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Cicéron

 

DIALOGUE SUR LES PARTITIONS ORATOIRES.

 

Topiques    

  Du meilleur genre d'éloquence

 

 

 

DIALOGUE SUR LES PARTITIONS ORATOIRES.

 

INTRODUCTION.

Ce traité, écrits sous la forme d'un dialogue entre Cicéron et son fils, est une rhétorique élémentaire complète. L'auteur en a traduit le titre d'un mot des rhéteurs grecs, qui entendaient par διαιρέσεις toutes les divisions et subdivisions de leur art, et qui appelaient les traités de ce genre διαιρετικαὶ τέχναι. On voit, au ch, 40, qu'il avait appris des Académiciens à soumettre ainsi aux formes philosophiques la théorie de l'art de la parole.

La monotonie et l'aridité de cet ouvrage, l'obscurité de quelques passages, mais surtout la forme de la composition et le caractère du style, ont fait douter que Cicéron en fût l'auteur. C'était un beau champ à des disputes philologiques : mais le témoignage formel de Quintilien a arrêté ceux des philologues modernes qui ont montré le plus de penchant à susciter ces sortes d'énigmes. Quant au style, nous pensons, avec M. Leclerc, qu'il n'est pas indigne de Cicéron.

Le plan général de ce dialogue est fort simple. La Rhétorique est divisée en trois parties principales : le talent de l'orateur, le discours et la question. Le talent de l'orateur consiste à savoir inventer, disposer, exprimer ses idées, les retenir et les débiter (I-VIII). Le discours comprend l'exorde, la narration, la confirmation, la péroraison (VII-XVII). Les diverses sortes de questions ou de causes (XVIII-XXXIX) complètent cet abrégé.

i. CICÉRON FILS. Mon père, je désire, si toutefois vous en avez le temps et la volonté, que vous me redisiez en latin les préceptes que vous m'avez donnés en grec sur l'éloquence.- CICÉRON PÈRE. Est-il rien, mon fils, que je puisse vouloir avant votre parfaite instruction? J'ai, d'ailleurs, tout le loisir possible, puisqu'en enfin j'ai trouvé l'occasion de quitter Rome; et de plus je préfère volontiers vos études à mes plus sérieuses occupations. - C. F. Ainsi, vous voulez bien que je vous adresse, en latin, et par ordre, les questions que vous aviez l'habitude de me faire en grec? - C. P. Très certainement. Je verrai, par ce moyen, si vous avez retenu mes leçons, et je répondrai successivement à chacune de vos demandes. - C. F. En combien de parties divise-t-on l'art oratoire? - C. P. En trois parties. - C. F. Quelles sont-elles, je vous prie? - C. P. La première traite du talent de l'orateur; la seconde, de la composition du discours; la troisième, de la question. - C. F. Eu quoi consiste le talent de l'orateur? - C. P. Dans les pensées et dans les mots, dans l'art de trouver et de disposer les unes et les autres. Aux pensées s'applique proprement l'invention, et aux mots, l'élocution. Quant à la disposition, quoiqu'elle leur soit commune à toutes deux, on la rapporte cependant à l'invention. La voix, le geste, le jeu de la physionomie, toute l'action enfin sert d'accompagnement au discours, et la mémoire est le dépôt de toutes ces choses. - C. F. Combien y a-t-il de parties oratoires? - C. P. Il y en a quatre : deux, savoir, la narration et la confirmation, ont pour but l'établissement du fait; les deux autres, l'exorde et la péroraison, servent à exciter les passions. - C. F. En combien de parties se divise la question? - C. P. En deux parties ; la question générale qu'on appelle thèse, et la question particulière qu'on appelle cause.

II. - C. F. Puisque l'invention est le premier objet de l'orateur, que doit-il chercher d'abord? - C. P. Les moyens de convaincre ceux qu'il veut persuader, et l'art de faire naître des émotions dans leur esprit. - C. F. Comment s'opère la conviction? - C. P. Par les arguments tirés des lieux compris dans le sujet ou hors du sujet. - C. F. Qu'appelez-vous lieux? - C. P. Les sources d'où l'on extrait les arguments. - C. F. Qu'est-ce qu'un argument? - C. P. Une idée vraisemblable employée à convaincre. - C. F. Comment distinguez-vous les deux espèces de lieux dont vous venez de parler? - C. P. J'appelle lieux extrinsèques ceux qui s'offrent d'eux-mêmes et sans l'intervention de l'art ; tels sont les témoignages. - C. F. Et les lieux intrinsèques? - C. P. Ceux qui sont inhérents au sujet. - C. F. Combien y a-t-il de sortes de témoignages? - C. P. Deux sortes : ceux des dieux et ceux des hommes: les témoignages des dieux, c'est-à-dire, les oracles, les augures, les prédictions, les réponses des prêtres, des aruspices, des devins; les témoignages des hommes, qu'on déduit du sentiment, de l'intention, de l'aveu libre ou forcé, sans omettre les titres, les contrats, les obligations, les serments, les enquêtes. - C. F. Quels sont les lieux que vous appelez intrinsèques? - C. P. Ceux qui tiennent au fond même de la cause, comme la définition, les contraires, les rapports de conformité ou de différence, de convenance ou de disconvenance; compatibilité des choses entre elles ou leur incompatibilité; les causes ou leurs effets; les divisions, les genres des parties ou les parties des genres; les antécédents et en quelque sorte les avant-coureurs d'un fait, lesquels peuvent prêter matière à quelque argument; enfin les comparaisons, ce qu'il y a de plus grand, d'égal ou de plus petit, soit dans la nature des choses, soit dans leurs qualités.

III. C. F. Faut-il tirer des arguments de tous ces lieux ? - C. P. Mieux que cela : il faut les examiner tous, les peser avec le plus grand soin; user de tout son discernement, pour rejeter les preuves qui sont faibles, et négliger complètement celles qui sont communes et inutiles. - C. F. Voilà pour la conviction; quels sont maintenant les moyens d'émouvoir? - C. P. La question n'est point déplacée; mais j'y répondrai mieux quand je traiterai du discours et des états de causes. - C. F. Que vient-il après cela? - C. P. La disposition. Dans la question générale, elle se réduit à peu près à l'ordre que je viens d'assigner aux lieux des arguments; dans la cause particulière, il faut encore employer les moyens qui produisent l'émotion. - C. F. Comment expliquez-vous cela? - C. P. L'art de convaincre et celui d'émouvoir ont des règles communes. La conviction naît de la croyance dans un fait. L'émotion naît d'une âme excitée par le plaisir ou par la douleur, par la crainte ou par le désir (ces passions forment les genres qui sont la source de toutes les autres) : je dispose donc le plan d'un discours suivant le but de la question. Dans la question générale le but est de convaincre; dans la question particulière ou dans la cause, de convaincre et de toucher. Ainsi, quand j'aurai traité de la cause où la question générale est expliquée, j'aurai traité de l'une et de l'autre. - C. F. Qu'avez-vous donc à dire sur la cause? - C. P. On traitera la cause différemment, suivant la nature de ses auditeurs. En effet, ou on s'adresse à des auditeurs venus simplement pour entendre, ou à des gens compétents appelés à connaître et à décider de l'affaire; les auditeurs écoutent pour leur plaisir, les gens compétents, pour statuer. Or, on statue sur le passé, comme fait un juge; on sur l'avenir, comme fait le sénat. De là trois genres de causes : le judiciaire, le délibératif, le démonstratif. Ce dernier s'appelle aussi le genre apologétique, parce qu'il est surtout consacré à l'éloge.

