent ainsi au fleuve tout ce qui lui appartenait. Les murs, qui embrassaient entièrement le vaste espace de terrain appartenant au monastère, furent finis avec une promptitude inattendue. La maison ne s'éleva pas moins rapidement, et cette congrégation, qui venait à peine de naître, grandit et s'accrut en peu de temps.

 

CAPUT VI De schismate Aquitaniae, opera Bernardi composito; et femina ab incubo daemone mirabiliter liberata.

32. Laborabat ea tempestate sub schismaticorum oppressione tota Burdegalensis Ecclesia: et non erat in Aquitania qui posset resistere principi, cujus animum induraverat Deus; qui, annuente Gerardo Engolismensi episcopo, et instillante in cor ejus dissensionis semina, factus est schismatis defensor et auctor (an. 1135). Quicunque susceptioni Petri Leonis non subscribebant, persecutionibus expositi, alii damnis, alii proscriptionibus multabantur, alii a sedibus propriis pulsi exsulare compellebantur. Sibilabat in auribus Comitis illius crebris persuasionibus <al. suggestionibus>, quasi serpens antiquus, veterator ille, qui diu in partibus illis Sedis apostolicae fuerat legatus, et nunc a magistratu tanto dejectus, non poterat se pati suae solius Ecclesiae episcopum, qui se viderat totius Aquitaniae principem et magistrum. Erubescebat enim ad primam domum redire, cujus potentatui et Turonica, et Burdegalensis, et Auxiensis provinciae subjectae fuerant, et quidquid a collibus Iberorum usque ad Ligerim complectitur et claudit Oceanus, paruerat ejus imperio. Consuetus igitur praedari provincias, et sub titulo justitiae de causis emergentibus facere quaestum, infinitas aggregarat pecunias, quae sibi erant in idolum et in apostasiae simulacrum. Videns itaque periisse sibi exactionum auctoritatem, et solam domum, quae nuper multis stipata clamoribus, jam carebat aerariis; impatienter ferens quod manus ejus non implerentur muneribus, homo serpentinae astutiae, festinato ad Petrum Leonis misit, ut ei legationem concederet, et ipse ei fidelitate jurata obediret: insuper et principem terrae, et quoscunque posset, ad ejus imperium inclinaret. Gavisus homo perditionis, quia locum, in quo dilataret malitiam suam, se invenisse putavit, cito annuit; et libenter ei etiam in adstipulationem erroris Gilonem Tusculanum cardinalem episcopum, qui solus de Romanis cum Petro Portuensi episcopo ei adhaeserat, celeriter delegavit.

33. Porro Gerardus ipse, qui prius se mutilatum dolebat, resumpsit cornua, et deinceps coepit securior et audacior apparere. Nam et, quod ante non fecerat, publice procedebat mitratus, ut ipsa sacri officii insignia ampliorem ei reverentiam in populos vindicarent. Aggreditur ergo Comitem multis pecuniis, invadit animam ejus rationibus venenatis, et hominem promptum seducit facile et corrumpit. In primis ab urbe Pictavensi Guillelmus episcopus, vir honestus, homo catholicus, in societate et defensione universalis Ecclesiae stabilis, violenter expellitur, et a Gerardo cardinale et adjutore suo, quia Petrum abdicabat, damnatur. Erant et aliae familiares causae, pro quibus ei a multo tempore Comes infensus, data occasione, libentissime eum persequitur et abjurat. Visum est autem tam Gerardo quam Comiti, ut ad confirmationem partis suae sine mora Pictavi crearent episcopum. Et invenerunt hominem ambitiosum, nobilem quidem genere, sed degenerem fide: quem, ut genus suum cum eo in causa ponerent, quibusdam ex clericis consentientibus elegerunt; et profanas ei imponentes manus, exsecrabile caput ejus non tam unxerunt, quam contaminaverunt. Simile huic monstrum in Lemovicensi Ecclesia intruserunt Ramnulfum quemdam Doratensem abbatem, quem non multo post ultio divina secuta est. Cadens enim resupinus de equo in via plana, uno tantum lapide ultore, qui ad hoc ibi erat relictus, infixo capiti ejus, et quassato cerebro exspiravit.

34. Audiens haec et hujusmodi vir venerabilis Gaufredus Carnotensis episcopus, cui a papa Innocentio Aquitaniae legatio fuerat commendata, vehementer indoluit, et succurrendum periclitanti Ecclesiae, postpositis aliis negotiis, sine ulla dilatione decrevit. Abbatem igitur Clarae-Vallensem petit et obsecrat, ut sibi ad tanta mala eliminanda succurrat. Assensit vir Dei, et se in proximo congregationem monachorum in Britanniam, in locum quem juxta Nannetum comitissa Ermengardis paraverat, ducturum intimat; et promittit disposita illa domo secundum genus et species suas, se cum eo in Aquitaniam profecturum. Ibant igitur simul, et ne multis ambagibus utar, simul Nannetum venerunt. Erat autem in regione illa misera mulier, quae a quodam petulante diabolo vexabatur. <al. desponsavit.> Habebat autem illa virum strenuum militem, sed hujus tum exsecrabilis commercii prorsus ignarum. Abutebatur ergo ea, etiam in eodem lecto cubante marito, invisibiliter impurissimus ille adulter, et incredibili vexabat libidine.

35. Sex annis tantum latuit malum, nec detexit mulier perdita tanti criminis probrum. Septimo vero anno confusa est in se ipsa, et expavit, tum propter colluvionem tam continuae turpitudinis, tum propter timorem Dei, cujus judicio singulis momentis timebat intercipi et damnari. Confugit ad sacerdotes, et piaculum confitetur. Peragrat loca sancta, et sanctorum implorat suffragia: sed nulla ei confessio, nulla oratio, nulla eleemosynarum largitio suffragatur. Quotidie ut prius, et importunius a daemone infestatur. Denique in publicum tantum scelus effusum est. Quo audito et cognito, maritus ejus contubernium exsecratur. Interea ad locum praedictum Vir Dei cum comitatu suo advenerat: cujus ut audivit adventum infelix mulier, se ad pedes ejus tremebunda projecit. Aperit ei lacrymis perfusa passionem horribilem, et ludificationem inveteratam; et quod nihil ei profecissent, quaecunque fecisset sibi a presbyteris imperata. Addidit sibi ab oppressore suo adventum ejus praedictum, et minaciter ei interdictum ne ante ejus veniret praesentiam, quia nihil ei prodesset; et ipse, recedente Abbate, qui fuerat amator, crudelissimus ei fieret persecutor. Audiens haec Vir Dei, blandis verbis consolatur mulierem; et de coelo promittens auxilium, praecipit ut die altera, jam enim nox instabat, confidens in Domino revertatur. Reversa mane, cum Viro Dei blasphemias et minas, quas eadem nocte ab incubo suo audierat, retulisset: «Ne cures, inquit Vir Dei, minas ejus, sed tolle baculum hunc nostrum; et pone in lectulo tuo, et si quid potest, agat.» Egit mulier quod jussum fuerat, et recubans in lectulo suo, signo crucis munita, juxta se baculum ponit. Adest ille continuo, sed nec ad consuetum opus, nec ad ipsum cubile praesumit accedere: minatur tamen acerrime, quod discedente Viro Dei, ipse in ejus supplicia reverteretur. Instabat dies dominica, et voluit Vir Dei per edictum episcopi populum in ecclesiam accersiri. Cumque ipsa die maximus populus ad ecclesiam convenisset, inter Missarum solemnia comitantibus episcopis, Gaufredo Carnotensi, et Brictio Nannetensi, ipse ad ambonem conscendit, et ut omnes qui in ecclesia erant, accensas candelas in manibus teneant, locuturus edicit. Quod et ipse cum episcopis et clericis faciens, inauditos diaboli ausus publice aperit, et fornicatorem spiritum, qui in tam horrenda inquinamenta, etiam contra naturam suam, exarserat, cum omnium fidelium qui aderant subscriptione anathematizat: et auctoritate Christi tam ad illam, quam ad omnes mulieres deinceps interdicit accessum. Exstinctis itaque sacramentalibus illis luminibus, exstincta est deinceps tota virtus diaboli, et mulieri post confessionem communicanti, nunquam postea apparuit inimicus, sed irregressibiliter eliminatus aufugit.

36. His itaque patratis, simul Abbas et legatus ingrediuntur Aquitaniam. Interim Gerardus, assensu Comitis, Burdegalensem archiepiscopatum occupaverat, et simul Burdegalensem et Engolismensem detinebat ecclesiam. Sed effluentibus pecuniis, quas in assentatorum manus injecerat, et magis ac magis cognita veritate, jam defluebant ab eo subsidia principum, et perfidiae ejus timebant existere defensores. Morabatur itaque in locis illis, in quibus securiorem se putabat, nec jam facile publicis sese conventibus praesentabat. Ut enim prius gesta breviter repetamus, ubi primum coepit audiri quid adversus Ecclesiam Dei Gerardus ille machinaretur, ab Innocentio papa adhuc in Galliis demorante missi sunt Abbas noster Clarae-Vallensis, et Joslenus venerabilis episcopus Suessionensis, et Pictavim usque venerunt, ut tam ipsum quam praedictum principem convenirent. At ille jam eodem principe persuaso, impudenter in Ecclesiam catholicam, a qua se praecidebat, convicia coepit jaculari, et pollicitam prius Innocentio subtrahere obedientiam. Anacletum suum electum digniorem <al. dignius>; et quicunque ei non obedirent, erroneos et acephalos nominare. Unde factum est ut animati et armati in insaniam clerici, publice ex ea die persecutionem Catholicis intentarent. Prius tamen, quam ab unitate se ipsos taliter praecidissent <al. quam sic eorum propalata fuisset et obfirmata perfidia, obtulerat, etc.>, obtulerat Abbas sanctus in eorum ecclesia sacrificium Deo. Post cujus discessum, decanus ejusdem ecclesiae altare, in quo divina mystesia celebrarat, impie quidem, sed non impune confregit. Siquidem post breve tempus percussus a Deo, cum spiritum exhalaret, domum, in qua moriebatur, plenam vidit daemonibus; et se a daemonio jugulari clamitans, cultellum a circumstantibus postulabat quem immergeret gutturi suo, ut extracto daemone viveret. Sed diabolus, cui datus erat, eum inter haec verba exstinxit, et pestilentem animam in infernum demersit. Archipresbyter quoque, qui Petri invasoris Pictavensis Ecclesiae synodum denuntiabat, coram ipsis, quos ad conventum perfidiae invitabat, a diabolo correptus est. Sed et in alios multos, qui in schismate illo ferventiores exstiterant, manus divina manifestam exercuerat ultionem; propter haec et alia hujusmodi, ante homines confundi coeperat Gerardus, et timens opponi sibi quae negari non poterant, conventus publicos evitabat.

37. Significatum est interim Comiti per viros illustres, qui ad eum securius audebant accedere, quod Abbas Clarae-Vallensis, et episcopus Carnotensis, aliique episcopi, et religiosi viri colloquium ejus expeterent; quorum etiam studium esset, ut secum de pace Ecclesiae, et de malo removendo tractarent. Persuasumque est illi, ne tantorum virorum devitaret colloquium: quia poterat fieri, ut communicato cum eis consilio, facile esset quod modo putabatur difficile; et quod videbatur impossibile, repentino proventu possibile redderetur. Itaque apud Partiniacum hinc inde conveniunt; et in primis de divisione Ecclesiae, et de scissurae obstinatione, quae infra Alpes in sola Aquitania, quasi nebulae corruptela consederat, multis modis et rationibus a servis Dei Comiti intimatum est, quod Ecclesia una est, et quidquid extra eam est, quasi extra arcam, judicio Dei necesse est interire et dilui. Adducta quoque exempla Dathan et Abiron, quos pro reatu schismatis terra vivos absorbuit (Num. XVI, 31, 32), nec tanto malo vindictam Dei aliquando defuisse monstratum est. His auditis, Comes ex parte sano usus consilio, respondit, se in obedientiam Innocentii papae posse dare consensum; sed in restitutionem episcoporum, quos de sedibus suis expulerat, nulla ratione induci, quoniam implacabiliter eum offenderant, et juraverat se eorum pacem nullo tempore suscepturum. Diu per internuntios protractus est sermo: et dum vicissim verbis se mutuo occupant, Vir Dei efficaciora arma corripiens, ad altare sanctum oblaturus et supplicaturus accedit. Intraverant ecclesiam, quibus licebat divinis interesse mysteriis: Comes sustinebat pro foribus.