IV. - C. F. Que doit se proposer l'orateur dans ces trois genres? - C. P. Dans le démonstratif, de plaire; dans le judiciaire, d'exciter le juge à la sévérité on à l'indulgence; dans le délibératif, de faire naître parmi les intéressés l'espérance ou la crainte. - C. F. Pourquoi donc placez-vous ici les trois genres de causes? - C. P. Pour régler l'ordre des preuves sur le but que chacun se propose. - C. F. Comment? - C. P. Dans le genre démonstratif, par exemple, où le but est de plaire, il y a bien des moyens d'y parvenir. En effet, ou l'on suit l'ordre des temps, ou l'on s'attache aux divisions de la matière, ou l'on remonte du plus petit au plus grand, ou l'on descend du plus grand au plus petit, ou l'on cherche la variété des contrastes, en opposant le petit au grand, le simple au composé, le doute à l'évidence, la joie à la tristesse, le merveilleux au vraisemblable; contrastes tous propres surtout à ce genre. - C. F. Quel est l'ordre à suivre dans le délibératif? - C. P. L'exorde doit être court, souvent même on n'en fait pas; car ceux qui viennent pour délibérer sont assez portés par leur propre intérêt à être attentifs. On abrège souvent aussi la narration ; car on ne raconte que les choses passées ou présentes, et la délibération a lieu sur l'avenir. Tout le discours alors doit avoir pour but de convaincre et d'émouvoir. - C.F. Et clans le judiciaire, quel est l'ordre? - C. P. Il n'est pas le même pour l'accusateur et pour l'accusé. L'accusateur doit suivre l'ordre de sa matière. Chacun de ses arguments est une arme dont il frappe sur adversaire; il l'attaque avec véhémence, il le pousse, il le presse, il invoque contre lui les titres, les jugements, les témoignages; il insiste à propos sur chacune de ces preuves; et, dans le courant du discours, il emploie, dans de rapides digressions, les moyens enseignés pour émouvoir, en se réservant toutefois les plus puissants pour la péroraison ; car son but est d'irriter le juge.

V. - C. F. Que doit faire l'accusé? - C. P. Suivre une route tout opposée ; dans son exorde, se concilier la bienveillance, omettre dans la narration ce qui pourrait lui nuire; la supprimer, si elle n'a rien de favorable pour lui; réfuter les preuves de l'accusateur, ou les rendre obscures, ou les éluder par des digressions; enfin, dans la péroraison,attendrir les juges. - C. F. Est-on toujours libre de suivre l'ordre qu'on veut? - C. P. Non; car l'orateur habile et expérimenté conduite avant tout les dispositions de ceux qui l'écoutent, et change ce qui pourrait leur déplaire. - C. F. Voulez-vous passer à ce qui regarde I'élocution et les mots? - C. P. Il y a deux sortes d'élocution : l'une, naturelle, et qui semble couler de source ; l'autre, polie, et variée selon les règles de l'art. Pris séparément, les mots ont une valeur absolue; réunis, ils en ont une relative. Il faut d'abord trouver les mots, et ensuite les placer.

Les mots, considérés à part, sont primitifs ou dérivés. Les mots primitifs ont une signification absolue. Les dérivés sont composés de primitifs, et formés par analogie, par imitation, par inflexion, ou par l'adjonction de quelques lettres. On peut faire une autre distinction dans les mots : on peut les considérer selon leur nature ou selon l'art. Ainsi, les uns sont naturellement plus sonores, plus nobles, plus doux, plus purs; les autres sont tout le contraire. L'art distingue le nom, l'épithète, les termes anciens et nouveaux, les expressions figurées, ou détournées de leur signification par les tropes, telles que la métaphore, la métonymie, la catachrèse, l'allégorie, l'hyperbole, et tous ces moyens de donner au langage des graves que son usage habituel n'admet pas.

VI. - C. F. Voilà pour les mots pris séparément; parlez-moi maintenant de la réunion. - C. P. Il faut, dans la construction de la phrase, du nombre et de la correction. L'oreille est juge du nombre; elle condamne également la sécheresse et la redondance; on observe la correction en respectant rigoureusement les règles relatives aux genres, aux nombres, aux temps, aux cas et aux personnes. Car si le barbarisme dans les mots nous blesse, il en est de même du solécisme dans la phrase.

Il y a d'ailleurs cinq qualités communes aux mots séparés ou réunis : la clarté, la brièveté, la vraisemblance, l'éclat, l'agrément. La clarté exige qu'on n'emploie que les termes propres, usités, et qu'on les place d'une manière convenable soit dans la période, soit dans les membres, soit dans les incises : l'obscurité tient à la longueur ou à la concision du style, aux équivoques, à l'abus des figures. La brièveté consiste dans la simplicité, dans la manière d'énoncer chaque idée une fois et seulement pour la rendre claire. Il y a vraisemblance dans le discours, s'il n'a pas trop de recherche et d'ornements; si les termes ont de l'autorité et de la force; si les pensées sont graves, ou conformes aux opinions et aux moeurs des hommes. Le style tire son éclat de la noblesse et du choix des termes, des métaphores, des hyperboles, des épithètes, des répétitions, de la synonymie, des images. Les images mettent pour ainsi dire l'objet sous les yeux, et, par ce sens qui est le premier séduit, nos autres sens, notre esprit même peuvent recevoir la même impression. Ce que j'ai dit de la clarté s'applique aussi à l'éclat du style : seulement cette qualité est un peu plus que la première : l'une nous fait comprendre une chose; l'autre nous la rend visible. Il y aura de l'agrément dans le discours, si le discours offre un heureux choix de termes élégants, harmonieux, sonores ;si leur assemblage ne présente point d'aspérités ou d'hiatus; si la période est bornée à l'étendue de la voix humaine, et si ses parties ont de justes proportions ; s'il y a dans les mots de la symétrie et des désinences semblables; si ceux qui précèdent se balancent avec ceux qui suivent; si l'on emploie avec sobriété l'antithèse, l'isocolon, l'adjonction, la répétition, la conduplication, la conjonction, la disjonction. On ajoute encore à l'agrément du style par le récit de faits jusqu'alors inconnus, inouïs, enfin entièrement nouveaux : car ce qui frappe d'étonnement plaît toujours.

Le charme du discours consiste surtout dans les mouvements de l'âme; ils font qu'on aime l'orateur, lorsqu'il manifeste les sentiments d'un coeur noble et généreux, ou lorsque par quelque artifice de langage, élevant autrui pour s'abaisser soi-même, il laisse penser de lui autre chose que ce qu'il dit en effet; et cela plutôt par politesse que par un sentiment de vanité. Mais, parmi ces moyens de rendre le discours agréable, il en est qui pourraient nuire à la clarté ou à la vraisemblance. C'est donc à nous de voir, dans cette partie comme dans toutes les autres, quelles sont les convenances du sujet.

VII. - C. F. Pour achever ce qui regarde l'élocution, il vous reste à parler de celle qui consiste dans certains tours, certaine variété de style. - C. P. Ce genre n'est en effet que l'art de changer les mots et les phrases. Avec les mots, on peut étendre ou resserrer le style : on l'étend, lorsqu'à la place du mot propre, d'un synonyme ou d'un composé, on met une périphrase; on le resserre, lorsqu'on rappelle une définition à un seul mot, lorsqu'on supprime les termes accessoires, lorsqu'on réunit plusieurs propositions en une seule période, ou que de deux mots on n'en fait qu'un. Quant aux phrases, il y a, sans toucher aux mots, trois manières d'en varier l'ordre et la disposition. On peut ou donner à la phrase l'ordre direct et naturel, ou intervertir l'ordre des membres et les placer à rebours, ou enfin mêler et entrelacer les incises. C'est surtout à cette variété de style qu'on reconnaît l'orateur consommé. - C. F. C'est maintenant, je pense, le tour de l'action. - C. P. Oui; et même il est très important de la varier selon les choses et les expressions. Celles-ci, en effet, ne suffisent pas pour donner au discours de la clarté, de l'éclat, du naturel, de l'agrément; il faut y joindre les différentes inflexions de la voix, le geste, le jeu de la physionomie : moyens infaillibles quand ils sont en harmonie avec la parole, et qu'ils en rendent les divers mouvements et la force. - C. F. Avez-vous encore quelque chose à dire des qualités de l'orateur? - C. P. Rien, excepté de la mémoire, qui est comme la soeur de l'écriture, et qui a tant de ressemblance avec elle, bien que d'un genre différent. Car, de même que l'écriture trace sur la cire les caractères dont elle est formée, de même la mémoire a ses lieux propres, et, pour ainsi dire, ses tablettes, où sont gravées, comme des caractères, les images de ses souvenirs.

VIII. - C.F. Maintenant que vous avez développé tout ce qui constitue le talent de la parole, qu'avez-vous à me dire sur la composition du discours? - C. P. Le discours a quatre parties. La première et la dernière sont destinées à émouvoir; ce sont l'exorde et la péroraison. La seconde et la troisième, je veux dire la narration et la confirmation, servent à convaincre. Quoique l'amplification ait sa place dans l'exorde et le plus souvent dans la péroraison, on l'emploie avec succès dans le reste du discours, surtout à l'appui de la confirmation ou de la réfutation : elle est un puissant moyen de convaincre, car elle n'est à vrai dire qu'une argumentation plus véhémente; mais l'argumentation se borne à instruire, et l'amplification doit toucher le coeur. - C. F. Veuillez m'expliquer par ordre ces quatre parties du discours. - C. P. Volontiers. Commençons par l'exorde, qui se tire ou des personnes ou des choses. L'orateur s'y propose trois objets; savoir, obtenir de l'auditoire bienveillance, intérêt et attention. L'orateur se conciliera la bienveillance par la manière dont il parlera de lui-même, de ses juges, de ses adversaires. Pour cela, il rappellera ses services, sa considération, ses qualités, surtout sa générosité, son obligeance, sa justice, sa bonne foi; il reprochera à son adversaire les défauts contraires; il montrera aux juges que sa cause les intéresse pour le présent ou pour l'avenir; et si l'on a excité contre lui la défiance ou la haine, il s'appliquera à effacer, à affaiblir ces impressions fâcheuses, en prouvant qu'elles sont injustes ou exagérées, en leur opposant ce qui parle en sa faveur, ou en implorant l'indulgence. Pour être écouté avec intérêt, avec attention, il faut de suite entrer en matière. Mais l'auditeur trouvera surtout la cause simple et claire, si vous avez soin d'en expliquer tout d'abord la nature et le genre; de la définir, de la diviser, sans embarrasser son esprit du nombre et de la confusion des parties, ni en surcharger sa mémoire : ce que nous allons dire tout à l'heure de la clarté de la narration pourra aussi convenir à l'exorde. Un autre moyen de se concilier l'attention, c'est d'annoncer une affaire importante, une délibération nécessaire, ou une cause qui intéresse particulièrement les juges. Observez aussi, comme un précepte, que si, par hasard, le temps, le lieu, la chose, l'arrivée de quelqu'un, une interpellation, une mot échappé à l'adversaire, surtout dans sa péroraison, vous donnent l'occasion de commencer par un trait heureux, il faut savoir en profiter. Enfin ce que nous allons dire plus bas de l'amplification, pourra s'appliquer en grande partie à l'exorde.

IX. - C. F. Quelles sont les règles de la narration? - C. P. Comme la narration est l'exposé des faits, et en quelque sorte le fondement et la base de l'argumentation, il faut surtout y observer les règles qui s'appliquent aussi aux autres parties du discours. De ces règles, les unes sont essentielles, les autres, accessoires et de simple ornement. Il est nécessaire, par exemple, que la narration soit claire et vraisemblable; mais elle n'en vaudra que mieux si à ces qualités elle joint l'agrément. Pour être clair dans la narration, on ne doit pas oublier les préceptes que nous avons donnés sur la distribution et la clarté du discours. Au nombre de ces préceptes est la brièveté, qui est souvent, comme je l'ai dit plus haut, une des qualités de la narration. La narration est vraisemblable, quand les choses qu'on y raconte s'accordent avec les lieux, les temps, les personnes; quand chaque fait, chaque événement y est expliqué; quand rien n'y choque les opinions et les sentiments des hommes, les lois, les moeurs et la religion; quand dans tous les détails du récit éclatent la probité du narrateur, sa bonne foi, une sorte de vertu antique; quand enfin tout cela, - joint à de nobles souvenirs et aux témoignages d'une vie sans reproche, dépose de la vérité de ses paroles. La narration aura de l'agrément, si elle présente des choses inattendues, extraordinaires, inopinées; des morceaux pathétiques, des dialogues; la douleur, la colère; la crainte, la joie, toutes les passions. Mais voyons la suite.

- C. F. La suite est relative aux moyens de convaincre. - C. P. Oui; c'est-à-dire, la confirmation et la réfutation. Dans la confirmation, on a pour but de faire triompher ses preuves; et, dans la réfutation, de détruire celle de l'adversaire. Or, dans toute question, il s'agit de savoir si la chose existe ou non, ce qu'elle est, comment elle est. Le premier point se résout par la conjecture, le second par la définition, le troisième par les raisons.

X. - C. F. Je comprends cette division : mais quels sont les lieux de la conjecture? - C. P. Le vraisemblable et-les indices. Pour mieux nous faire entendre, appelons vraisemblable la chose qui arrive le plus fréquemment : ainsi, il est vraisemblable qu'un jeune homme aime les plaisirs. Appelons indices d'une chose les signes que l'événement ne peut démentir et qui l'annoncent d'une manière infaillible, comme la fumée annonce le feu. Le vraisemblable se déduit des parties et en quelque sorte des éléments de la narration; c'est-à-dire, des personnes, des lieux, des temps, des faits, des événements, et de la nature même des choses.

Dans les personnes, on considère d'abord les qualités physiques, c'est-à-dire, la santé, la figure, la force, l'âge, le sexe; ensuite les qualités de l'âme, les vertus ou les vices, l'intelligence ou l'incapacité ; et les impressions qui résultent de l'espérance, de la crainte, de la joie ou de la douleur. Voilà ce qui tient à la nature. Pour ce qui vient de la fortune, on considère la naissance, les amitiés, les enfants, les liens de famille, les alliances, les biens, les honneurs, la puissance, les richesses, l'indépendance, et toutes les choses contraires. Pour les lieux, on en examine aussi la nature, c'est-à-dire, s'ils sont près ou loin de la mer, plats ou escarpés, unis ou raboteux, salubres ou malsains, ombragés ou découverts; et ensuite ce qui est accidentel, par exemple, s'ils sont cultivés ou non, habités ou déserts, bâtis ou sans maisons, peu connus ou célèbres par quelques faits mémorables, profanes ou sacrés.

Xl. Dans les temps, on distingue d'abord le passé, le présent, l'avenir, et, parmi ceux-ci, ce qui est ancien ou récent, ce qui se passe à l'instant même, les faits prochains ou éloignés. On comprend aussi dans les temps ce qui en marque pour ainsi dire la nature, comme l'hiver, le printemps, l'été, l'automne; ou les parties, comme les mois, les jours, les nuits, les heures, l'état du ciel : toutes distinctions naturelles; enfin les circonstances accidentelles, les jours de sacrifices, de fêtes ou de mariages. A propos des faits et des événements, on examine s'ils sont prémédités ou s'ils sont arrivés sans dessein; et dans ce dernier cas, on les attribue au hasard ou à quelque trouble de l'âme : au hasard, quand l'événement a trompé notre attente; au trouble de l'âme, quand ils sont le résultat de l'oubli, de l'erreur, de la crainte ou de quelque autre passion. Aux causes étrangères à notre volonté ajoutez la nécessité. Enfin les choses bonnes ou mauvaises, qui sont de trois sortes, dépendent, ou de l'âme, ou du corps, ou des objets extérieurs. Il faut donc, dans toute question, réfléchir sur les différentes sources d'arguments que renferme chacune de ses parties, afin d'en tirer les conjectures propres à la cause.

Il est une autre espèce de conjecture qu'on tire des indices qui accompagnent un fait, comme une arme, du sang, un cri, une démarche mal assurée, le changement de visage, la contradiction dans les paroles, le tremblement, et tout ce qui peut frapper nos yeux; ou bien encore les préparatifs et les communications antérieures au fait, ce que l'on a vu, entendu, ou découvert depuis.

Parmi les vraisemblances, les unes, isolées, sont d'un grand poids; d'autres, bien que faibles en elles-mêmes, acquièrent de la force par leur réunion. Quelquefois aussi, à ces vraisemblances se mêlent des indices certains. On peut d'ailleurs, pour leur donner plus d'autorité, les appuyer d'un exemple, d'une comparaison, par fois même d'une fable, qui, toute feinte qu'elle est, ne laisse pas de produire une vive impression.

XII. - C. F. Quelle méthode doit-on suivre dans la définition? - C. P. La définition, cela n'est pas douteux, doit se tirer du genre et de la propriété, ou de la réunion de plusieurs qualités communes qui font ressortir cette propriété. Mais comme d'ordinaire la distinction de ces propriétés est une cause de grandes discussions, il faut souvent avoir recours aux contraires, aux dissemblables, ou aux semblables. C'est le cas alors d'employer avec avantage les descriptions, l'énumération des conséquences; l'explication du mot ou du nom n'est pas non plus sans intérêt.