38. Peractis igitur consecrationibus, et pace data et diffusa in populum, Vir Dei jam non se agens ut hominem, corpus Domini super patenam ponit et secum tollit, atque ignea facie, et flammeis oculis, non supplicans, sed minax foras egreditur, et verbis terribilibus aggreditur Ducem: «Rogavimus te, inquit, et sprevisti nos. Supplicavit tibi in altero quem jam tecum habuimus conventu, servorum Dei ante te adunata multitudo, et contempsisti. Ecce ad te processit Filius Virginis, qui est caput et Dominus Ecclesiae, quam tu persequeris. Adest Judex tuus, in cujus nomine omne genu curvatur, coelestium, terrestrium, et infernorum. Adest Judex tuus, in cujus manus illa anima tua deveniet. Nunquid et ipsum spernes? nunquid et ipsum, sicut servos ejus contemnes?» Lacrymabantur universi qui aderant, et orationibus intenti praestolabantur exitum rei: et omnium suspensa exspectatio, nescio quid divinum fieri coelitus exspectabat. Videns Comes Abbatem in spiritu vehementi procedentem, et sacratissimum Domini corpus ferentem in manibus, expavit et diriguit, membrisque tremebundis metu et dissolutis, quasi amens solo provolvitur. Elevatus a militibus rursum in faciem ruit, nec quidpiam alicui loquens, aut intendens in aliquem, salivis in barbam defluentibus, cum profundis efflans gemitibus, epilepticus videbatur. Tum Vir Dei ad eum propius accedit, et pede pulsans acclivem, surgere jubet, et stare supra pedes, et Dei audire sententiam. «Praesens est, inquit, Pictavensis episcopus, quem ab ecclesia sua expulisti. Vade et reconciliare ei, et in osculo sancto pacis cum eo jungito foedera, et ipse ad sedem suam eum reducito: et satisfaciens Deo, redde pro contumelia gloriam, et in universo principatu tuo divisos et discordes ad charitatis revoca unitatem. Subdere Innocentio papae, et sicut ei omnis obedit Ecclesia, tu quoque electo a Deo tanto pare Pontifici.» Audiens haec Comes, auctoritate Spiritus sancti, et sanctorum Sacramentorum praesentia victus, nec audebat respondere, nec poterat: sed statim occurrit, et in pacis osculo recepit episcopum; et eadem qua eum abjuraverat manu, cum totius exsultatione civitatis ad propriam sedem reduxit. Sed et deinceps Abbas cum Comite jam familiarius et suavius loquens, paterne eum monuit, ne ad tam impios, et tam temerarios ausus ultra exsurgeret, ne Dei patientiam tantis irritaret flagitiis, ne pacem factam in aliquo violaret.

39. Pace itaque omni Aquitaniae Ecclesiae reddita, solus Gerardus perseverat in malis: sed non multo post, adveniente die irae, in domo sua miserabiliter exstinctus est. Et cum dicat Scriptura, Est peccatum ad mortem, pro eo non dico ut roget quis (I Joan. V, 16), impoenitens et subito mortuus, sine confessione et viatico, de corpore egredientem spiritum ei reddidit, cujus minister usque in finem exstiterat. Corpus ejus a nepotibus suis, quos in ecclesia illa honoribus sublimaverat, inventum in lectulo suo exanime, et enormiter tumidum, in basilica quadam humatum est: sed postea a Gaufrido Carnotensi episcopo Sedis apostolicae legato inde extractum, alioque projectum est. Nepotes quoque ejus ab eadem ecclesia postea eliminati sunt, et omnis progenies et plantatio a radice avulsa, per extera regna, tanti judicii circumferens querimonias, exsulavit. Tanto igitur malo obruto, et schismate Gerardi redacto in cineres, Vir Dei cum gaudio magno Claram-vallem revertitur. Adsunt fratres, circumfusi pedibus ejus: gratias agunt Deo, qui bonis initiis feliciores proventus accumulat, et servi sui humilitatem ubique glorificat et exaltat.

40. Nactus vero Vir Dei aliquod quietis tempus, aliis se negotiis occupavit, et secedens in casulam pisatiis torquibus circumtextam, solus meditationibus divinis vacare disponit. Et repente occurrunt ei in diversorio humili, quasi ad praesepe Domini consistenti, amatoria Cantica, et spiritualium fercula nuptiarum. Considerat et expavescit, quod Sponsus ille speciosus forma prae filiis hominum, in quem etiam Angeli prospicere desiderant, fuscam adamaverit sponsam, et decoloratam a sole, tanto extollat praeconio, ut dicat eam totam formosam, nec ullam in ea maculam esse. Ipsam quoque sponsam dilectione languere miratur, et inquirit diligenter, quae sit illa charitas, cujus oscula <al. ubera> dulciora sunt vino, ad quorum delibationem tanto affectu anima impatienter anhelat. Cumque Sponsus multis laudibus sponsam attollat, non tamen in omnibus plenam ei sui copiam praebeat, nec usque ad plenitudinem satietatis se sponsae desideranti concedat: quaesitus aliquando non inveniatur, et post longos circuitus repertus teneatur, ne fugiat. Multo tempore <al. aliquandiu> in harum meditatione rerum animam suam effudit; et multipliciter haec exponens, quantum in se profecerit qui quotidie in illis epulabatur deliciis, quantum nobis profuerit, quibus ejusdem benedictionis reliquias in scriptura servavit, manifestum est legentibus eam

 

276 CHAPITRE VI.

Du schisme d'Aquitaine terminé par les soins de Bernard, et d'une femme miraculeusement délivrée d'un démon incube. 

32. Toute l'église de Bordeaux gémissait alors sous l'oppression des schismatiques, et il n'était personne dans l'Aquitaine qui pût résister au prince de cette contrée dont Dieu avait endurci le cœur. Fort de l'assentiment de Gérard, évêque d'Angoulême, qui avait jeté dans son cœur les semences de cette révolte contre l'Eglise, il était devenu le chef et le défenseur du schisme. Quant à ceux, quels qu'ils fussent, qui n'adhéraient pas à l'usurpation de Pierre de Léon, les uns étaient punis d'amendes, les autres encouraient des confiscations; plusieurs même, chassés de leurs demeures propres, se voyaient contraints à s'exiler. Semblable au serpent des premiers jours du monde, l'évêque Gérard, maître fourbe, soufflait sans cesse aux oreilles du comte de méchantes insinuations. Long-temps il avait été dans ce pays légat du siége apostolique: dépouillé maintenant de si hautes fonctions, il ne pouvait supporter de n'être plus que le pontife de sa seule église, lui qui s'était vu le chef et le régulateur de toute l'Aquitaine. En être réduit à retourner à son ancienne résidence faisait rougir un homme à la puissance duquel avaient été soumises les provinces de Tours, de Bordeaux, d'Auch, et aux ordres de qui obéissait auparavant tout le pays compris entre les monts des Ibères et la 277 Loire, et que renferme l'Océan. Ainsi donc habitué à piller ces contrées, et, sous prétexte de rendre la justice, à faire de tous les procès qui s'élevaient une source de profits illicites, il avait accumulé des trésors immenses dont il faisait son idole et le dieu de son apostasie. Mais voyant que le pouvoir de commettre de telles exactions cessait pour lui, et que sa maison, entourée naguère d'une foule de supplians, était maintenant solitaire et près de manquer d'argent, cet homme, dont l'astuce égalait celle du serpent, et qui souffrait impatiemment que les présens ne vinssent plus remplir ses mains, envoya en toute hâte vers Pierre de Léon. Il demanda que celui-ci lui rendît la place de légat, et promit à cette condition de lui jurer fidélité, de lui obéir, et en outre d'amener à reconnaître son pouvoir le prince du pays et tous ceux qu'il pourrait. Léon, cet homme de perdition, plein de joie à l'idée d'avoir trouvé un lieu sur lequel il lui fût permis de répandre sa malice, consentit bien vite à ce traité, et se hâta d'envoyer vers l'évêque, pour stipuler avec lui ce contrat d'iniquité, Gilon, Toscan et cardinal-évêque, le seul du clergé romain qui, avec Pierre, évêque d'Ostie, se fût déclaré son adhérent.

33. Ensuite Gérard lui-même, qui se plaignait d'avoir été mutilé, mais tel qu'un taureau dont les cornes ont repoussé, commença dès lors à se montrer plus confiant et plus audacieux. En effet, ce qu'il n'avait pas fait auparavant, il ne parut plus en public que couvert de la mître, afin que les insignes des saintes fonctions épiscopales lui attirassent de la part des peuples un plus grand respect: il attaqua le 278 comte à force d'argent, s'empara de son ame par des argumens empoisonnés, séduisit et corrompit facilement cet homme emporté par ses passions. Dès l'abord l'évêque Guillaume, homme probe, bon catholique, et ferme dans la société et la défense de l'Eglise universelle, fut chassé violemment de son siége, la ville de Poitiers, et condamné par Gérard et son complice, le cardinal, comme ayant refusé de reconnaître Pierre. Il existait d'ailleurs d'autres querelles particulières entre Guillaume et le comte: aussi ce dernier, irrité depuis long-temps contre ce prélat, profita volontiers de l'occasion qui se présentait pour le renier et le persécuter. Il parut cependant utile, tant à Gérard qu'au comte, pour fortifier leur faction, que ceux de Poitiers élussent sans le moindre retard un autre évêque. Ils trouvèrent donc un homme ambitieux, de noble naissance, mais d'une foi corrompue. Unissant alors tous leurs efforts à ceux de ses parens et aux siens propres pour le succès de cette affaire, ils parvinrent à le faire élire du consentement de quelques clercs; puis, lui imposant leurs mains profanes, ils souillèrent plutôt qu'ils ne consacrèrent sa tête exécrable. Ils établirent dans l'église de Limoges un monstre tout semblable à celui-là, un certain intrus, Ramnulf, abbé de Dorat, qu'atteignit peu après la vengeance divine. Renversé de son cheval, il tomba en arrière dans un chemin parfaitement uni: une seule pierre s'y trouvait; et comme si elle eût été laissée là pour punir son crime, elle s'enfonça dans sa tête, et il expira, le crâne brisé.

34. En apprenant ces choses et d'autres de même nature, le vénérable Geoffroi, évêque de Chartres, à 279 qui le pape Innocent avait confié les fonctions de légat en Aquitaine, fut saisi d'une violente douleur, et mettant de côté toute autre affaire, il se décida à porter secours, sans le moindre retard, à l'église de ce pays qu'il voyait en péril. Il pria donc et conjura l'abbé de Clairvaux d'accourir l'aider à guérir de si grands maux. L'homme de Dieu y consentit, lui manda qu'il irait très-prochainement conduire en Bretagne, dans un lieu voisin de Nantes, et disposé tout exprès par la comtesse Hermangarde, une colonie de ses moines, et promit qu'aussitôt qu'il aurait établi cette maison conformément à sa règle et à ses idées, il l'accompagnerait en Aquitaine. Tous deux voyagèrent donc de compagnie; et j'ajouterai, sans me perdre dans de plus longs détails, qu'ils arrivèrent ensemble à Nantes. Dans ce pays était une malheureuse femme que tourmentait un certain démon, plein d'effronterie: ce diable lascif lui avait apparu sous la forme d'un chevalier de la plus belle figure. Cachant au dedans de lui-même ses projets criminels, et employant extérieurement un langage caressant, il était parvenu par cette ruse à rendre l'ame de cette femme favorable à son amour pour elle. Quand une fois il eut obtenu son consentement à ses desseins, étendant les bras, il prit les pieds de l'infortunée dans une de ses mains, lui mit l'autre sur la tête, et se la fiança, pour ainsi dire, par ces signes d'alliance intime. Elle avait pour mari un brave chevalier qui ignorait complétement cet exécrable commerce. Cet impur adultère, toujours invisible, abusait donc d'elle dans le lit même où couchait son époux, et l'épuisait par un incroyable libertinage.

280 35 Pendant six ans cette femme perdue cacha son effroyable mal, et n'osa avouer la honte de ce crime horrible. La septième année cependant, dévorée en elle-même de confusion, elle se sentit terrifiée, tant par l'infamie d'une si longue turpitude, que par la crainte du Seigneur, dont, à tous momens, elle tremblait que le redoutable jugement ne vînt la saisir et la damner. Elle court donc aux pieds des prêtres, et confesse sa faute. Sans cesse elle parcourt les lieux sacrés, et implore l'appui des saints; mais aucune confession, aucune prière, aucune distribution d'aumônes ne lui procurent de soulagement. Chaque jour le démon exerce sur elle sa passion furieuse, comme auparavant, et plus cruellement encore. Enfin ce crime infâme devient public. Le mari l'apprend, et, dès qu'il le connaît, ne voit plus sans horreur son union avec cette femme. Cependant l'homme de Dieu arrive avec tous ceux qui le suivaient dans le lieu dont on a parlé. Dès que cette malheureuse femme en est instruite, elle court toute tremblante se jeter à ses pieds, lui découvre, au milieu d'un torrent de larmes, son horrible souffrance, les insultes invétérées du démon, auxquelles elle est en proie, et l'inutilité dont lui a été tout ce qu'elle a fait d'après l'ordre des prêtres; elle ajoute que son oppresseur lui a prédit la venue du saint homme et défendu, sous les plus grandes menaces, de se présenter devant lui, disant que cette démarche ne lui servirait de rien, parce que l'abbé, une fois parti, lui, qui avait été son amant, deviendrait pour elle le plus cruel persécuteur. Le serviteur de Dieu, entendant ces mots, la console par des paroles pleines de douceur, lui pro- 281 met le secours du Ciel, et, comme la nuit approchait alors, lui ordonne de revenir vers lui le lendemain, et de mettre sa confiance dans le Seigneur. Elle vient donc de nouveau, le matin du jour suivant, et s'empresse de rapporter à l'homme de Dieu les blasphêmes et les menaces qu'elle avait entendus cette nuit même de son incube. «N'ayez, lui dit Bernard, aucune inquiétude de ses menaces; mais prenez mon bâton, que voici, et mettez-le dans votre lit; qu'ensuite le démon entreprenne quelque chose contre vous, s'il le peut.» Cette femme fait ce qui lui est ordonné, se couche dans son lit, après s'être fortifiée par le signe de la croix, et place le bâton auprès d'elle. L'incube arrive bientôt; mais n'ose ni tenter son œuvre accoutumée, ni même approcher du lit, et menace cependant avec fureur l'infortunée de venir recommencer son supplice, dès que l'homme de Dieu sera parti. Le dimanche approchant, le saint abbé veut que tout le peuple soit appelé à l'église, par une proclamation de l'évêque. Ce jour donc, une multitude innombrable s'étant réunie dans l'église, Bernard, suivi des deux évêques Geoffroi de Chartres et Briction de Nantes, monte au jubé, dit qu'il va parler, et recommande que tous les assistans tiennent dans leurs mains des cierges allumés: lui, les évêques et les clercs en ayant fait autant, il expose oubliquement les attentats inouis et audacieux du démon dont il s'agit; puis, aidé des prières de tous les fidèles présens, il anathématise cet esprit fornicateur qui, contre sa propre nature, brûlé des feux de l'amour, s'était rendu coupable de si infâmes souillues, et lui défend, par l'autorité du Christ, d'ap- 282 procher dans la suite soit de cette femme, soit de toute autre. Tous les cierges sacrés ayant alors été éteints, toute la puissance de ce diable s'éteignit de même; la malheureuse possédée communia, après s'être confessée, et jamais depuis son ennemi n'osa lui apparaître, mais il s'enfuit chassé loin d'elle sans retour. ne lui opposât des faits impossibles à nier, évitait les réunions publiques.