- C. F. Vous venez d'exposer ce qui a rapport à l'existence et à la dénomination du fait. Ainsi, quand le fait est constant, et que l'on est d'accord sur le nom qu'il faut lui donner, il ne reste plus qu'à examiner la qualité. - C. P. Cela est vrai. - C. F. Quelles sont donc les parties dans le genre en question? - C. P. C'est un acte consommé justement, ou pour se défendre, ou pour se venger, ou par piété, par pudeur, par religion, par amour de la patrie, ou enfin par nécessité, par ignorance, par hasard. Quant à l'objection d'un emportement irréfléchi, on ne saurait présenter ce moyen devant les tribunaux comme l'excuse d'une action coupable, quoiqu'il puisse être admis dans une simple controverse. En général, tout débat judiciaire sur la qualification d'un fait a pour but d'établir si ce fait a été ou non accompli dans les limites du droit : les lieux seront d'un grand usage pour cette discussion.

- C. F. Vous avez divisé la preuve en confirmation et en réfutation; vous venez de parler de la première; voulez-vous passer à l'autre? - C. P. Dans la réfutation, niez, s'il se peut, comme fausses et imaginaires les allégations de l'adversaire; repoussez du moins ce qu'il présente comme vraisemblable; soutenez qu'il donne pour certain ce qui est douteux; qu'on pourrait en dire autant que lui sur des choses évidemment controuvées; et que des preuves même qu'il apporte ne résulte pas la conséquence qu'il en tire. Attaquer ses raisons une à une, c'est le moyen de les renverser toutes. Citez des exemples d'accusations fondées sur les mêmes moyens, auxquelles on n'a point ajouté foi; et déplorez le danger qui nous menace tous, si la vie des innocents dépend ainsi du plus ou moins d'habileté des accusateurs.

XIII. - C. F. Je sais maintenant où il faut puiser les arguments nécessaires pour convaincre; apprenez-moi donc comment on les met en oeuvre. - C. P. Vous voulez, sans doute, que je vous . explique la manière de développer les arguments; car, après les avoir trouvés dans les lieux que nous avons indiqués, il faut les exposer avec ordre, avec clarté. - C. F. C'est, en effet, ce que j'attends de vous. - C. P. Eh bien ! l'argumentation n'est, comme je vous l'ai dit, autre chose que l'art de développer les arguments; elle consiste à déduire de propositions certaines ou probables ce qui est douteux ou moins probable en soi. Il y a deux sortes d'argumentation : l'une tend directement à convaincre; l'autre, à émouvoir. L'argumentation qui tend à convaincre directement énonce la proposition et rassemble les motifs qui doivent lui servir de fondement; et après les avoir établis, les rapporte à la proposition, et conclut. L'autre argumentation suit une marche inverse ; elle commence par choisir ses raisons, donne ses preuves; et, quand elle a vivement ému les esprits, elle arrive enfin à la proposition. Il y a mille moyens de varier et d'embellir l'argumentation, soit que l'orateur s'interroge lui-même, soit qu'il emploie la forme dubitative, le commandement, l'optation, et toute figure, enfin quelle qu'elle soit, dont il orne sa pensée. Pour éviter la monotonie, il ne faut pas toujours commencer par la proposition, ne pas vouloir tout prouver, mais se contenter d'énoncer ce qui tombe sous les sens. De plus, quand la conclusion est évidente, il est superflu de l'exprimer.

XIV. - C. F. Et ces moyens qu'on appelle sans art, que vous avez nommés accessoires, est-il vrai qu'ils n'aient jamais besoin d'art? - C. P. A vrai dire, ils en ont besoin comme les autres; et si on les nomme sans art, ce n'est pas qu'ils soient tels en effet; c'est seulement parce qu'ils ne sont pas une création de l'orateur : il les trouve hors de lui, mais il met tout son art à les développer, principalement les témoignages. On dira, on répétera qu'on ne peut jamais compter sur les preuves tirées des témoignages, que les véritables preuves naissent des choses mêmes, et que les témoignages sont arbitraires. Vous invoquerez alors les occasions où l'on n'a point ajouté foi aux témoins; et prenant un à un les divers témoins, vous examinerez leur caractère, leur probité; s'ils ne sont point mus par l'espérance, par la crainte, la pitié, la colère, l'intérêt ou la faveur; et les comparerez à ces témoins irréprochables, auxquels pourtant on n'a point voulu croire. Dites, contre la question, que souvent, pour échapper par la mort à la douleur, des hommes ont menti dans les tortures, aimant mieux avancer un mensonge, suivi d'une prompte mort, que de souffrir en refusant de parler; que plusieurs ont ainsi fait le sacrifice de leur vie pour sauver ceux qui leur étaient plus chers qu'eux-mêmes; que d'autres, naturellement moins sensibles, et endurcis, ou par l'habitude, ou par la crainte d'une mort ignominieuse, ont supporté, sans rien avouer, la violence des tourments; que d'autres out dénoncé calomnieusement leurs ennemis.

Appuyez toutes ces allégations par des exemples, Et comme il y a des exemples pour et contre, et des probabilités égales, il faudra prendre, dans les cas contraires, des exemples contraires. Il est encore un autre moyen d'invalider la preuve testimoniale et la question : c'est de relever adroitement chaque témoignage, en montrant qu'il est équivoque, sans uniformité, invraisemblable; ou en faisant voir qu'il est en contradiction avec un autre.

XV.- C. F. Il vous reste à parler de la dernière partie du discours, qui est la péroraison : je vous prie de m'en expliquer les règles. - C. P. Cette explication est toute simple. La péroraison se divise en deux parties, l'amplification et la récapitulation. C'est ici particulièrement que l'amplification est bien placée, quoiqu'on l'emploie aussi dans le courant du discours à la suite de la confirmation ou de la réfutation. L'amplification est en quelque sorte une affirmation plus véhémente qui doit convaincre les coeurs en les touchant. Elle a son langage et ses pensées. Dans son langage, elle recherche volontiers les locutions qui, sans s'écarter trop de l'usage reçu, joignent la noblesse, la plénitude et l'harmonie à un certain éclat; les dérivés, les composés, les hyperboles, surtout les métaphores, les incises courtes, détachées, et qui semblent se multiplier. Elle affecte aussi les redoublements, les reprises, les répétitions, et les progressions bien ménagées; elle se distingue enfin par une diction naturelle et rapide, mais toujours imposante. Voilà ce qui regarde le langage. On aura soin d'y joindre l'accent, le geste, les mouvements de physionomie les plus propres à impressionner l'auditoire.

Mais pourtant, dans le langage comme dans l'action, il ne faut jamais sortir du genre de la cause, il faut au contraire y ramener tout; car il est absurde de prendre un ton plus haut que le sujet ne le comporte, et l'on doit bien examiner ce que la convenance exige.

XVI. L'amplification des pensées se tire des lieux que nous avons indiqués en parlant de la preuve. Elle emploie de préférence les définitions accumulées, l'énumération des conséquences contraires, les dissemblances, le conflit des idées qui répugnent entre elles, les causes, les effets, surtout les similitudes, les exemples; elle met en scène les personnes, fait parler les choses inanimées, et, autant que la cause le permet, s'élève jusqu'aux grands traits. Ces grands traits sont de deux sortes : ils consistent dans les choses qui sont naturelles, et dans celles qui sont usuelles. Parmi les premières, ce sont les choses célestes et divines, celles qui confondent l'intelligence et ravissent d'admiration; le spectacle de la terre et du monde, et toutes ces merveilles qui favorisent si bien l'inspiration. Parmi les secondes, c'est tout ce qui peut être pour nous une source de grands biens ou de grands maux : de là trois genres d'amplification. On peut, en effet, émouvoir les hommes ou par leur respect envers les dieux, le dévouement à la patrie, la piété filiale; ou par l'amour fraternel et conjugal, par l'attachement pour un père, pour un ami; ou par l'honneur et la probité, et surtout par cette vertu qui tend au bien public et à la concorde sociale. Tantôt l'orateur exhorte à la pratique de ces vertus, tantôt il voue à la haine ceux qui les ont violées; et de là le pathétique.

XVII. L'amplification n'est jamais mieux placée que lorsqu'il s'agit de la perte de ses biens, ou de la crainte de les perdre. Rien n'est en effet si pitoyable que le passage du bonheur au malheur. Rien n'est plus capable d'émouvoir que l'aspect d'un homme tombé tout à coup des hauteurs de sa fortune, arraché aux objets de ses plus chères affections, ayant tout perdu ou sur le point de tout perdre, abîmé, en un mot, ou sur le point de l'être. Mais il faut traiter cela rapidement : les larmes sèchent vite, surtout pour les peines d'autrui. L'amplification, en général, ne veut point trop de détails; les détails sont toujours minutieux, et il faut ici de grands traits. Le goût dicte d'ailleurs l'espèce d'amplification dont chaque genre est susceptible. Quand l'orateur ne veut que charmer son auditoire, il ne doit rien négliger de ce qui peut exciter la curiosité, l'admiration, le ravissement; mais quand il veut convaincre, l'énumération des biens et des maux, les exemples lui sont d'un immense secours. Devant les tribunaux, c'est l'accusateur qui doit vouloir irriter les juges, et l'accusé, les fléchir. Il est cependant des causes où c'est à l'accusateur d'attendrir, et à l'accusé de soulever la colère.