36. Ce grand œuvre achevé, le légat et l'abbé se rendirent ensemble en Aquitaine. Cependant Gérard s'était emparé de l'archevêché de Bordeaux, du consentement du comte, et cumulait ainsi la possession de cette église et de celle d'Angoulême. Mais l'argent qu'il avait prodigué à ceux qui, par complaisance, suivaient ses opinions, commençait à s'écouler; la vérité se faisait jour de plus en plus; déjà les grands retiraient de lui leur appui, et tous craignaient de se montrer les soutiens de sa perfidie. Quant à lui, il ne séjournait plus que dans les endroits où il se croyait davantage en sûreté, et ne se présentait qu'avec peine aux assemblées publiques. Pour expliquer ceci, revenons en peu de mots sur ce qui s'était passé précédemment. Dès que les machinations tramées par ce Gérard contre l'Eglise de Dieu commencèrent à s'ébruiter, le pape Innocent, encore alors dans les Gaules, envoya notre saint abbé de Clairvaux et la vénérable Josselin, évêque de Soissons, en Aquitaine. Tous deux allèrent jusqu'à Poitiers, afin ce s'aboucher tant avec Gérard lui-même qu'avec le susdit prince de la contrée. Mais le premier, ayant fasciné l'esprit de ce prince, se mit à vomir d'impudens outrages contre l'Eglise catholique, dont li se séparait, et à détourner le peuple de l'obéissance 283 promise auparavant à Innocent, déclara son Anaclet élu à plus juste titre, et appela acéphales et soutiens de l'erreur tous ceux qui ne se soumettaient pas à cet antipape. Il arriva de là que les clercs de cette contrée, s'animant et s'armant pour cette opinion insensée, suscitèrent publiquement, et à dater de ce jour, de vives persécutions aux vrais catholiques. Avant cependant que ces clercs se déclarassent ainsi eux-mêmes hors de l'unité des fidèles, le saint abbé avait offert dans leur église le saint sacrifice à Dieu. Après son départ, le doyen de cette église osa bien, dans son impiété, briser l'autel sur lequel Bernard avait célébré les sacrés mystères; mais il ne le fit pas impunément. Frappé en effet, peu de temps après, par la main de Dieu, au moment de rendre l'esprit, il vit la maison où il mourait remplie de démons, cria que le diable l'étranglait, et pria ceux qui entouraient son lit de lui donner un couteau pour qu'il se le plongeât dans la gorge, en arrachât le démon, et pût continuer de vivre. Mais pendant qu'il proférait ces paroles, Satan, à qui cet homme était déjà livré, l'étouffa, et plongea son ame empestée dans les enfers. L'archiprêtre qui annonça la tenue du synode de l'église de Poitiers, en faveur de l'intrus Pierre, fut aussi enlevé par le diable, en présence de ceux même qu'il jinvitait à cette assemblée. La main divine avait également exercé une vengeance manifeste sur beaucoup d'autres de ceux qui s'étaient montrés les plus ardens pour ce schisme. Ces événemens, et d'autres du même genre, avaient donc commencé à confondre devant les hommes ce Gérard, qui, craignant qu'on 284 ne lui opposât des faits impossibles à nier, évitait les réunions publiques.

37. On informa cependant le comte, par l'intermédiaire d'hommes considérables, qui osaient l'approcher avec plus de sécurité, que l'abbé de Clairvaux, l'évêque de Chartres, d'autres évêques et de pieux personnages requéraient de lui une conférence, et qu'ils apporteraient tous leurs, soins à traiter avec lui de la paix de l'Eglise, et des moyens de guérir le mal qui la tourmentait. On vint à bout de lui persuader qu'il ne devait pas se refuser à un colloque avec des hommes de cette importance, et qu'après avoir discuté avec eux, il pourrait se faire que ce qu'il croyait difficile devînt facile, et que ce qu'il regardait comme impossible fût, par un événement subit, rendu très-possible. On se réunit donc de part et d'autre à Parthenay. Avant toutes choses, on s'occupa de la division qui désolait l'Eglise, et du schisme obstiné qui, comme une vapeur malfaisante, s'était fixé en deçà des Alpes sur la seule Aquitaine. A ce sujet, les serviteurs de Dieu firent connaître au comte, en mille manières et par une foule de raisons, que l'Eglise de Dieu est une, que tout ce qui est hors d'elle est hors de l'Arche sainte, et doit nécessairement périr détruit par le jugement du Seigneur. On lui cita l'exemple de Dathan et d'Abiron, que la terre engloutit tout vivans, en punition de leur schisme; on lui prouva de plus que jamais la vengeance de Dieu n'avait manqué de poursuivre un si grand crime. Ayant entendu toutes ces choses, le comte se rendit aux sages conseils des siens, et répondit qu'il pourrait bien consentit à rentrer dans l'obéissance d'Innocent; mais 285 que, quant à rétablir les évêques qu'il avait chassés de leur siége, nulle raison ne l'y déterminerait; que ces prélats l'avaient trop offensé pour qu'il cessât d'être implacable, et qu'il avait juré de ne faire jamais aucune paix avec eux. La discussion se continua long-temps ainsi entre ceux qui cherchaient à ménager un accommodement; mais, tandis que des deux côtés on s'attaque tour à tour par une multitude de paroles, l'homme de Dieu, saisissant des armes plus efficaces, s'approche du saint autel, pour y offrir le saint sacrifice et y adresser au Ciel ses prières suppliantes; tous ceux auxquels il était permis d'assister aux divins mystères entrèrent alors dans l'église, et le comte se tint hors des portes.

38. Quand la consécration fut achevée et que la paix donnée au diacre eut été transmise par lui au peuple, le serviteur de Dieu, se montrant plus qu'un homme, place le corps de Notre-Seigneur sur la patène, l'emporte avec lui, et le visage en feu, les yeux enflammés, sort des portes non plus en suppliant, mais dans une attitude menaçante, et interpelle le prince par ces terribles paroles: «Nous t'avons prié, et tu nous as refusés avec mépris. Déjà, dans une autre conférence que nous avons eue avec toi, la foule réunie des serviteurs de Dieu t'a supplié et tu l'as dédaignée. Voici maintenant que le fils de la Vierge, le chef et le maître de l'Eglise que tu persécutes, vient à toi; devant toi est ton juge, le juge du ciel, de la terre et des enfers en présence de qui tout genou fléchit; devant toi est ton juge dans les mains de qui tombera ton ame, oseras.tu bien le mépriser lui-même? oseras-tu bien le dédaigner lui-même, 286 comme tu as fait ses serviteurs?» Tous les assistans fondaient en larmes, et, plongés dans la prière, attendaient la fin de cette triste affaire; tous les esprits suspendus semblaient pressentir que quelque chose de divin allait éclater d'en-haut. Le comte, voyant l'abbé s'avancer animé par l'esprit de force et portant le très-saint corps de Notre-Seigneur dans ses mains, devient roide de frayeur, sent trembler ses membres brisés par la crainte et se roule par terre comme s'il eût perdu l'esprit. Relevé par ses chevaliers, il retombe la face contre terre; ne pouvant ni prononcer une seule parole, ni prêter la moindre attention à quoique ce fût, inondant sa barbe de sa salive et ne respirant qu'au travers de profonds gémissemens, il semble frappé d'épilepsie. Alors l'homme de Dieu s'approche plus près de lui, et, poussant du pied ce cadavre, lui ordonne de se lever, de se tenir debout sur les pieds et d'entendre la sentence de son Dieu; puis il dit: «L'évêque de Poitiers que tu as chassé de son siége est ici présent; va, réconcilie-toi avec lui, donne-lui le saint baiser de paix, unis-toi à lui par une sainte alliance, et replace-le toi-même sur son siége. Satisfaisant ensuite à Dieu, rends gloire à son saint nom au lieu de l'outrager, et, dans toute l'étendue de ta principauté, ramène les dissidens et les fauteurs de la discorde à l'unité de la charité. Soumets-toi au pape Innocent, suis l'exemple de toute l'Eglise, et, comme elle, obéis à un si grand pontife, le véritable élu du Seigneur.» Le comte entendant ces paroles, et vaincu par l'autorité du Saint-Esprit, ainsi que par la présence du Saint-Sacrement, n'ose ni ne peut répondre. Sur 287 le-champ, il court au-devant de l'évêque de Poitiers, l'admet au baiser de paix, et, de la même main avec laquelle il l'avait rejeté de son siége, il l'y replace au milieu des acclamations de joie de toute la cité. Le saint abbé, prenant ensuite avec le comte un langage plus amical et plus doux, l'avertit paternellement de ne plus se porter désormais à des excès si impies et si téméraires, de ne plus irriter la patience de Dieu par des crimes si énormes, et de ne violer avec qui que ce soit la réconciliation qu'il venait de jurer.

39. Au milieu de cette paix ainsi rendue à toute l'Eglise d'Aquitaine, le seul Gérard persévérait dans le mal; mais, peu de temps après, arriva le jour de la colère divine, et ce schismatique périt misérablement dans sa maison. En effet, comme l'Ecriture dit: «Il y a un péché qui va à la mort, et ce n'est pas pour cela que je vous dis que vous priiez14,» Gérard mourut subitement et dans l'impénitence finale, sans confession ni viatique, et rendit son ame, lorsqu'elle quitta son corps, à celui dont il avait été le ministre jusqu'à la fin de sa vie. Ses neveux, qu'il avait élevés aux plus grands honneurs dans l'Eglise d'Aquitaine, ayant trouvé dans son lit son corps sans vie et énormément enflé, l'inhumèrent dans une certaine basilique; mais, dans la suite, Geoffroi, évêque de Chartres et légat du saint-siége apostolique, le fit enlever de ce lieu et jeter ailleurs. Les neveux de Gérard furent par la suite expulsés de l'Eglise d'Aquitaine. Ainsi donc, telle qu'une mauvaise plante, toute la race de cet homme, arrachée jusque dans ses 288 racines, et forcée de s'exiler dans des contrées étrangères, alla porter partout ses plaintes contre le jugement qui la condamnait. Dès que de si grands maux furent étouffés, et que le schisme de Gérard eut été réduit en poudre, l'homme de Dieu retourna avec une grande joie dans son couvent de Clairvaux. Tous ses frères accoururent se prosterner à ses pieds et rendirent grâces au Seigneur qui, ajoutant à de bons commencemens des succès encore plus heureux, avait glorifié en tous lieux et exalté l'humilité de son serviteur.

40. L'homme de Dieu, ayant enfin trouvé pour quelque temps un peu de repos, s'occupa de choses tout-à-fait autres, et, se retirant dans une petite cellule recouverte de feuillages de pois, se disposait à se livrer solitairement à de divines méditations. Tout à coup, dans cette humble retraite où il s'est établi comme à la crèche du Seigneur, se présentent à son esprit les cantiques d'amour et toutes les pompes des noces spirituelles. Il s'étonne de voir que cet époux du cantique des cantiques, qui, par ses formes, est le plus beau des enfans des hommes, et que les anges eux-mêmes desirent voir, aime une épouse noircie et décolorée par le soleil, et la célèbre par de telles louanges qu'il l'appelle toute belle et dise qu'il n'existe en elle aucune imperfection; il admire comment cette même épouse languit d'amour, il recherche avec soin quelle est cette charité dont les baisers sont plus doux que le vin, et dont la jouissance est si précieuse que l'ame soupire après eux avec une ardeur si impatiente; il se demande encore comment, tandis que l'époux élève l'épouse jusqu'aux 289 cieux par des éloges infinis, il ne lui accorde pas cependant la pleine jouissance de lui-même en toutes choses, et ne s'abandonne pas aux desirs de l'épouse jusqu'à une entière satiété; mais comment il se fait quelquefois chercher sans qu'on le trouve, et comment, lorsqu'après de longues poursuites on l'a découvert, il faut qu'on le retienne de peur qu'il ne s'échappe. Long-temps il tient son ame attachée a la méditation de toutes ces choses dont il a fait depuis une exposition détaillée. Combien il s'est avancé par là dans la voie du salut, lui qui chaque jour se nourrissait de ces délicieuses pensées, combien aussi il nous a été utile, à nous à qui il a conservé dans ses écrits les précieux résultats de ses pieuses réflexions, c'est ce qui est manifeste pour tous ceux qui lisent son ouvrage sur ce sujet.

 

CAPUT VII. De causa schismatis Romae, et apud Rogerium regem Siciliae feliciter acta.