Reste la récapitulation, qu'on emploie quelquefois dans le genre démonstratif, rarement dans le délibératif, et plus souvent dans l'accusation que dans la défense. Elle convient dans deux circonstances : lorsqu'on se défie de la mémoire de ceux en présence de qui l'on parle, soit à cause du laps de temps qui s'est écoulé, soit à cause de la longueur présumée du discours, ou lorsqu'en résumant les principales preuves;

ou veut leur donner plus de force. L'accusé doit s'en servir avec discrétion; car son but étant de réfuter l'accusateur, plus il sera vif et rapide, plus ses traits seront pénétrants. Évitez, dans la récapitulation, de paraître faire un étalage puéril de mémoire : on ne tombera pas dans cet écueil, si l'on néglige les détails, si l'on ne rappelle que les points essentiels, si enfin on ne présente que la substance des choses.

XVIII. - C. F. Après ce que vous venez de m'exposer touchant les qualités de l'orateur et la composition du discours, développez-moi, je vous prie, la dernière partie de votre division générale, la question. - C. P. Il y a, comme je l'ai dit en commençant, deux espèces de questions : l'une déterminée par les temps et les personnes, et que j'appelle cause; l'autre, indéterminée et sans rapport avec les temps ni les personnes, et que je nomme proposition. Mais cette dernière se retrouve dans toute cause et dans toute controverse; car au-dessus d'une question particulière se trouve toujours la question générale, et tout se rapporte à celle-ci. Nous allons donc parler d'abord de la proposition ou thèse. On en distingue deux sortes : l'une spéculative, dont le but est de connaître, lorsqu'on examine, par exemple, si le témoignage des sens est fidèle; l'autre pratique, qui constitue la manière de se conduire, comme quand on demande quels sont les devoirs de l'amitié. La première se subdivise en trois espèces : si la chose est ou n'est pas, ce qu'elle est, et comment elle est. Si la chose est ou n'est pas; ainsi : Le droit est-il dans la nature ou dans la coutume? Ce qu'elle est : Le droit n'est-il que ce qui est avantageux au plus grand nombre? Et quelle elle est : Est-il utile ou non de vivre selon la justice? Dans la seconde, on distingue deux espèces : l'une relative aux moyens d'obtenir un bien ou d'éviter un mal; par exemple, d'acquérir de la gloire ou d'échapper à l'envie; l'autre, qui se rapporte à notre conduite et à nos intérêts, comme quand on cherche de quelle manière il faut administrer la chose publique, ou comment on doit vivre dans la pauvreté.

La question de savoir si une chose est ou n'est pas, si elle a été ou si elle sera, se divise elle-même en deux espèces : l'une de possibilité, comme quand on examine si la parfaite sagesse est faite pour l'homme; l'autre, de causalité, comme quand on cherche d'où vient la vertu : est-ce de la nature? est-ce de la raison? est-ce de l'habitude? De ce genre sont toutes les questions de métaphysique et de physique, où l'on développe les causes et les principes.

XIX. Les questions du second genre ou de définition sont de deux espèces: les unes ont pour objet de constater la différence ou l'identité de deux choses, par exemple, de la persévérance et de l'opiniâtreté; les autres ont pour objet de décrire et en quelque sorte de peindre les choses, par exemple, l'avarice ou l'orgueil.

Les questions du troisième genre, ou de qualification, roulent sur l'honnêteté, l'utilité ou l'équité. Sur l'honnêteté. Ainsi: Est-il beau de braver pour un ami le péril et la haine? Sur l'utilité : Est-il utile de se connaître en administration publique? Sur l'équité : Peut-on avec justice préférer ses amis à ses proches? Enfin ce même genre, où l'on cherche à déterminer la qualité, renferme une autre espèce de question; car il s'agit de savoir non pas simplement ce qui est honnête, utile et juste en soi, mais ce qui est plus honnête, plus utile, plus juste, et même ce qui est le plus honnête, le plus juste, le plus utile; comme quand on demande quelle est la manière de vivre la plus digne d'éloges. Mais tout ce que je viens de dire est de pure spéculation.

Passons aux questions de pratique. Elles sont de deux espèces : l'une a pour objet l'enseignement de nos devoirs; par exemple, la manière d'honorer les parents; l'autre nous apprend à modérer et à calmer les esprits par la parole, soit que nous voulions consoler les affligés, réprimer la colère, bannir la crainte ou tempérer les désirs. 'A cette espèce est opposée celle où l'on se propose de faire naître ou d'exalter les passions; ce qui doit être souvent le but de l'amplification. Tels sont en substance les différents genres de questions renfermées dans la thèse.

XX. - C. F. Je comprends : mais je voudrais savoir quel est ici l'art de trouver et de disposer les arguments? - C. P. Eh quoi! pensez-vous qu'il y ait ici une méthode différente de celle dont j'ai parlé, et qui convient à l'invention comme à l'argumentation? La disposition est aussi la même.

Maintenant, la division des questions générales étant connue, il nous reste à traiter des questions particulières. Il yen a de deux sortes : dans les unes, l'orateur ne s'étudie qu'à charmer l'oreille; dans les autres, il cherche à obtenir quelque chose, à convaincre les esprits, à les gagner à son opinion. Les premières appartiennent au genre démonstratif; et comme il est très étendu et très varié; nous nous en tiendrons à la seule  espèce, qui regarde l'éloge des hommes illustres et le blâme des méchants. Il n'y a pas de genre plus fécond pour l'éloquence, plus utile dans les républiques, et où l'orateur ait plus d'occasions d'appliquer la connaissance des vertus et des vices. Dans les secondes, il s'agit de prévoir l'avenir ou de statuer sur le passé; de là les délibérations et les jugements. On peut donc réduire toutes les causes à trois genres : le premier, envisagé du côté le plus favorable, a été nommé genre apologétique; le second, délibératif; le troisième, judiciaire. Nous allons parler d'abord du premier, si vous le trouvez bon. - C. F. Très volontiers.

XXI. - C. P. Les règles suivant lesquelles il faut louer ou blâmer s'appliquent, et à l'éloquence, et à la conduite de la vie. Je vais les exposer en peu de mots, en remontant à la source même de l'éloge ou du blâme. Tout ce qui a du rapport avec la vertu, doit être loué; tout ce qui a du rapport avec le vice, blâmé. C'est une vérité incontestable. Ainsi la fin de l'éloge, c'est l'honneur; la fin du blâme, c'est la honte. Dans ce genre, l'éloquence n'est qu'un exposé des faits, simple et sans argumentation aucune; on s'y propose plutôt de toucher les coeurs que de les persuader et de les convaincre. Il ne s'agit pas ici de prouver ce qui est douteux, mais de rehausser des faits certains ou regardés comme tels. C'est pourquoi les règles que j'ai données pour la narration et pour l'amplification sont applicables à ce genre; et c'est à elles que je vous renvoie.

Comme, dans ces sortes de discours, le but principal est de plaire et de charmer, l'orateur aura soin de choisir et d'employer les mots qui ont le plus de grâce, les termes nouveaux, anciens, métaphoriques; de relever sa phrase par des mots présentant entre eux des formes symétriques, ou qui out les mêmes désinences et les mêmes chutes; d'y employer les contrastes, les répétitions, les périodes nombreuses et cadencées, non comme la période poétique, mais avec les mesures les plus propres à satisfaire l'oreille. Quant aux pensées, l'orateur multipliera les figures; il dira des choses étonnantes, imprévues, merveilleuses; citera des prodiges et des oracles, et révélera dans la vie de son héros des événements où se montrent la main des dieux et la volonté du destin. Car l'attente, la surprise, un dénouement inattendu, intéressent et captivent l'auditoire.

XXII. Les biens et les maux sont de trois sortes : ceux de la fortune, ceux du corps, et ceux de l'âme. Parmi les premières, on distingue d'abord la naissance : si elle est honorable, on en fera l'éloge en peu de mots; si elle est honteuse, on la passera sous silence; si elle est humble et obscure, on pourra n'en rien dire ou la faire tourner à la gloire de celui qu'on célèbre. Ensuite on vantera, s'il y a lieu, les biens et les richesses, puis les avantages du corps, entre autres la beauté, qui est un gage de vertu, et qui prête le plus à la louange. Enfin, on passera aux actions, que l'on peut disposer de trois manières différentes : car on est libre ou d'observer l'ordre des temps, ou de commencer par ce qu'il y a de plus riant, ou de ranger sous chaque principale vertu les actions qui s'y rapportent. Nous allons résumer en peu de mots ce lieu commun des vertus et des vices sur lequel on a tant et si souvent disputé. La vertu peut s'envisager sous deux aspects : ou elle est spéculative, ou elle est pratique. Ce qu'on appelle prudence, prévoyance, ou de ce beau nom de sagesse, est une vertu purement spéculative, au lieu que la tempérance, qui modère les passions, qui dirige les mouvements de l'âme, est une vertu pratique. La prudence, dans les affaires privées, s'appelle économie; et dans celles de l'État, politique. La tempérance est aussi tantôt une vertu privée, tantôt une vertu sociale. Comme vertu privée, elle s'exerce de deux manières : ou elle ne désire point les biens qu'elle n'a pas, ou elle s'abstient de ceux qu'elle possède. Elle double encore par rapport aux choses nuisibles : or. l'appelle force, quand elle résiste à ceux qui la menacent; et patience, quand elle souffre et endure les maux présents. La grandeur d'âme réunit ces deux qualités, auxquelles elle ajoute la libéralité dans l'usage des richesses; l'élévation des sentiments, supérieure aux événements et aux injures; et la sérénité d'une âme noble, calme, inaccessible, aux passions. Comme vertu sociale, la tempérance s'appelle justice : la justice envers les dieux, c'est la religion; envers les parents, la piété; la bonté, dans le commerce ordinaire de la vie; la bonne foi, dans les engagements; la douceur, dans la modération à punir; l'amitié, dans les relations de bienveillance.

XXIII. Toutes ces vertus sont pratiques. Mais il en est deux qui servent pour ainsi dire de ministres et de compagnes à la sagesse. L'une discerne dans les controverses la vérité de l'erreur, et juge des conséquences d'après les principes; elle consiste surtout dans l'art et l'habitude du raisonnement : l'autre est l'éloquence : car l'éloquence n'est autre chose que la sagesse qui parle avec force et avec grâce; elle est soeur de la dialectique; mais plus abondante, plus étendue, plus capable d'émouvoir les passions et de se mettre à la portée du vulgaire. Enfin les vertus ont pour gardienne celle qui fuit tout ce qui est déshonnête, qui est jalouse de l'approbation publique, et qu'on nomme le respect de soi. Ces inclinations de l'âme se distinguent par un caractère particulier de vertu; tout ce qu'elles produisent est nécessairement honnête et digne des plus grands éloges. Mais il y a aussi d'autres qualités précieuses, qu'une bonne éducation prépare et développe; tels sont, dans ce qui nous est propre, le goût des belles-lettres, des mathématiques, de la musique, de la géométrie, de l'équitation, de la chasse et des armes; et, dans ce qui a rapport à la société, le penchant à la pratique de quelque vertu, comme au culte des dieux, à la piété filiale, à l'amitié, à l'hospitalité. Voilà les vertus. Les affections contraires sont les vices.

Ne vous laissez point abuser par des vices qui ont le faux semblant des vertus : l'astuce imite la prudence; sous les dehors de la tempérance se cache une grossièreté sauvage qui affecte de dédaigner les plaisirs; l'orgueil, qui enfle le coeur, et produit le mépris des dignités, ressemble à la grandeur d'âme; la prodigalité, à la libéralité; l'audace, au courage; l'insensibilité, à la patience; la rigueur, à la justice; la superstition, à la religion; la faiblesse, à la douceur; la mauvaise honte, à une sage retenue; la manie de disputer et d'argumenter sur des mots, à l'art de raisonner; et une vaine facilité de parole, à la solide éloquence. En un mot, rien n'est plus semblable aux vertus que l'exagération des vertus mêmes.

Ainsi, lorsqu'il s'agira de louer ou de blâmer, c'est aux diverses espèces de vertus et de vices qu'on empruntera des arguments. Quant au fond du discours, il faudra louer principalement la naissance, l'éducation, les moeurs, les inclinations du personnage dont il s'agira, appuyer sur ce qu'il a fait de grand et d'extraordinaire, surtout si l'influence des dieux s'y fait sentir. On rapportera ses sentiments, ses paroles, ses actions, aux différentes espèces de vertus dont nous avons parlé; et on trouvera aux sources que nous avons indiquées pour l'invention des arguments, les causes et l'enchaînement des faits et des conséquences. Il ne faut pas non plus passer sous silence la mort de ceux dont on célèbre la vie, surtout lorsque cette mort est remarquable par elle-même ou par les événements qui l'ont suivie.

XXIV. - C. F. Vous venez de m'apprendre en peu de mots non seulement comment je dois louer les autres, mais comment je dois mériter moi-même de justes éloges. Voyons maintenant les règles et la manière de procéder dans le genre délibératif. - C. P. La fin du genre délibératif est l'utilité; c'est à cette tin qu'il faut se rapporter quand on est appelé à donner un conseil, une opinion. Soit donc qu'on veuille persuader d'une chose, ou en dissuader, on doit d'abord examiner ce qui est possible ou ce qui ne l'est pas; ce qui est ou n'est pas nécessaire : car si une chose est impossible, quelque utile qu'elle soit, la délibération n'a plus d'objet; et si une chose est nécessaire (et j'appelle choses nécessaires toutes celles d'où dépendent notre vie ou notre liberté ), il faut la préférer même à ce qui passe pour le plus honorable ou le plus avantageux parmi les hommes. Dans l'examen de ce qui est possible, il faut considérer les difficultés d'exécution; car une extrême difficulté équivaut à l'impossibilité. Dans la discussion de ce qui est nécessaire, si la chose dont il s'agit n'est pas d'une nécessité absolue, il faut voir jusqu'à quel point elle est utile; car ce qui est d'une grande utilité peut souvent passer pour nécessaire. C'est pourquoi le genre délibératif étant destiné à persuader ou à dissuader, la question pour l'orateur se réduit, dans le premier cas, aux termes suivants : Si la chose est utile et possible, il faut la faire; dans le second cas, la question présente cette double hypothèse : Si la chose est inutile, il ne faut pas la faire; si elle est impossible, il ne faut pas même y songer. Ainsi celui qui persuade a deux points â prouver, tandis qu'un seul suffit à celui qui dissuade.

Comme toute délibération roule sur ces deux points, parlons d'abord de l'utilité, qui a pour base la juste appréciation des biens et des maux. Parmi les biens, il yen a de nécessaires; comme la vie, l'honneur, la liberté, nos enfants, nos femmes, nos frères, nos parents. Il en est d'autres qui, sans être d'une nécessité absolue, sont désirables ou pour eux-mêmes, comme ceux qui consistent dans la pratique des vertus et des devoirs; ou pour les avantages qu'ils procurent, comme les richesses et l'abondance. Des biens qu'on désire pour eux-mêmes, il en est qu'on désire à cause de l'honnêteté; d'autres, à cause de l'utilité. De la première espèce sont les biens nés des vertus dont nous avons parlé, lesquels sont louables par eux-mêmes; de la seconde espèce sont les avantages du corps ou les dons de la fortune, qui se divisent en biens utiles et honorables, comme la considération et la gloire; et en biens seulement utiles, comme la force, la beauté, la santé, la naissance, les richesses, le patronage. Il y a encore un bien qui dépend beaucoup de l'honnêteté, c'est l'amitié, qui se divise en tendresse et en vénération. Les dieux, les parents, la patrie, les hommes éminents en sagesse ou en dignité, ont droit à notre vénération. Nos femmes, nos enfants, nos frères, et les autres personnes qui nous sont étroitement unies, sont surtout les objets de notre tendresse, quoiqu'une certaine vénération puisse bien se mêler à ce sentiment. Les biens donc étant tels que je viens de les décrire, vous comprenez facilement quels sont leurs contraires.