41. Interea litterae apostolicae Virum Dei vocant, et ut adsit laboranti Ecclesiae, supplicant cardinales. Intermittuntur studia, et quae modo continua erant, interpolatis discursibus resumuntur. Nulla vacatio superest: Servus Dei aut orat, aut meditatur, aut legit, aut concionatur. Videns igitur excusationes frustra expendi <al. obtendi> convocatos a multis partibus fratres, diu profundeque suspirans, affatur: «Videtis, fratres, in quantis tribulationibus laboret Ecclesia. Pars quidem Petri, et in Italia, et in Aquitania, auctore Deo elisa, jam non parturit, sed abortit. Evasati sunt in his regionibus schismatis defensores. Romae magna pars nobilium Innocentium sequitur, et favent ei multi fidelium: qui tamen temerariae multitudinis impetum formidantes, non audent publice confiteri, quem Innocentio firmavere, consensum. Conjuratores habet Petrus homines perditos, quos corrupit pecunia: et munitionibus eorum occupatis, non Simonis Petri fidem, sed Simonis Magi repraesentat praestigias. Contra unam gentem, Occidente edomito, superest lucta. Orantibus vobis et jubilantibus Jericho ruet; et cum extenderitis ad Deum cum Moyse manus, Amalech victus aufugiet. Josue pugnat, et ut ad consummationem victoriae dies sufficiat protelata, soli ut stet, non tam orat, quam imperat: et meretur fides tam solis obedientiam, quam de hoste prostrato victoriam. Nobis igitur pugnantibus vos ferte praesidium, et auxilium de coelo supplicibus animis implorate. Agite quae agitis, et state in gradu quo statis: et licet nihil vobis conscii sitis, judicio tamen vestro non aestimetis vos justos; quia solus Deus quos justificat judicat, et perfectissimus quisque judicii divini districtum examen ignorat. Judicari autem ab humano die non multum curetis, neque vestra propria, neque aliena judicia approbantes; sub timore Dei sic state, ut nec vos quempiam judicantes aliquando extollamini: nec aliorum curantes judicia, excidatis in nugas: singula vero prosequentes, vos servos inutiles reputetis. Eundum est autem quo nos obedientia vocat, et hujus domus fraternitatem <al. paternitatem>, et vestri custodiam Deo, pro quo hunc assumimus laborem, confidentes de ejus clementia, tradimus et commendamus.»

42. Haec dicens, et benedicens, flentibus universis, discessit: et cum multa reverentia ubique susceptus, demum Romam pervenit. In cujus adventu tam dominus Papa, quam fratres laetati sunt; et communicatis cum eo consiliis, secundum rerum proventus et statum causarum Abbas alia via aggreditur: nec in curribus, nec in equis spem ponens, sed colloquia quorumdam suscipiens, sciscitatur, quae sit eorum facultas, qui fautorum animi; utrum errore, an malitia seducti, tantum scelus protrahant et protelent. Intelligit ex secretis clerum qui cum Petro erat, de statu suo sollicitum, scire quidem peccatum, sed non audere reverti, ne perpetua notatus infamia, vilis inter caeteros haberetur: et malle sub umbra honestatis interim sic esse, quam expelli a sedibus suis, et publicae mendicitati exponi. Eorum qui de Petri prosapia erant, haec erat responsio: quia jam credi eis a nemine posset, si demembrarent genus suum, et eum relinquerent, qui cognationis suae caput esset et dominus. Caeteri juramento fidelitatis excusabant perfidiam, nec aliquis ex sana conscientia parti illi conferebat suffragia. Denuntiabat itaque eis Abbas colligationes impietatis esse sacrilegas, et profanas conspirationes legibus et canonibus condemnatas juramentis non posse muniri; non posse, nec debere veritatis sacramenta mendacio suffragari. Insanire autem eos, qui rem illicitam sacramenti patrocinio constare existimant, cum oporteat extraordinarias pactiones quocunque religionis obtentu sancitas, revocari <al. evacuari> in irritum, et auctoritate divina dissolvi. Auditis his aliisque Viri Dei sermonibus defluebant a Petro, et quotidie partis illius dissociatis agminibus, vincula rumpebantur: ipsius quoque Petri animus tabescebat, quia se quotidie minui, Innocentium vero crescere minime dubitabat. Defecerant pecuniae, contabuerat curiae amplitudo, aruerant ministeria domus. Rarus mensam ejus frequentabat conviva, deliciae in plebeia cibaria commutatae, cultus obsequentium vetustate obscurus, stipendiarii aere alieno oppressi, et tota domus effigies pallida, dissolutionem proximam indicabat.

43. Interea rex Siciliae Rogerius, qui solus jam ex principibus obedire papae Innocentio detrectabat, ad eum mittit, petens, ut Haimericum cancellarium suum, et Abbatem Clarae-Vallensem ad se mitteret: nihilominus a Petro Leonis idem petens, ut Petrum sibi Pisanum a suo latere delegaret. Aiebat autem se dissensionis hujus, quae jamdiu induruerat, velle scire originem; et cognita veritate, aut corrigere errorem, aut sancire sententiam. Mittebat autem in dolo, quia audierat Petrum Pisanum eloquentissimum esse, et in legum et canonum scientia nulli secundum; putabatque si eloquentiae ejus in publico consistorio audientia praeberetur, declamationibus rhetoricis simplicitatem Abbatis posse obrui, et silentium ei vi verborum et pondere rationum imponi. Ne diu morer, venit pars utraque Salernum. Sed militaverat ultio, et praevenerat tanti sceleris machinamentum. Parato namque ad bellum innumerabili exercitu adversus Rannulfum ducem, idem rex in campum armatas produxerat acies: cum subito viso duce audacter obviam procedente, territus fugit, effusumque exercitum praedae et caedibus exposuit, et innumeris militibus captis et interfectis, invitus Ducem ditavit opibus. gloria sublimavit. Quae quidem ei juxta verbum Viri Dei omnia contigerunt. Cum enim primus eorum qui vocati fuerant Abbas sanctus adveniens, Regem in castris positum invenisset, per multos dies vicinas acies, ne committerent, impedivit: denuntians Regi, «Quia si conflictum inieris, victus et confusus abibis.» Novissime vero cum ejusdem regis plurimum crevisset exercitus, ignorans quod non in multitudine foret eventus belli, Virum sanctum quaerentem ea quae pacis erant, ulterius audire contempsit.

44. At ille ducem Rannulfum, et Catholicorum aciem verbis potentibus adhortatus, sicut Regi fugam, sic illis victoriam pollicitus est et triumphum. Cumque ad proximam villulam declinasset, et instaret orationi, repente fugientium et insequentium clamor auditur. Siquidem per eumdem locum fugientem Regis exercitum Rannulfus persequebatur. Egressus itaque frater quidam ex his qui cum Abbate erant, uni ex militibus occurrit, et quid accidisset, interrogabat. At ille, siquidem litteras noverat: Vidi, inquit, impium superexaltatum et elevatum sicut cedros Libani; et transivi, et ecce non erat (Psal. XXXVI, 35, 36). Nec mora, Dux ipse secutus, ut monachum vidit, sicut erat armatus, equo desiliit; et ejus pedibus advolutus: «Gratias, inquit, ago Deo, et fideli servo ejus, quia non nostris viribus, sed ejus fidei collata haec victoria est.» Iterumque insiliens equo, hostes insequebatur.

45. Nec tamen hac plaga, sibi inflicta coelitus, correctus est animus Regis, nec detumuit procella quam conglomeraverat pravae mentis elatio: sed post fugam reversis qui evaserant, simulans alacritatem, regio se ornatu attollens, stipata militibus curia, utramque partem praecipit accersiri; et prius instructo Petro, et multarum promissionum auctoramentis accenso, de causae suae rationibus eloqui jubet. Prior itaque Petrus electionem domini sui canonicam probare contendit; et verba sua multis legum et canonum assertionibus munit. At vero Vir Dei non in sermone, sed in virtute regnum Dei esse intelligens: «Scio, inquit, Petre, te virum sapientem et litteratum esse; et utinam sanior pars, et honestiora te occupassent negotia! utinam te patronum causa justior et felicior obtineret! et sine dubio rationabilia allegantem nulla posset impedire facundia. Et nos quidem agrestes, saepius ligonibus quam pragmaticis advocationibus <al. declamationibus> assueti, si causa fidei non urgeret, institutum silentium teneremus. Nunc autem cogit nos charitas eloqui, quia tunicam Domini, quam in tempore passionis nec ethnicus praesumpsit scindere, nec judaeus, fautore hoc Domino, Petrus Leonis lacerat et disrumpit. Una est fides, unus Dominus, unum Baptisma. Nos neque duos dominos, nec geminam fidem, nec duo baptismata novimus. Ut ab antiquis ordiar, una arca tempore diluvii fuit. In hac octo animae, caeteris omnibus pereuntibus, evaserunt; et quotquot extra arcam inventi sunt, perierunt. Arcam hanc typum tenere Ecclesiae, nemo est qui ambigat. Arca alia nuper fabricata est, et cum duae sint, alteram necesse est esse adulteram, et in profundum demergi. Arca, quam regit Petrus, si ex Deo est, necesse est ut arca, quam regit Innocentius, obruatur. Peribit ergo orientalis Ecclesia, peribit Occidens totus: peribit Francia, peribit Germania: Iberi et Angli, et barbara regna in profundum pelagi demergentur. Religio Camaldrensis <al. Camaldulensis> et Carthusiensis, et Cluniacensis, et Grandimontensis, et Cisterciensis, et Praemonstratensis, aliaque innumerabilia servorum, et ancillarum Dei collegia, necesse est ut sub uno turbine corruant in abyssum. Episcopos, et abbates, et reliquos Ecclesiae principes collo praecipiti mola asinaria alligata pelagus vorax excipiet. Solus ex principibus mundi arcam Petri intravit iste Rogerius, et caeteris omnibus enecatis, solus ipse salvabitur? Absit ut totius mundi religio pereat, et ambitio Petri, cujus vita palam est qualis exstiterit, regnum coelorum obtineat!»

46. Ad haec verba non se poterant ultra, qui praesentes aderant, continere, sed abominati sunt et vitam Petri Leonis, et causam. Abbas autem tenens manum Petri Pisani elevavit eum, et simul ipse surrexit: «Tutiorem,» inquiens, «si mihi credas, intrabimus arcam.» Et sicut jam pridem mente conceperat, salutaribus illum aggrediens monitis, cooperante gratia Dei, protinus persuasit ut ad Urbem rediens, Innocentio papae reconciliaretur. Soluta concione, Rex necdum voluit obedire, quia sancti Petri patrimonium, quod in Cassinensi et Beneventana provincia amplissimum est, cupidus occupaverat, putabatque hujusmodi suspensionibus aliqua a Romanis extorquere privilegia, per quae in jus proprium deinceps sibi stabiliretur haereditas. Sic Herodes visum Salvatorem contempsit, et quem desideravit absentem, contempsit praesentem (Luc. XXIII, 8, 11). Sic omnipotens Deus claritatem, quam accepit a Patre, dedit hominibus (Joan. XVII, 22), et contemnentes se facit inglorios et erigit in sublime humiliatos. Igitur circa curationem cujusdam viri nobilis, et in urbe Salernitana notissimi, succumbentibus medicis, quorum ibi praecipue ars viget et studium, eidem viro de medicorum auxilio desperanti, noctu quidam per somnium apparens intimavit advenisse Salernum Virum sanctum, et in curationibus efficacem. Hunc inquirere jubetur, et de lavacro manuum ejus bibere. Quaesivit, invenit, aquam petiit, bibit, convaluit. Hoc verbum per totam urbem divulgatum, ad aures Regis et procerum ejus pervenit. Cum omnium igitur populorum favore, solo Rege in malitia permanente, Abbas Romam revertitur: praedictum quoque Petrum Pisanum, et quosdam alios reconciliat Ecclesiae, et Innocentio papae confoederat.

47. Advenerat tempus, in quo completa Amorrhaei malitia, angelus percutiens gladium jam vibrabat, et pertransiens domos, quarum superliminaria sanguis Agni imbuerat, ad domum Petri Leonis veniens, salutare in ea non reperit signum. Percussit igitur miserum, nec tamen illico defungitur: sed datur per triduum poenitentiae locus. Ille patientia Dei abutitur, et in peccato suo moritur desperatus. Miserabili pompa corpus ejus effertur, cadaver ejus in latebris sepelitur, et usque hodie fovea illa a Catholicis ignoratur. Attamen pars ipsius, Papam sibi pro illo alterum statuerunt; non tam ex pertinacia schismatis, quam ut opportunius per aliquam temporis moram papae Innocentio reconciliarentur: quod sine mora per manum servi sui Christus effecit. Nam et ipse ridiculus pontifex, Petri Leonis haeres, ad eumdem virum Dei nocte se contulit: et ille quidem nudatum eum usurpatis insignibus ad domini Innocentii pedes adduxit. Quo facto civitas gratulabunda laetatur, Innocentio ecclesia redditur, Romanus populus ut pastorem et dominum Innocentium veneratur. Abbas Clarae-Vallis in mira reverentia habetur, ab omnibus auctor pacis, et pater patriae praedicatur. Procedentem viri nobiles prosequuntur, acclamat populus, matronae sequuntur, et omnes ei prompto animo obsequuntur. Sed quandiu ille gloriam toleravit? quandiu pace fruitus est post tam diuturnum laborem? Nec diem pro anno recipere acquievit. Sedatis omnibus et compositis, vix quinque dies teneri potuit, qui septem annis et ultra pro resarcienda eadem scissione sudavit. Exeuntem Roma prosequitur, deducit clerus, concurrit populus, universa nobilitas comitatur. Nec poterat sine communi moerore dimitti, qui colebatur amore communi.

48. Accepta ergo ab Innocentio licentia, confirmata pace, Vir Dei regreditur; et maximum domi reportans gaudium, a fratribus cum gratiarum actione devote suscipitur. Interea Romae Innocentius potestative agenda disponit, undique visitatores occurrunt. Alii cum negotiis, alii tantum gratia congaudendi adveniunt. Processiones per ecclesias solemniter celebrantur, depositis armis ad audiendum verbum Domini plebes occurrunt Post multifarias egestates in brevi civitas opulenta refloret: quae discordiae tempore distracta fuerant, pax solidata reducit et revocat. Arantur solitudines, et deserta pinguescunt. Requiescunt singuli sub vite et ficulnea sua: nocturnae silent excubiae, et apertis januis, omnis timor excluditur. Dato tempore Innocentius Ecclesiae ruinas restaurat, recolligit exsules, ecclesiis antiqua servitia, depopulatas colonias expulsis restituit, insuper et congrua dona largitur. Monasterium etiam apud Aquas-Salvias in sancti Anastasii martyris honore constituit; quod quidem ibi prius fuerat, sed hoc tempore sola ecclesia, deerat habitator. Constructis itaque coenobialibus mansionibus, et reformata ecclesia, assignatis etiam ad alimonias domibus, agris, et vineis, a Clara-Valle abbatem et conventum fratrum sibi mitti dominus Papa petiit, et obtinuit. Mittitur ergo Bernardus , Pisanae olim ecclesiae vice-dominus, et religiosi cum eo fratres, qui secundum beati Benedicti Regulam in eodem loco Domino deservirent. Cito profecit illa plantatio, et associatis sibi viris indigenis servorum Dei multiplicatus est numerus; et pascua congrua nutrimentis multiplex in brevi produxere peculium.

 

CHAPITRE VII.

De l'affaire du schisme de Rome, et des succès obtenus à cet égard auprès de Roger, roi de Sicile.

41. Cependant des lettres apostoliques appellent l'homme de Dieu, et les cardinaux le supplient de venir au secours de l'Eglise souffrante. Voilà donc ses études interrompues, et ce qu'il faisait auparavant avec continuité il ne pourra plus le reprendre que par momens et à la dérobée. Il ne se donnait en effet aucun repos, et, en vrai serviteur de Dieu, il était toujours priant, méditant, lisant ou prêchant. Voyant 290 donc qu'il présente en vain des excuses, et qu'il faut obéir aux ordres qu'il reçoit, il convoque ses religieux de tous les lieux où ils sont établis, et, après avoir long-temps et profondément soupiré, il leur parle en ces termes: «Vous voyez, mes frères, quelles tribulations souffre l'Eglise. Le parti de Pierre est, il est vrai, brisé par la puissance de Dieu tant dans l'Italie que dans l'Aquitaine; déjà cette faction n'y enfante plus de nouveaux partisans, mais y avorte; dans ces contrées, les défenseurs du schisme ont disparu. A Rome même, une grande partie des nobles penche pour Innocent, et beaucoup de fidèles lui sont favorables. Cependant les uns et les autres, redoutant les violences d'une multitude prête à tout faire, n'osent avouer publiquement l'acquiescement qu'ils ont promis à l'élection d'Innocent. Pierre a pour complices des hommes perdus que ses « largesses ont corrompus, et, maître de leurs châteaux forts, il donne en spectacle au monde non pas la foi de Simon-Pierre, mais les faux prodiges de Simon le magicien. Tout l'Occident est soumis et ces gens sont seuls à lutter encore. Cette Jéricho tombera au bruit de vos prières et de vos chants de triomphe; et quand vous tiendrez, comme Moïse, vos mains élevées vers le Seigneur, cet Amalech vaincu prendra la fuite. Pendant que Josué combattait, le jour qui commençait à tomber ne suffisant pas à l'accomplissement de sa victoire, il ordonna plutôt qu'il ne demanda au soleil de s'arrêter, et sa foi lui mérita tout à la fois d'être obéi du soleil et de battre l'ennemi renversé dans la poussière. Maintenant donc que nous allons com- 291 battre, prêtez-nous votre assistance et implorez pour nous avec des cœurs supplians le secours d'en haut. Continuez à faire tout ce que vous faites, restez dans le chemin où vous êtes, et, quoique vous n'ayez rien à vous reprocher, cependant ne vous estimez pas justes d'après votre propre jugement; car Dieu seul justifie ceux qu'il juge, et l'homme le plus parfait ignore le résultat du sévère examen du juge divin. Ne vous inquiétez pas non plus beaucoup d'être jugés sous un jour tout humain; ne vous reposez ni sur vos propres jugemens ni sur ceux d'autrui; mais soyez toujours tellement sous la crainte de Dieu que vous ne vous éleviez pas vous-mêmes en vous permettant de juger qui que ce soit, et que vous ne tombiez pas dans de vraies niaiseries, en vous tourmentant du jugement des autres. Enfin, tout en suivant chacun de vos devoirs, regardez-vous comme des serviteurs inutiles. Quant à nous, il nous faut aller où nous appelle notre soumission. Plein de confiance dans la clémence du Seigneur pour qui seul nous consentons à nous charger du travail qui nous est imposé, nous remettons enses mains et nous lui recommandons la douce fraternité dont on jouit dans cette maison et la garde de vos personnes.»

42. En achevant ces mots, il bénit ses moines qui tous fondent en larmes, et se sépare d'eux. Accueilli partout avec un grand respect, il arrive enfin à Rome. Le seigneur pape et ses frères les cardinaux, pleins de joie de son arrivée, s'empressent de se concerter avec lui. D'après l'état des choses, et le progrès qu'avait fait la cause d'Innocent, le saint abbé croit de- 292 voir prendre, pour attaquer le schisme, une autre voie que celle qui avait été suivie précédemment15. Ce n'est ni dans les chars ni dans les coursiers qu'il met son espérance; il n'hésite pas à entrer en conférence avec certaines gens, et s'enquiert des facultés des fauteurs du schisme et de l'esprit qui les anime, pour s'assurer si c'est séduits par l'erreur, ou entraînés par leur propre malice, qu'ils ont embrassé cette cause si criminelle et qu'ils y persévèrent. Il apprend bientôt, par des rapports secrets, que chaque clerc, attaché à la personne de Pierre, tourmenté de sa propre position, ne se dissimule pas qu'il a péché, mais n'ose revenir sur ses pas, de peur d'être noté d'infamie et tenu pour vil par les autres clercs, et aime mieux rester dans le parti où il est engagé, en se couvrant ainsi d'une apparence d'honneur, que d'être expulsé de son siége et exposé publiquement à la mendicité. Les discours ordinaires des parens de Pierre étaient, en effet, que personne ne pourrait croire en eux. s'ils démembraient ainsi leur propre race, et abandonnaient celui qu'ils reconnaissaient pour le chef de leur famille et leur seigneur. Quant aux autres, ils excusaient leur perfidie envers l'Eglise par leur serment de fidélité envers Pierre. Ainsi donc aucun de ces gens-là ne soutenait le parti de Pierre avec la conviction d'une conscience nette. Le saint abbé leur déclare donc «que toutes liaisons formées par l'impiété sont sacriléges; que toutes conspirations profanes, condamnées par les lois et les canons, ne sauraient puiser aucune force dans les 293 sermens, et que les paroles sacramentelles de la vérité ne peuvent ni ne doivent servir d'appui au mensonge; que ceux-là sont insensés qui croient légitime une chose illicite, en la mettant, pour ainsi dire, sous la protection du serment; tandis qu'on voit des traités, qui sortent des règles ordinaires, quoique sanctionnés par quelque ombre de religion, se dissiper nécessairement comme une vaine fumée, et rompus par l'autorité divine.» En entendant ces discours et d'autres semblables de l'homme de Dieu, tous ces gens se retirent d'avec Pierre; chaque jour les forces de son parti se désunissent, les liens qui les attachaient se rompent, et le chagrin dessèche bientôt l'aine de Pierre lui-même, qui ne pouvait douter le moins du monde qu'à chaque moment sa cause perdait, tandis que celle d'Innocent gagnait visiblement. L'argent lui manquait; la grandeur de sa cour diminuait journellement; le service même de sa maison ne se faisait que difficilement; les convives qui fréquentaient sa table devenaient plus rares; au lieu de mets délicieux on n'y servait plus que la nourriture grossière du peuple. Les habits vieux et passés de ses courtisans, ses valets maigres, efflanqués et accablés de dettes, en un mot, la physionomie pâle de sa cour, indiquaient une dissolution très-prochaine.

43. Cependant Roger, roi de Sicile, le seul des princes qui refusât encore d'obéir au pape Innocent, fit alors inviter ce pontife d'envoyer vers lui Aimeri son chancelier et l'abbé de Clairvaux. En même. temps il n'en demanda pas moins à Pierre de lui députer Pierre de Pise comme son légat à latere. Il 294 disait qu'il voulait enfin connaître la cause de cette division obstinée qui durait depuis si long-temps; et, une fois la vérité mise dans tout son jour, ou revenir de son erreur, ou ratifier son premier jugement. Son message toutefois n'était que perfidie: il avait, en effet, entendu dire que Pierre de Pise était fort éloquent, et n'avait aucun rival dans la science des lois et des canons. Il pensait donc que si l'on donnait à ce prélat l'occasion de développer sa faconde dans un consistoire public, les déclamations de sa rhétorique étoufferaient la simplicité de langage de l'abbé, qui se verrait ainsi réduit au silence par la force des paroles et le poids des raisonnemens. Pour couper court, je dirai que les champions des deux partis se rendirent à Salerne: mais la vengeance divine avait combattu pour la bonne cause, et prévenu l'accomplissement de cette machination si criminelle. En effet, ce même roi Roger, ayant rassemblé une armée innombrable pour faire la guerre au duc Ramnulf, avait rangé sur le champ de bataille ses légions armées: mais voyant. tout à coup le duc s'avancer audacieusement à sa rencontre, il s'enfuit effrayé, laissa son armée débandée, exposée à être prise et massacrée, perdit un grand nombre de ses soldats qui furent tués ou devinrent la proie des vainqueurs, et, à son grand chagrin, enrichit le duc par un immense butin, et rehaussa beaucoup sa gloire. Toutes ces choses, au surplus, arrivèrent conformément aux paroles de l'homme de Dieu. En effet, le saint abbé qui, de tous les hommes convoqués, était arrivé le premier au rendez-vous, et avait trouvé le roi déjà renfermé dans son camp, empêcha pendant plusieurs jours que les armées, quoi- 295 qu'en présence, en vinssent aux mains, disant à ce prince: «Si vous tentez le combat, vous vous en retournerez vaincu et couvert de confusion.» Cependant comme l'armée de ce monarque s'accrut bientôt considérablement, et qu'il ignorait que la multitude des soldats ne devait pas décider du succès de cette bataille, il dédaigna d'écouter davantage l'homme de Dieu qui l'exhortait à la paix.

44. Bernard alors, animant par ses puissantes paroles le duc Ramnulf et l'armée des fidèles catholiques, leur promit la victoire et le triomphe, ainsi qu'il avait prophétisé au roi la fuite et la défaite. Comme ensuite il s'était retiré dans une petite ferme voisine où il se livrait à l'oraison, tout à coup on entendit s'élever les cris des fuyards et de ceux qui les poursuivaient. Par cette même ferme passèrent en effet et l'armée royale qui fuyait, et Ramnulf qui la pressait vivement. Un des moines qui accompagnaient l'abbé, étant donc sorti, alla au-devant d'un des soldats, et lui demanda ce qui était arrivé. Cet homme, qui certes connaissait les saintes Écritures, lui répondit: «J'ai vu l'impie extrêmement élevé, et qui égalait en hauteur les cèdres du Liban, et j'ai passé, et dans le moment il n'était plus16.» Un instant après le duc lui-même, qui suivait, sauta, tout armé, à bas de son coursier dès qu'il aperçut le moine, se jeta à ses pieds et lui dit: « Je rends grâces à Dieu et à son serviteur: car ce n'est pas à nos forces, mais à sa foi, que nous devons d'avoir remporté celte victoire.» Remontant de suite à cheval, il se remit à la poursuite de l'ennemi.

296 45. Cependant cette plaie dont le ciel frappa Roger ne corrigea pas l'ame superbe de ce roi, et cette tempête, qu'amassa sur lui l'orgueil de son esprit dépravé, ne l'abaissa point. Tous ceux des siens qui avaient échappé aux ennemis étant venus le rejoindre après sa fuite, il feint la joie, se montre dans toute la pompe des ornemens royaux, et, entouré d'un nombreux cortége de guerriers, il ordonne qu'on fasse approcher les envoyés des deux partis qui divisaient l'Eglise. Ayant préalablement endoctriné Pierre de Pise, et enflammé son ardeur au moyen d'une foule de magnifiques promesses, il lui ordonne de développer les motifs de la cause qu'il soutient. Ce Pierre s'efforce donc d'abord de prouver la canonicité de l'élection de son maître, et fortifie ses paroles par la citation d'un grand nombre de lois et de canons. Mais l'homme de Dieu, persuadé que le royaume du Seigneur est, non dans la beauté du discours, mais dans la vertu, lui répondit: «Je sais, Pierre, que tu es un homme savant et lettré: plût à Dieu que tu eusses embrassé un parti plus sage, et que tu employasses tes talens à des choses plus honorables! Plût à Dieu qu'une cause plus juste et plus heureuse t'eût pour avocat! alors tu ne mettrais en avant que des argumens raisonnables, et, sans doute, nulle éloquence ne pourrait lutter contre toi. Quant à nous, hommes grossiers, beaucoup plus accoutumés à manier la charrue qu'à nous trouver à des conférences d'affaires, certes, nous garderions le silence qui nous convient si l'intérêt de la foi ne nous forçait de parler. Mais aujourd'hui c'est la charité qui nous contraint d'ouvrir la 297 bouche: car la tunique de Notre-Seigneur Dieu n'a pas permis, au temps de la Passion, que les payens ni les Juifs osassent se la partager; et maintenant Pierre de Léon la déchire et la met en lambeaux. Il n'y a qu'une foi, un Seigneur, un baptême; nous n'avons jamais vu ni deux maîtres ni une foi double ni deux baptêmes. Si je commence par remonter aux temps antiques, lors du déluge, je n'aperçois qu'une seule arche. Huit ames humaines seulement trouvèrent leur salut dans cette arche, pendant que les autres hommes périssaient; et tout autant qu'il y en eut que les eaux rencontrèrent hors de l'arche, elles les engloutirent. Cette arche est le type de l'Eglise: il n'est personne qui en doute. Une autre arche vient d être fabriquée tout récemment; et comme elles sont deux maintenant, il faut de toute nécessité qu'il y en ait une fausse, et qu'elle soit plongée dans la profondeur de l'abîme. Si l'arche que conduit Pierre de Léon vient de Dieu, celle dont Innocent tient le gouvernail doit immanquablement être engloutie. Ainsi donc l'Eglise orthodoxe d'Orient périra; celle d'Occident périra; la France périra; la Germanie périra; les Ibères, les Angles et tous les royaumes barbares seront précipités dans les gouffres de la mer. Les ordres des Camaldules, des Chartreux, de Cluny, de Grammont, de Cîteaux, des Prémontrés, et une foule innombrable d'autres couvens de serviteurs « et de servantes du Seigneur tomberont indubitablement dans l'abîme, emportés par une seule et même tempête. L'onde dévorante recevra donc les évêqucs, les abbés et tous les autres princes del'Eglise, 298 qui seront jetés dans son sein, et porteront attachées à leur cou les meules qui font tourner les ânes. Ce Roger, ici présent, qui, seul de tous les puissans de ce monde, est entré dans l'arche de Pierre de Léon, sera donc le seul sauvé, pendant que tous les autres périront? A Dieu ne plaise que tout ce qu'il y a ici de vraiment religieux sur la terre périsse, et que l'ambition de Pierre de Léon, dont chacun sait quelle a toujours été la vie, obtienne seul le royaume des cieux!»