XXV. Sans doute si nous pouvions toujours nous attacher au bien, si perceptible d'ailleurs à nos sens, nous n'aurions pas besoin de longues délibérations. Mais les circonstances, qui sont si puissantes, empêchent bien souvent l'accord de l'utile et de l'honnête; et l'embarras de concilier l'un et l'autre force â délibérer, de peur de sacrifier l'utile à l'honnête ou l'honnête à l'utile. Voici donc quelques règles pour la solution de cette difficulté. Puisque la tâche de l'orateur n'est pas seulement de dire la vérité, mais encore de la faire goûter à son auditoire, il doit considérer d'abord qu'il y a deux espèces d'hommes : l'une, ignorante et grossière,, qui préfère toujours l'utile à l'honnête; l'autre, éclairée et polie, qui préfère avant tout son honneur. On parlera donc à ceux-ci de considération, d'honneur, de gloire, de bonne foi, de justice et de vertu ; à ceux-là, d'intérêt, de profits, de bénéfice, et même de volupté, laquelle est la plus grande ennemie de la vertu, et n'est qu'une fausse et misérable imitation du bonheur, mais que les hommes grossiers recherchent avec ardeur, qu'ils préfèrent non seulement à l'honnête, mais encore au nécessaire; dont on doit enfin faire l'éloge, quand on veut conseiller, persuader cette espèce d'hommes.

XXVI. Il faut considérer aussi combien la haine du mal est plus forte chez les hommes que l'amour du bien; et cela, parce qu'ils désirent moins la considération qu'ils ne craignent la honte. Où est l'homme en effet, qui recherche l'honneur, la gloire, les applaudissements, les distinctions, avec autant d'ardeur qu'il fuit l'ignominie, les humiliations, l'infamie, l'opprobre? La douleur qu'on a de ces maux n'est-elle pas insupportable? Il est des âmes nées pour la vertu, que la mauvaise éducation et les maximes dangereuses ont corrompues : montrez-leur, quand vous les exhorterez ou que vous leur donnerez des conseils, comment nous pouvons acquérir les biens et éviter les maux. Si nous parlons à des hommes bien élevés, nous ne saurons trop insister sur ce qui est louable et honnête ; nous traiterons surtout des vertus qui protègent et développent la félicité publique. Si, au contraire, nous nous adressons à des hommes simples et ignorants, nous mettrons en avant le gain, les profits, les plaisirs; nous leur donnerons des conseils pour éviter les maux; nous pourrons même les menacer de la honte et de l'ignominie; car sil est des hommes assez grossiers pour être peu sensibles à l'honneur, il n'en est pas que la honte et l'infamie ne touchent aussi profondément.

On traitera donc ainsi tout ce qui concerne l'utile. Quant à ce qui est possible ou non, et par suite, à ce qui est facile ou difficile, nous en jugerons surtout, si nous remontons à la source de tous les effets, aux causes. On distingue plusieurs genres de causes. Les unes produisent l'effet par elles-mêmes; les autres contribuent à le produire. Les premières se nomment efficientes; les secondes, que j'appellerai occasionnelles, sont de ces causes sans lesquelles rien ne se peut faire. Parmi les causes efficientes, les unes sont absolues et parfaites en elles-mêmes; les autres ne sont qu'auxiliaires en partie, et ne prêtent que plus ou moins leur concours aux choses. L'efficacité de celles-ci varie; elle est tantôt plus grande, tantôt plus petite; souvent même celle qui a le plus de force est désignée seule par le nom de cause. Il est d'autres causes qu'on appelle aussi efficientes, soit par rapport au principe, soit par rapport à la fin des choses. Quand on délibère sur ce qu'il y a de mieux à faire, c'est par l'utilité ou par l'espoir du succès, qu'on détermine surtout les esprits. Nous avons parlé de l'utilité; passons aux moyens d'exécution.

XXVII. Dans ce genre de délibération, il faut examiner avec qui, et contre qui l'on doit agir; en quel temps, en quel lieu; quelles sont les ressources en armes, en argent, en alliés; enfin, quelles sont pour l'entreprise, les garanties de succès. On ne se contentera pas de faire valoir les chances favorables, on tiendra compte aussi des chances contraires; et, si les premières l'emportent dans la balance, au lieu de se borner à affirmer la possibilité de l'entreprise, on la montrera naturelle, facile et attrayante. S'agit-il de dissuader, on jettera des doutes sur l'utilité de l'entreprise, on en exagérera les difficultés, et l'on tournera contre elle la même espèce d'arguments dont on s'était servi pour persuader. Dans l'un et l'autre cas, on aura toujours eu réserve, pour l'amplification, une foule d'exemples récents, parce qu'ils sont plus connus, anciens, parce qu'ils ont plus d'autorité. Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit de décider l'auditoire à préférer l'utile à l'honnête, ou l'honnête à l'utile, qu'il faut avoir bien médité son sujet. Quant aux moyens d'émouvoir les esprits, on est sûr d'y parvenir en les flattant de l'espoir de contenter leurs désirs, d'exercer leurs haines, d'assouvir leur vengeance. Si l'on veut les apaiser, on leur rappellera les vicissitudes des choses humaines, l'incertitude de l'avenir, le danger d'exposer sa fortune, si elle est prospère, ou de la ruiner sans retour, si elle est compromise. Voilà les sources où l'on peut puiser pour la péroraison dans le genre délibératif. L'exorde y doit être court ; et cela parce que l'orateur ne vient pas pour supplier, comme devant un juge, mais bien pour exhorter et conseiller. Il lui suffit donc d'exposer dans quel but, dans quelle intention, et sur quel objet il va parler, et de solliciter l'attention, en promettant d'être bref. Du reste, l'ensemble du discours doit être simple, grave, plus remarquable par les pensées que par les expressions.

XXVIII. - C. F. Vous m'avez appris les lieux communs du genre démonstratif et du genre délibératif; j'attends que vous m'enseigniez ceux du genre judiciaire, le seul, je crois, dont il nous reste à parler. - C. P. Vous avez raison. Le genre judiciaire a pour but l'équité; non pas toujours l'équité absolue, mais encore, et le plus souvent, l'équité relative; comme dans les causes qui roulent sur la bonne foi de l'accusateur; et dans celles où l'on demande, sans alléguer ni loi ni testament, l'envoi en possession d'un héritage. On considère alors ce qui est plus juste ou très juste, l'on puise ses moyens de conviction aux sources de l'équité dont nous allons parler tout à l'heure. Souvent aussi, avant le jugement d'une affaire, le débat s'engage sur une question préjudicielle, comme lorsqu'on examine si le demandeur a qualité pour agir, si la demande n'est pas prématurée ou tardive, si elle est régulière et légitime. Lors même que ces moyens n'ont pas été proposés, discutés et jugés avant le fond de la cause, c'est toujours un grand avantage de pouvoir dire dans le débat même : Vous demandez trop; vous demandez trop tard; vous ne deviez pas; ce n'était pas à vous de le faire; vous ne deviez pas le faire contre moi, ni en vertu de cette loi, ni dans cette forme, ni par devant ce tribunal. Toutes les causes de ce genre rentrent dans le droit civil, lequel repose lui-même sur les lois, les coutumes qui régissent les intérêts privés ou publics; et cette science du droit, négligée par la plupart des orateurs, nous semble pourtant indispensable à leur profession. C'est pourquoi, bien que ces questions incidentes sur la bonne foi du demandeur, sur la qualité du défendeur, sur la compétence du tribunal, sur la justice absolue ou relative de l'action, se réunissent souvent au fond de la cause, elles n'en doit vent pas moins être traitées avant le fond, et je les en sépare plutôt comme dépendantes de l'opportunité, qu'à cause de la différence. En effet, toute discussion sur le droit civil ou sur l'équité, appartient à la question de qualité dont nous allons parler, et cette question regarde surtout l'équité et le droit.

XXIX. Il y a, dans toutes les causes, trois moyens généraux de défense; et il faut en avoir au moins un, si l'on ne peut en avoir davantage. Car il faut, dans la défense, ou nier le fait qu'on nous reproche, ou, si vous l'avouez, nier qu'il ait la gravité qu'on lui prête, ou qu'il soit ce que l'adversaire prétend; ou enfin, si vous ne pouvez nier ni le fait, ni le caractère qu'on lui prête, il faut nier qu'il se soit passé comme on le dit, et soutenir que la conduite de l'accusé est légitime ou du moins excusable. Ainsi le premier état de cause, le premier conflit avec l'adversaire, doit se traiter en quelque sorte, par conjecture; le second, par une définition descriptive, ou étymologique; le troisième, par l'examen de ce qui est juste, droit, véritable, et de ce qui ne peut être condamné dans un homme. Non seulement l'accusé doit se pourvoir d'un de ces trois moyens de défense, c'est-à-dire, de la faculté de nier, de définir ou d'invoquer l'équité, mais encore il doit développer la raison de sa défense. Le premier moyen de l'accusé est donc la dénégation; le deuxième est la définition par laquelle on prouve que l'adversaire met dans le mot ce qui n'existe pas dans le fait; le troisième est la justification, par laquelle, sans contester ni le fait ni la nature du fait, on soutient qu'il est légitime. L'accusateur doit, à chaque raison de l'accusé, opposer les moyens que l'accusation possède nécessairement; car sans cela il n'y aurait pas de cause. Ces moyens de l'accusation sont ce qu'on appelle preuves fondamentales. Cependant la cause n'est pas plus dans l'accusation que dans la défense; mais pour distinguer, nous appelons raisons les moyens allégués par l'accusé, sans lesquels il n'y aurait pas de défense; et preuves fondamentales, les moyens de réfutation de l'accusateur, sans lesquels il n'y aurait pas d'accusation.