46. A ces paroles tous ceux qui étaient présens ne purent se contenir plus long-temps, et exprimèrent leur abomination pour la vie et la cause de Pierre de Léon. Le saint abbé, prenant alors la main de Pierre de Pise, le fit lever: lui-même se leva également, et lui dit: «Si tu veux m'en croire, nous entrerons dans l'arche la plus sûre.» Puis, comme il en avait déjà formé le dessein, il le pressa de conseils salutaires; et, secondé par la coopération de la grâce de Dieu, il persuada promptement à ce prélat de se réconcilier, aussitôt qu'il serait de retour à Rome, avec le pape Innocent. L'assemblée dissoute, le roi ne voulut pas encore se ranger sous l'obéissance d'Innocent. Dans sa cupidité il avait envahi une portion considérable du patrimoine de Saint-Pierre située dans les provinces du Mont-Cassin et de Bénévent, et se flattait que par de semblables délais il extorquerait des Romains quelques priviléges sur ces terres, et pourrait ensuite par ce moyen les rendre propres et héréditaires dans sa famille. C'est ainsi qu'Hérode méprisa le Sauveur quand il le vit, et que celui après lequel il soupirait, quand il était absent, il le dédaigna 299 présent. C'est ainsi encore que notre Dieu tout-puissant répand sur les hommes la clarté qu'il a reçue de son père, prive de toute gloire ceux qui le méprisent, et élève au plus haut des cieux ceux qui s'humilient. On en vit la preuve par la guérison d'un certain homme noble, et très-connu dans la ville de Salerne. Les médecins, dont l'art et les études florissent particulièrement dans cette cité, ne savaient plus que lui faire. Comme cet homme désespérait d'obtenir d'eux aucun soulagement, un être lui apparut en songe pendant la nuit, lui annonça qu'il était arrivé à Salerne un saint homme qui guérissait efficacement tous les maux, et lui ordonna de le chercher et de boire l'eau du bassin dans lequel celui-ci aurait lavé ses mains. Le malade fait donc chercher Bernard, le trouve, demande l'eau dont il s'était servi pour ses mains, la boit et guérit. Le bruit de ce miracle se répandit bientôt par toute la ville, et parvint aux oreilles du roi et de tous ses grands. Ce prince étant seul à persévérer dans sa malice, notre abbé retourna à Rome, emportant avec lui l'amour des peuples de tout le pays, et réconcilia à l'Eglise et réunit au pape Innocent le susdit Pierre de Pise, ainsi que certains autres.

47. Le temps était venu où la malice de l'Amorrhéen étant montée à son comble, l'ange exterminateur brandissait déjà son glaive, et trouvant les maisons dont le seuil était encore arrosé du sang de l'agneau, passait outre. Arrivé à la demeure de Pierre de Léon, il n'y vit pas le signe du salut, et frappa ce malheureux. Celui-ci cependant ne mourut pas sur-le-champ; trois jours lui furent accordés pour faire pénitence; mais, 300 abusant de la patience du Seigneur, il persista dans son péché, et finit en désespéré. On emporta son corps avec la pompe la plus mesquine, et l'on ensevelit son cadavre dans une fosse obscure et cachée, inconnue jusqu'ici des catholiques fidèles. Cependant les hommes de sa faction se choisirent un autre pape en sa place17; ce ne fut pas, au reste, tant par opiniâtreté dans le schisme que dans l'espoir d'obtenir, par un délai de quelque temps, des conditions plus avantageuses de réconciliation avec le pape Innocent. Mais ce rapprochement le Christ l'effectua sur-le-champ par les mains de son serviteur. Ce ridicule pontife, héritier de Pierre de Léon, se rend, en effet, lui-même, pendant la nuit, chez l'homme de Dieu, qui le conduit, dépouillé de tous les insignes usurpés de la papauté, aux pieds du seigneur Innocent. Aussitôt la ville se félicite et se livre à la joie; et l'Eglise est rendue à Innocent, que tout le peuple romain s'empresse de vénérer comme son pasteur et son maître. Tous témoignent leur respectueuse admiration pour l'abbé de Clairvaux, et l'appellent hautement l'auteur de la paix et le père de la patrie. Quand il sort, les nobles l'accompagnent, le peuple le célèbre par ses acclamations, les matrones le suivent, et tous lui marquent, avec un zèle empressé, la plus hante déférence. Mais combien de temps a-t-il pu jouir de sa gloire? Combien de temps a-t-il pu goûter le repos qu'il avait acheté par de si longues fatigues? Hélas! il ne lui fut pas donné d'avoir même un jour de répit pour chacune de ses années de tribulations! Quand 301 tous les troubles de l'Eglise furent finis et apaisés, à peine put-on retenir cinq jours à Rome celui qui, pendant sept ans et plus, s'était consumé en efforts pour mettre un terme au schisme. A son départ, Rome tout entière l'accompagna; le clergé le reconduisit; le peuple se pressa sur ses pas; toute la noblesse lui fit cortége. On ne pouvait voir, sans une douleur générale, s'éloigner celui qui s'était concilié un amour universel. Tous le suivaient les larmes aux yeux, lui demandaient sa bénédiction, et se recommandaient avec la plus grande dévotion à ses prières.

48. La paix étant solidement rétablie dans l'Eglise, l'homme de Dieu revint donc en France avec la permission d'Innocent. Il rapportait dans son couvent une grande joie, et fut reçu de ses frères avec les témoignages de la plus pieuse affection. Cependant le pape Innocent réglait toutes choses à Rome avec une puissance non contestée; et de toutes parts arrivaient des fidèles empressés de le voir. Us venaient les uns pour traiter des affaires avec lui, les autres uniquement pour le féliciter. Les églises célébraient son triomphe par des processions solennelles, et les peuples, ayant déposé les armes, accouraient pour entendre la parole de Dieu. Après avoir souffert une foule de privations de tout genre, la cité vit promptement refleurir son opulence; une tranquillité stable rappela et ramena bientôt tous les biens que les temps de discorde avaient éloignés. Les champs, dont la guerre avait fait des solitudes, furent labourés de nouveau, et les déserts s'engraissèrent par la culture; chacun se reposa doucement à l'ombre de sa vigne et de son figuier; les patrouilles ne troublèrent plus le 302 silence des nuits; les portes des maisons restèrent ouvertes sans danger, et toute crainte fut bannie des cœurs. Avec le temps Innocent répara les maux de l'Eglise, fit revenir les exilés, rendit aux églises leurs anciens serfs, et aux bannis leurs métairies dévastées; de plus, enfin, il répandit des largesses proportionnées aux besoins. Ce pontife rebâtit aussi, en l'honneur du saint martyr Anastase, un ancien monastère, dont il ne restait plus que l'église. et auquel manquaient les habitans. Le seigneur pape ayant donc reconstruit le couvent, réparé l'église, et assigné des fermes, des champs et des vignes pour la subsistance et l'entretien des moines, demanda et obtint qu'on lui envoyât de Clairvaux un abbé et une colonie de religieux de cet ordre. Bernard, autrefois vice-prieur de l'église de Pise, fut, en conséquence, chargé de mener en ce lieu des frères qui, sous sa conduite, devaient y servir le Seigneur suivant la règle du bienheureux Benoît. Cette colonie prospéra promptement; des hommes du pays s'empressèrent de s'y associer; le nombre des serviteurs de Dieu se multiplia dans ce monastère, et des domaines proportionnés aux besoins de l'établissement produisirent rapidement d'abondans revenus.

 

CAPUT VIII. De praesulibus Ecclesiae e Clara-Valle progenitis. De insigni pietate comitis Theobaldi, ejusque gravi tribulatione.

49. Abbas sanctus ad studia sua reversus, dilectum amplectitur epithalamium. E diversis etiam regionibus odore religionis illius ubique diffuso, fratres ad fundanda monasteria invitantur. Fundata quoque et statuta ditioni ejus sese subjiciunt, et arctioris ineunt regulas disciplinae. Sed et diversarum regionum civitates ex hoc collegio meruere episcopos. In primis Roma summo ornatur Pontifice. Praeneste Stephanum habuit totius modestiae <al. gloriae> virum, Ostia, virum magnum Hugonem. In ipsa quoque Romana curia Henricus, et Bernardus alter presbyter, alter diaconus ordinati sunt cardinales. Prope urbem Romam Nepa quoque sub Huberto refloruit. In Tuscia, Pisis natalis soli gloria, et magnum Ecclesiae lumen Balduinus effulsit. Citra Alpes Lausannae datus est Amedeus; Seduno, Garinus; Lingonis, Godefridus; Autissiodoro, Alanus; Nannetis, Bernardus; Belvaco, Henricus; Tornaco, Giraldus; Eboraco, Henricus. In Hibernia duo episcopi, re et nomine Christiani. In Alemannia civitate Curia Algotus, sapientia, aetate et gratia reverendus. Haec luminaria de Clara-Valle assumpta fulgore puro praedictas urbes sua illustravere praesentia, et pastoralis officii elucidantes gloriam, exemplum caeteris episcopis facti sunt doctrinae et vitae, et in altitudine sua semper humiles constiterunt.

50. Defuncto siquidem Innocentio papa, et successoribus ejus Coelestino et Lucio quam velociter consummatis, Bernardus quem prius apud sanctum Anastasium abbatem diximus ordinatum, Papa Urbis efficitur, et Eugenius tertius appellatur. Hic seditione orta in populo, pulverem pedum in litigantes excussit, et relictis eis, in Franciam venit. Cumque se Romae comederent ac morderent, et se invicem consumerent, exspectavit in pace, donec fatigati conflictibus et damnis afflicti, ejus praesentiam cuperent et optarent. Qui interim celebrato Remis consilio Claram-Vallem humiliter visitat, et gloriam pontificatus Romani pauperum repraesentat aspectibus. Mirantur omnes in tanta altitudine humilitatem immobilem, et in tam excellenti culmine propositi sancti permanere virtutem; ut altitudini sociata humilitas pro officio exterius splendeat, et pro virtute nequaquam interius inanescat. Adhaerebat carni ejus lanea tunica, et diebus ac noctibus cuculla vestitus sic ibat, et sic cubabat. Intus monachi habitum retinens, extra se pontificem et moribus, et vestibus exhibebat: rem difficilem agens, diversarum in uno homine proprietatem exprimens personarum. Segmentata ei circumferebantur pulvinaria. Lectus ejus palliis opertus cortina ambiebatur purpurea; sed si revolveres operimenta, invenires superjectis laneis complosa stramina, et paleas conglobatas. Homo in facie, Deus videt in corde: ipse vero bona coram Deo et hominibus providebat. Alloquitur fratres non sine lacrymis, miscens sermonibus avulsa a corde suspiria, hortatur et consolatur, et se inter eos fratrem et socium, non dominum exhibet, vel magistrum. Cumque ibi morari diutius non pateretur magna eum proseqens comitantium multitudo, salutatis fratribus iter in Italiam dirigens abscessit et ad Urbem pervenit.

51. Scripsit ad eumdem papam Vir sanctus multae subtilitatis librum <al. utilitatis>, in quo acutissima indagatione tam ea quae circa eum, quam quae infra sunt, prosequens, etiam ad ea, quae supra ipsum sunt, ascendens, tanta de natura divina disseruit, ut videatur in tertium coelum assumptus audisse quaedam verba quae non licet homini loqui, et regem in decore suo vidisse. In his quae infra, et quae circa ipsum sunt; morum societas, naturae aequalitas, officiorum distantia, consideratio meritorum, dijudicatio provectuum subtilissime distinguitur, et singulis in suo genere sui cognitio intimatur. In his quae supra hominem sunt, speculatur coelestia, non eo modo, quo Angeli, qui semper adhaerent Deo, considerant; sed eo modo, quo potest homo puri animi et mentis sincerae divina contingere, et conformari hierarchiae coelesti sacerdotium temporale. Cum enim in coelesti militia constet alios aliis principari, et ministeriales spiritus, ad nutum superiorum potestatum, ad diversa officia delegari; quidam vicinius assistentes ab ipso accipiunt, quae aliis, vel agenda, vel intelligenda insinuent. Cumque exigat homo praepositurae suae reverentiam exhiberi, ad honorem summae potestatis cuncta referri necesse est: quia cum sit subditus homini homo, vel spiritui spiritus, subdi maxime oportet Deo, de cujus munere datur ista praelatio, et quo docente fit ut pateat homini tam cognitio sui, quam per fidem et spem ad divinam contemplationem pro modo data et indulta accessio. Dictabat Vir Dei, et nonnumquam scribebat, in tabulis cereis , non patiebatur perire inspirata sibi divinitus. Sedabat lites ecclesiarum, et appellationes importunas, quas inter se discordes clerici concitabant, blando spiramine componebat. Interdum etiam durius increpante eo, redibat tranquillitas, et detumescentibus procellis, qui seditiosi ante eum venerant, et bile diffusa scaturientes declamationibus, pacifici revertebantur

52. Adhaesit ei prae caeteris quidem principibus comes Theobaldus, et dilectionem opere prosecutus, et se, et sua in subsidia Clarae-Vallis exposuit, et in manibus Abbatis posuit animam suam, deposita altitudine principali, se inter servos Dei conservum exhibens, non dominum; ut obediret ad omnia, quaecumque domus illius infimi postulassent <al. imperassent>. Emebat igitur fundos, construebat domos, abbatiis novis praebebat impensas; et ubicumque servi Dei extendissent propagines, delegabat pecunias: non unam domum, sicut Salomon Jerosolymis, statuens; sed ubicumque hujus schematis consedissent personae, satagebat eis ministrare necessaria, quasi Christo in terris praesenti propriam faceret mansionem. Sed et hoc in arbitrio Viri Dei posuit, ut quibuscumque egentibus eo mandante ad opus Dei sumptus praeberet. Videns igitur Abbas promptum Principis animum, pietatem accendit, et maxime quidem domesticis fidei voluit eum esse obnoxium; et immortalia templa fundare consuluit, et eleemosynas ea sagacitate disponere, «ut semper fructitantes redivivis et renascentibus accessionibus novas semper eleemosynas parturirent. Deinde egenis, quos hac atque illac quasi vespae pungentes stimuli paupertatis exagitabant, omnimodis docuit misereri; aliis indumenta, aliis alimenta largiri monuit: et suggessit, ut per se ipsum xenodochia visitaret, nec horreret, aspectus <al. aspectu> languentium; quia in hoc duplicaretur clementiae bonum, si et videret, et foveret; si consolaretur, et reficeret. Humiliare pauperum oppressores, defendere pupillum et viduam, misereri et commodare, sermones in judicio disponere, providere quieti Ecclesiae, rationem gladii intelligere quasi elementarium instruxit, summam principalis officii ei intimans, et hoc a principe requiri ex debito, ut laudi bonorum et vindictae malorum intendat.»

53. Haec et alia hujusmodi salubria monita homo rationabilis reverenter accipiens, luxum curiae, et fastum altitudinis in humilitatem et honestatem convertit: nec erat qui in praesentia ejus auderet aliquid indecens vel agere, vel loqui; sed in hoc etiam ei placere studentes, sive ficto, sive puro animo ea, in quibus dominum suum delectari videbant, ipsi quoque saepius factitabant. Introducebant igitur ad eum, qui familiarius ei assistebant, pauperes patientes calumniam, nuntiabant languentes in plateis jacentes, et quoscumque in amaritudine et miseria constitutos; et ipse oblata sibi occasione clementiae laetabatur, et altiori gratia amplectebatur, quos de hujusmodi rebus videbat magis esse sollicitos. duos religiosos viros de Praemonstratensi Ordine evocatos eleemosynae suae praeposuit, ad quorum curam spectaret circumire castella et vicos, in quibus ipse maneret: et de propria mensa languentes et leprosos, qui ibi manebant, quamdiu in illis locis esset, abundanter refici jussit. Sed et aliis pauperibus largas et congruas personis eleemosynas, sive in cibis, sive in vestibus, eorum ministerio donari instituit. Et illis quidem tantum in domo sua voluit esse dominium, ut potestative, pincernis, et pistoribus, et coquis, et reliquis ministerialibus, quae vellent juberent, quae placeret tollerent; nec esset qui aliquid prohibere auderet, vel referret ad Comitem, si in aliquo prodigi viderentur. Sed et viri illi timentes Deum, et tam ei placere, quam Comiti cupientes, nec magnificentiam Principis minuebant, qui charitatis plenitudinem de suis impleri praeceperat; nec Deo ingrati esse volebant, si invenirentur desides et avari, ubi eos promptos et expeditos dispensatores esse, tam voluntas Dei, quam Principis sufficiens bonitas injunxisset. Erat praeterea horum officio deputatum, ut monachis et religiosis viris, quos ad curiam diversa mittebant negotia, hospitia providerent, et de penu et horreo Comitis necessaria ministrarent. Circumferebant etiam rigente bruma, aptatis sarcinis, pauperum indumenta, et pelles, et birros, et calceamenta, in quibus nec axungia deerat, quae per vicos indigis erogabant. Nullum in comitatu illo clementiae deerat opus: ad portum illum naufragi omnes tutum habebant refugium. Temporibus famis non, sicut Pharao, frumenta venumdedit populo, nec in servitutem sibi erogatis annonis subjecit Aegyptum: sed Abbate sancto, quasi altera Joseph, diviniore usus consiliario, gratis egenis aperuit horrea, nec exhausit pecunia populum, nec astu circumvenit afflictos, nec re publica ad se translata, privatos in terra cumulavit thesauros; sed in coelo potius thesaurizans infatigabilis distributor, cum magna alacritate et pecunias distribuit, et annonas.

54. Nec defuit viro inhianti coelestibus magni ponderis et horrenda tentatio: sed aggressus est eum tam Rex, quam principes, et commota est et contremuit terra; et quasi iratus esset ei Deus, rapinis et incendiis fere omnia ad eum pertinentia depopulatoribus exposita erant; et operuit faciem terrae Regis exercitus, et passim omnia vastabantur. Nec erat ei tutum resistere, vel obviare persecutoribus: quia et sui deseruerant eum, manifeste infestantes; et qui remanserant, in insidiis, non ad subsidia erant. Undique angustiae graves, quia nec domi sibi cavere, nec extra poterat congrua providere, cum omnino qui sui essent, nesciret; et tam de perfidia refugarum, quam de duplicitate suorum prorsus diffideret. Inter has autem augustias conversus ad Dominum, et de coelo quaesivit auxilium: et accito Viro Dei, cujus consilio maxime utebatur, nec desperans de misericordia Dei, hoc ex ejus responsione accepit, «ut intelligeret quia flagellat Deus omnem filium quem recipit; et hujusmodi correptiones vel purgant, vel probant animam (Prov. III); et gloriosiorem fuisse Job cum sederet in sterquilinio, quam fuisset, cum circumstante exercitu sedisset illaesus in solio (Job II). Ostendit ei Vir sanctus Salomonem peccasse in otio, et abusum bono pacis defluxisse in vitia: cum David pater ejus, Absalon filio persequente, et universo Israel adversus eum armato, permansisset in gratia. Intimavit etiam quomodo ipsum satanas colaphizarit Apostolum, in qua tribulatione immobiliter perseverans illud meruit audire, quia virtus in infirmitate perficitur (II Cor. XII, 9-11), et quia in praesenti vita segniores nos faciunt prospera, et circumspectiores adversa.»

55. Audiens haec venerabilis Comes, magnifice animatus, duo immensi ponderis et miri operis vasa aurea (in quibus pretiosissimae gemmae habebantur inclusae, quae in solemnitate coronae suae rex Anglorum Henricus avunculus ejus ad ostentationem divitiarum suarum et gloriae suae in mensa coram se habere consueverat) sub omni celeritate proferre jussit in medium; et a corde suo delectationem hujusmodi avellens, gemmas a retinaculis suis jussit abstrahi, et aurum confringi praecepit, ut venderetur, et de pretio eorum dilecta Domino super aurum et topazion tabernacula fundarentur. Nec desistebat Amalech ab infestatione Israel: sed Moyses elevatis in coelum manibus potitus est victoria, et retrahentibus se hostibus Abbas sanctus sequester sollicitus, clamantibus ad Deum et domi plorantibus fratribus, irrupit in acies, et in tempore iracundiae factus est reconciliatio, et allegationibus divinis intercurrentibus detumuere procellae, et reversa est inter Regem et Principem tranquillitas, et pacis desiderata serenitas.

 303 CHAPITRE VIII.

Des évêques que diverses églises tirent de Clairvaux. —De l'insigne piété du comte Thibaut et de sa cruelle tribulation. 

49. Le saint abbé reprit le cours de ses études, et revint à ce divin chant nuptial18 qui lui était si cher. Cependant l'odeur de sa piété s'étant répandue des diverses régions qu'il avait parcourues dans tout le monde chrétien, ses religieux furent invités à venir fonder partout des monastères; on vit aussi des couvens déjà créés et bien établis se soumettre à son pouvoir et embrasser les règles de sa sévère discipline; enfin encore des cités de différens pays obtinrent pour évêques des sujets sortis de son ordre. Il faut mettre au premier rang Rome, à qui Clairvaux donna un souverain pontife, ornement du Saint-Siège; Préneste tira de ce même ordre Etienne, homme de toute modestie, et Ostie y prit le grand Hugues. Dans le sacré collége romain entrèrent Henri et Bernard, qui furent ordonnés, l'un cardinal prêtre et l'autre cardinal diacre; près de la ville de Rome, Népa refleurit sous Hubert; à Pise, dans la Toscane, brilla Baudouin, gloire de ce pays où il était né, et l'une des plus éclatantes lumières de l'Église; tous sortaient de Clairvaux. Cet ordre donna en deçà des Alpes, Amédée à Lausanne, Garin à Sion, Godefroi à Langres, Alain à Auxerre, Bernard à Nantes, Henri à Beauvais, Giraud à Tournai, un autre Henri à Évreux, à l'Hi- 304 hernie deux évêques, vrais chrétiens de fait comme de nom; et à Coire, cité allemande, Algot, homme respectable par sa science, son âge et sa bonté. Ces lumières sorties de Clairvaux illustrèrent lesdites villes par leur présence et par leur éclat, rehaussèrent la gloire des fonctions pastorales, devinrent par leur doctrine et leur vie l'exemple des autres évêques, et se conservèrent toujours humbles dans leur élevation.

50. Après la mort du pape Innocent, et celle de ses deux successeurs Célestin et Luce, très-promptement enlevés de ce monde, Bernard, celui qu'on choisit pour abbé du monastère de Saint-Anastase, comme nous l'avons dit plus haut, fut nommé pape de Rome, et prit le nom d'Eugène. Une sédition s'étant élevée parmi le peuple, ce pontife secoua la poussière de ses pieds contre les contendans et vint en France. Pendant qu'à Rome ceux-ci se rongeaient, se dévoraient et se détruisaient mutuellement, il attendit en repos que, fatigués de leurs combats, et épuisés par leurs pertes réciproques, ils desirassent et sollicitassent sa présence. Dans l'intervalle il tint un concile à Rheims, visita humblement Clairvaux, et montra la gloire du pontificat romain cachée sons la livrée de la pauvreté. Tout le monde admira qu'il conservât tant d'humilité dans une telle élevation, et qu'au faîte du pouvoir il ne perdît rien de sa vertueuse ardeur vers un saint but; comme s'il eût voulu prouver que l'humilité jointe à la grandeur brille au dehors d'autant plus qu'on est revêtu de plus hautes fonctions, et ne périt jamais au dedans quand on est véritablement vertueux. Il portait sur la peau une tunique de laine, le 305 jour il allait vêtu du capuchon des moines et couchait avec pendant la nuit. Si, par dessous, il gardait l'habit religieux, extérieurement il se montrait souverain pontife par ses manières et ses vêtemens; réunissant et faisant voir ainsi, chose vraiment difficile, le caractère et les habitudes de deux personnages différens dans un seul et même homme. On mettait devant lui des carreaux enrichis de broderies; son lit, recouvert de draperies magnifiques, était enveloppé de rideaux de pourpre; mais soulevait-on ces couvertures, on trouvait sous ces fines étoffes de laine, de la paille battue et du chaume qui les rembourraient. L'homme ne voit que le corps, mais Dieu scrute le cœur, et ce pontife veillait à faire ce qui était bien aux yeux de Dieu comme à ceux des hommes. Il parla aux moines ses frères, non sans répandre des larmes, et mêler à ses discours des soupirs arrachés du fond de son ame; il leur donna ses avis, leur prodigua ses consolations, et se montra à eux, non comme un maître et un supérieur, mais comme un frère et un égal. Ne pouvant s'arrêter long-temps dans leur monastère, il prit congé d'eux avec affection, partit suivi d'une immense multitude, se remit en route pour l'Italie et rentra dans Rome.

51. C'est à ce même pape que le saint homme Bernard adressa un ouvrage d'une admirable subtilité, dans lequel se livrant aux recherches les plus fines, examinant tant les choses qui nous entourent que celles qui sont au dessous de l'homme, et s'élevant même jusqu'à celles qui sont au dessus, il développe si admirablement la nature divine qu'il semble que ravi au troisième ciel, il ait entendu certaines 306 paroles, qu'il n'est pas permis à un mortel de répéter, et ait vu le souverain roi dans toute sa gloire. Les choses qui environnent l'homme, ou sont au dessous de lui, comme les mœurs de la société, l'égalité qui appartient à notre nature, la distance que les places mettent entre les hommes, les égards dus au mérite et la distribution des honneurs. Bernard les expose chacune à part avec une sagacité admirable, et donne à chacun les connaissances nécessaires à sa propre condition. Quant à ce qui est au dessus de l'humanité, il envisage les choses célestes, non comme les voient les anges, qui jamais ne quittent les côtés de Dieu, mais de la manière dont un homme d'une ame pure et d'un esprit sincère peut oser toucher à ce qui est divin et assimiler le sacerdoce temporel et la hiérarchie céleste. Comme en effet il est constant que dans la milice des cieux, certains esprits sont commandés par d'autres, et que ceux qui sont destinés à obéir, remplissent, au moindre signe des puissances supérieures, les diverses fonctions qui leur sont déléguées, il est évident que ceux des esprits célestes qui approchent le Très-Haut de plus près reçoivent de lui les ordres qu'ils ont à expliquer et à transmettre aux autres, afin que ceux-ci s'en pénètrent et les exécutent. De même, comme l'homme exige qu'il soit porté un grand respect au pouvoir dont il est revêtu, toutes choses doivent nécessairement se rapporter à la gloire de la suprême puissance; car, puisque l'homme est soumis à l'homme et l'esprit céleste à l'esprit céleste, il faut, pardessus tout, se montrer soumis à Dieu, dont la munificence est pour les hommes la source de toute supériorité, et dont les instructions nous rendent facile 307 la connaissance de nous-mêmes, et nous donnent l'heureuse faculté de nous élever, par la foi et l'espérance, jusqu'à la contemplation des choses divines. L'homme de Dieu, qui ne voulait pas laisser périr les inspirations qui lui venaient d'en haut, faisait écrire sous sa dictée, et quelquefois écrivait de sa main, toujours sur des tablettes enduites de cire, afin de pouvoir substituer des expressions plus douces et plus agréables aux premières dont il s'était servi. Il continuait cependant d'apaiser les discussions qui s'élevaient entre les églises, calmait le plus souvent par de douces exhortations les querelles importunes qu'excitaient des clercs désunis entre eux, et parfois même se voyait contraint d'en venir à de sévères réprimandes pour ramener la tranquillité: les tempêtes se dissipaient à sa voix, et ceux qui étaient venus à lui agités d'un esprit de sédition, et répandant à grands flots une bile âcre dans leurs discours, s'en retournaient pleins d'amour pour la paix.

52. Entre beaucoup d'autres seigneurs, le comte Thibaut s'attacha particulièrement à Bernard, rechercha son amitié par une foule de bonnes œuvres, voua sa personne et ses biens au service de Clairvaux, remit son ame entre les mains du saint abbé, et, déposant les grandeurs de son haut rang, se montra parmi les serviteurs de Dieu dans ce monastère, non en maître, mais en simple confrère, à tel point qu'il obéissait à tout ce que lui commandaient les derniers de la maison. Ce comte achetait donc, pour les nouveaux couvens de l'ordre, des fonds de terre, leur construisait des bâtimens, fournissait à leurs dépenses, et partout où ces serviteurs de Dieu étendaient leur race, il leur 308 envoyait de grosses sommes d'argent. Il ne se contentait pas, comme Salomon à Jérusalem, de bâtir un seul temple pour le Seigneur; dans tous les lieux où des moines portant l'habit de Clairvaux s'établissaient, il apportait ses soins à pourvoir à tout ce qui leur était nécessaire, pensant élever ainsi pour le Christ, comme s'il eût été présent sur la terre, une demeure qui fût vraiment sienne. Enfin il laissait à la volonté de l'homme de Dieu de lui adresser tous ceux, quels qu'ils fussent, qui manquaient de moyens pour se consacrer à l'œuvre du Seigneur, et, dès qu'ils lui venaient de sa part, il satisfaisait aux frais nécessaires. L'abbé, voyant l'ame de ce seigneur si pleine d'ardeur pour le bien, enflamma sa piété, et voulut surtout qu'il obéît aux inspirations intérieures de sa foi. «Il lui conseilla donc de fonder des temples immortels, et de distribuer ses aumônes avec une telle sagacité que, fructifiant sans cesse et produisant des pousses vigoureuses toujours renaissantes, elles enfantassent constamment de nouvelles aumônes. Il lui apprit ensuite à secourir de mille manières les malheureux, que la pauvreté, semblable à une guêpe piquante, tourmentait çà et là de ses cruels aiguillons; il lui recommanda de donner aux uns des vêtemens, aux autres des alimens, et lui suggéra l'idée de visiter lui-même les hôpitaux, sans se laisser rebuter par l'aspect du malade, parce que c'est doubler le prix du bienfait que d'aller soi-même voir, réchauffer, consoler et rappeler pour ainsi dire à la vie les infortunés. Enfin il lui enseigna comment il devait humilier les oppresseurs des pauvres, a défendre l'orphelin et la veuve, montrer sa com- 309 misération et rendre service, régler ses paroles dans le jugement des affaires, pourvoir au repos de l'Eglise, ne recourir au glaive que quand il le fallait, et se bien pénétrer de cette vérité que c'est un devoir pour les grands, et la plus importante des obligations que leur impose leur rang, de veiller sans cesse à secourir les bons et à punir les méchans.»

53. Ces instructions et d'autres non moins salutaires du même genre, le comte les reçut en homme raisonnable et avec respect. Il convertit le luxe de sa cour et le faste qui accompagne la grandeur, en humilité et en honorable simplicité; nul n'osa plus se permettre de faire ou de dire en sa présence quelque chose d'inconvenant, et les siens s'étudiant même à lui plaire en cela, soit qu'ils feignissent, soit qu'ils suivissent les mouvemens d'un cœur sincère, ils faisaient souvent eux-mêmes les choses auxquelles ils voyaient leur maître se complaire davantage. Ainsi donc ceux qui l'approchaient le plus familièrement introduisaient auprès de lui des malheureux injustement persécutés, ou lui indiquaient des malades qui languissaient gissant dans les places publiques et tous ceux, quels qu'ils fussent, que dévoraient l'amertume et la misère; quant à lui, plein de joie qu'on lui offrît des occasions d'exercer sa bienfaisance, il embrassait avec une vive reconnaissance ceux en qui il reconnaissait plus de sollicitude pour les actes d'humanité de cette espèce. Comme l'homme de Dieu ne souffrait pas qu'aucun des siens demeurât dans la cour du comte ou fût même l'intermédiaire de ses dons, Thibaut fit venir deux religieux de l'ordre des Premontrés qu'il 310 préposa à la distribution de ses aumônes, et sur les quels il s'en remit du soin de parcourir les châteaux et les bourgs où il s'arrêtait: tout le temps qu'il y séjournait, il voulait que les malades et les lépreux fussent abondamment nourris de sa propre table; il faisait de plus répandre sur les autres indigens, par le ministère de ces deux religieux, des aumônes considérables et toujours proportionnées au rang et aux besoins de chacun, soit en vivres, soit en vêtemens. Enfin il donna dans son palais un tel pouvoir à ces bons moines, qu'ils commandaient en maîtres tout ce qu'ils voulaient aux bouteillers, panetiers, cuisiniers et autres domestiques, et faisaient emporter tout ce qui leur plaisait, sans que personne osât s'y opposer on venir en référer au comte, même quand ces religieux paraissaient se laisser aller en quelque chose à trop de prodigalité. Car ces hommes craignant Dieu, et qui ne desiraient pas moins lui plaire qu'au comte, ne retranchaient rien de la munificence de ce seigneur, qui leur avait enjoint de satisfaire, de son argent, à tout ce qu'exigait la charité la plus étendue, et ils ne voulaient pas être ingrats envers le Très-Haut, en se montrant avares et négligens, quand l'ordre de Dieu et la bienfaisance sans bornes du comte leur prescrivaient d'être larges et actifs dans la dispensation des secours aux pauvres. Il entrait encore dans les attributions qu'on leur avait confiées, de prodiguer les soins de l'hospitalité aux moines et autres pieux personnages que différentes affaires amenaient à la cour de Thibaut, et de fournir, des greniers et des approvisionnemens du comte, à tous leurs besoins. Quand l'hiver exercait ses rigueurs, ces deux religieux 311 parcouraient les environs, portant dans des sacs faits exprès des vêtemens confectionnés pour les pauvres, comme des peaux, des casaques, des chaussures dans l'apprêt desquelles la graisse n'était pas épargnée, et qu'ils distribuaient aux indigens des villages. Dans le comté de Thibaut, les secours de sa bienfaisance ne manquaient à personne, et c'était un port où tous les naufragés trouvaient un refuge assuré. Dans les temps de famine, ce seigneur ne vendait pas, comme Pharaon, ses blés au peuple, et ne réduisait pas à son exemple l’Égypte en servitude, pour prix du grain qui sortait de ses magasins; mais profitant des conseils divins du saint abbé, comme de ceux d'un second Joseph, il ouvrait gratuitement ses greniers aux pauvres, n'épuisait pas son peuple d'argent, n'enlaçait pas les affligés dans les filets de la fourberie; et n'accaparant pas pour lui seul les biens de tous, il n'accumulait pas sur la terre des trésors privés, mais thésaurisait plutôt dans le ciel. Ce dispensateur infatigable d'aumônes distribuait avec la plus grande joie son argent et ses approvisionnemens de denrées.

54. Cependant une horrible et bien cruelle épreuve vint accabler de tout son poids cet homme qui ne soupirait qu'après les biens célestes. Le roi et les grands l'attaquèrent; la terre s'en émut et trembla, comme si Dieu eût été irrité contre lui; presque tous ses domaines furent en proie au pillage et à l'incendie dévastateur; l'armée du roi couvrit la surface de sa terre et porta le carnage de tous côtés. Il n'était sûr pour lui ni d'attendre ses persécuteurs pour leur résister, ni de marcher à leur rencontre; car les siens l'avaient abandonné pour 312 lui faire hautement la guerre, et ceux qui lui restaient encore étaient demeurés plutôt pour le trahir que pour l'aider de leurs secours. De cruelles angoisses le pressaient donc de toutes parts; ignorant tout-à-fait quelles gens étaient véritablement siens, il ne pouvait ni se défendre sûrement dans son château, ni prendre au dehors les mesures nécessaires, et il en était réduit à se méfier aussi complétement de la perfidie des transfuges ennemis, que de la duplicité de ses propres hommes. Dans ces tristes extrémités, tournant ses regards vers le Seigneur, il implora le secours d'en haut; ne désespérant pas de la miséricorde céleste, il appela l'homme de Dieu, dont il recherchait et suivait spécialement les conseils, et en reçut pour réponse, «qu'il devait se persuader que le Seigneur flagelle tous ceux de ses enfans qu'il admet dans son sein; que de pareilles corrections purgent et éprouvent l'ame; que Job couché sur son fumier jouissait d'une plus véritable gloire que, quand environné de son armée, il était assis sur son trône et exempt de toute affliction. Le saint homme lui remontra encore comment Salomon avait péché dans le repos, et, corrompu par les félicités de la paix, s'était précipité dans le vice, tandis que David, son père, poursuivi par Absalon l'un de ses fils, et voyant tout Israël armé contre lui, avait persévéré dans les voies de la guerre. Il lui rappela enfin que Satan avait souffleté l'apôtre lui-même qui, par sa fermeté à supporter cette tribulation sans s'émouvoir, avait mérité d'entendre ces paroles de la bouche du Seigneur: Ma puissance 313 éclate davantage dans la faiblesse19; parce qu'en effet, dans la vie de ce monde, c'est la prospérité qui nous rend inattentifs, et l'adversité qui nous fait vigilans.»

55. Le vénérable comte Thibaut, entendant ces paroles, se sentit merveilleusement ranimé, et ordonna d'apporter en toute hâte, au milieu de ceux qui l'entouraient, deux vases d'or d'un poids immense et d'un admirable travail, dans lesquels étaient incrustées des pierres précieuses de la plus grande valeur, que son oncle Henri, roi des Anglais, avait, lors de la solennité de son couronnement, fait placer à table devant lui pour étaler sa gloire et ses richesses. Arrachant de son cœur tout amour pour de tels objets, il fit arracher les pierres précieuses des montures qui les attachaient, ordonna de briser l'or en pièces, de vendre le tout, et avec l'argent qu'on en retirerait, de bâtir des tabernacles plus précieux que l'or et les diamans aux yeux de Dieu. Cependant Amalech ne cessait pas d'exercer ses fureurs contre Israël; mais Moïse élevant ses mains au ciel, Israël resta maître de la victoire, et les ennemis furent contraints de reculer. Le saint abbé toujours ardent à s'entremettre comme conciliateur dans toutes les querelles, cédant aux pleurs dont ses frères remplissaient le monastère, et aux cris qu'ils poussaient vers le Seigneur, se précipita entre les deux armées; aussitôt, et quoique ce fût encore le moment de la colère, une réconciliation s'opéra, et ses divines exhortations se faisant jour 314 entre les deux partis, les tempêtes s'apaisèrent, la tranquillité se rétablit entre le comte et le roi, et l'on vit régner la sérénité tant souhaitée d'une douce paix.

 

 

FIN DU SECOND LIVRE.

 

(1 Allusion au miracle d'Elisée, qui adoucit les eaux de la mer en y jetant du sel.

(2) Le 14 février 1130.

(3)  En 1130.

(4 Le 19 octobre 1131.

(5) En 1133.

(6En 1134.

(7 En 1134.

(8 Il n'est nécessaire de vouloir et de pouvoir suivre ses ordres.

(9Isaïe, chap. xxxiv, v. 14.

(10) Littéralement, avait fricassé dans la poêle de si grands tourmens.

(11) En 1134.

(12) Evangile selon saint Luc, chap. I, v. 18.

(13 Evangile selon saint Luc, chap. III, v. 31.

(14Evangile selon saint Jean, chap. i, v. 16.

(15 Allusion à la démarche de l'empereur, qui était venu antérieurement remettre Innocent sur le trône pontifical, par la force des armes.

(16) Psaume 36, v. 35, 36.

(17)  Le cardinal Grégoire, qui prit le nom de Victor; son élection eut lieu le 15 mars 1138.

(18) Le Cantique des Cantiques.

(19)  IIe Épitre de saint Paul aux Corinthiens, chap. xii, v. 9.