XXX. De l'opposition et du conflit des raisons et des preuves fondamentales naît une question que j'appelle point à juger, et qui est le noeud de la discussion et du jugement. En effet, le premier débat implique toujours ou une question de force; comme : « Décius a-t-il reçu de l'argent? » Ou de définition : « Norbanus est-il coupable de lèse-majesté? » Ou de droit. « Opimius a-t-il eu le droit de tuer Gracchus? » Ces questions qui, dans le débat primitif, sont fort générales et très sommaires, sont ramenées à un point plus précis par le conflit des raisons et des preuves fondamentales. Ce conflit n'a pas lieu dans la question de fait; car dès que l'accusé nie le fait, il n'a ni le pouvoir, ni le droit, ni la coutume de justifier sa dénégation; c'est pourquoi la question générale ne diffère pas alors du point à juger. Mais dans le second état de cause, on peut dire : « Norbanus n'est pas coupable de lèse-majesté pour avoir parlé contre Cépion avec trop de véhémence; car c'est le juste ressentiment du peuple romain, et non le discours du tribun, qui a provoqué ce soulèvement; or la majesté, qui n'est autre chose que la grandeur du peuple romain, et qui consiste dans la conservation de ses droits et de sa puissance, a reçu, en cette occasion, un accroissement plutôt qu'une atteinte. » L'adversaire réplique : « La majesté consiste dans la dignité de l'empire et du nom romain; elle est violée par quiconque soulève la multitude et excite une sédition. » Voici donc le point à discuter: « Est-on coupable de lèse-majesté, pour avoir fait par la violence et avec l'assentiment général une chose juste en elle-même et agréable au peuple romain? » Mais dans ces causes, où l'accusé soutient que sa conduite est légitime ou du moins excusable, et où il veut le prouver; par exemple, quand Opimius dit : « J'ai eu le droit d'agir ainsi pour le salut commun et pour la conservation de la république; » et que Décius répond : « Alors même que ce citoyen eût été le dernier des hommes, vous n'avez aucun droit de le faire mourir sans jugement; » la question est celle-ci : « A-t-il pu légalement, pour le salut commun, ôter la vie sans jugement à un citoyen qui bouleversait la patrie? » Ainsi les questions qui surgissent de ce genre de controverses, et qui sont limitées par les temps et par les personnes, redeviennent générales lorsqu'on fait abstraction des personnes et des temps, et rentrent dans la forme peu étendue des simples propositions.

XXXI. Parmi les preuves fondamentales, les plus solides qu'on puisse opposer à la défense, il faut ranger celles qu'on tire du texte de la loi, des clauses d'un testament, de la forme d'un jugement, d'une stipulation ou d'un contrat. Ces moyens sont sans application dans l'état de conjecture; car le fait n'étant pas reconnu, des textes ne peuvent l'incriminer. Ils sont également inapplicables dans la question de définition : car s'il s'agit de déterminer, d'après un acte, le sens et la valeur d'un mot; par exemple, d'après un testament, ce qu'on entend par aliments, ou, d'après un contrat de vente immobilière, ce qu'on entend par meubles; le débat n'a plus lieu sur l'acte même, mais sur le sens du mot. Mais lorsque dans un texte de loi, se trouvent un ou plusieurs mots d'un sens équivoque; lorsque celui qui réplique peut l'interpréter dans le sens qui lui convient davantage; ou s'il n'y a pas d'ambiguïté, mais qu'on puisse soutenir que les termes s'éloignent de l'intention du législateur, ou citer un texte contradictoire: alors on entame la discussion sur l'écrit même, afin de déterminer, en cas d'interprétation douteuse, la véritable; quel parti doit prendre le juge, entre l'intention et les paroles; quel est, entre deux textes qui se contredisent, celui qu'il faut préférer.

Le point précis de la difficulté une fois établi, l'orateur ne le perdra pas de vue un instant; il y emploiera toutes les ressources de l'invention, et de l'argumentation. Quoiqu'il soit inutile d'en dire davantage pour quiconque sait ce que renferme chaque lieu, et les connaît tous comme autant de trésors d'arguments; cependant nous ferons quelques remarques propres à chaque genre de question.

XXXII. Dans la question de fait, comme l'accusé nie, l'accusateur (et j'appelle de ce nom quiconque intente une action; car bien des causes admettent un débat, sans qu'il y ait accusation), l'accusateur doit d'abord considérer deux choses, la cause et l'effet. Je nomme cause, la raison qu'on a eue d'agir; effet, ce que la cause a produit. Nous avons parlé plus haut, en traitant du genre délibératif, de diverses espèces de causes; or, les mêmes moyens qui, dans ce genre où il s'agit d'un parti à prendre pour l'avenir, servent à établir l'utilité et la possibilité d'une proposition, serviront à. prouver, dans le genre judiciaire où il est question du passé, que le fait imputé à l'accusé lui a été utile, ensuite, qu'il lui était possible. On prouve l'utilité du fait, en alléguant les motifs l'espérance ou de crainte qui ont fait agir l'accusé ; et plus ces motifs paraîtront puissants, plus la preuve sera convaincante. A ces motifs, on ajoutera l'influence de telle ou telle passion, comme !'emportement de la colère, une haine invétérée, a soif de la vengeance, le ressentiment d'une injure., le désir de l'honneur ou de la gloire, l'ambition, l'intérêt, la crainte du péril, l'énormité des lettes, la gêne domestique, l'audace, la légèreté, la cruauté, l'irascibilité, l'imprudence, la folie, l'amour, l'habitude de l'ivrognerie, l'espoir de réussir sans être découvert, ou celui de se justifier si l'on était surpris; les chances qu'on a eues de se dérober au supplice ou de gagner du temps; le peu de proportion qu'il y avait entre la condamnation et les avantages qu'il y avait à commettre le délit; enfin l'appât du crime plus puissant que la honte de la flétrissure. Par tous ces moyens, on confirme les soupçons contre l'accusé, surtout lorsqu'en lui se trouvaient réunis la volonté et le pouvoir d'agir. Pour prouver que l'accusé avait la volonté, on montre l'utilité qu'il pouvait tirer de son action, soit qu'il voulût s'assurer des avantages, soit qu'il voulût éviter des inconvénients; qu'il a cédé à l'espérance, à la crainte, ou à tel autre mouvement subit de l'âme, plus capable encore de porter au crime que les vues même d'utilité. Mais c'en est assez sur les causes du fait. - C. F. Je les possède bien maintenant, et je voudrais avoir l'explication des effets qui naissent des causes.

XXXIII. - C. P. Ces effets sont les indices, les conséquences du passé, pour ainsi dire les traces que le fait laisse après lui; ils sont les puissants instigateurs du soupçon; ils sont comme des témoignages muets du crime, d'autant plus graves que, à la différence des indices tirés des causes, lesquels semblent inculper tous ceux qui avaient quelque intérêt à l'action, ils n'inculpent que les seuls accusés: tels sont une arme, du sang, l'empreinte des fers, la possession d'un objet qui paraît avoir été arraché par la violence, des réponses contradictoires ou faites en hésitant ou d'un ton mal assuré, la rencontre de l'accusé avec un homme suspect, sa présence sur le lieu du crime, la pâleur, le tremblement, un écrit, un cachet, un dépôt. Toutes ces choses et d'autres semblables, lorsqu'elles accompagnent, précèdent ou suivent un crime, sont autant d'indices contre l'accusé. Que si elles manquent absolument, il faut alors insister sur les raisons et sur les moyens que l'accusé avait de commettre le crime, en ajoutant, selon l'usage, qu'il n'était pas assez insensé pour ne pas en appréhender ou en faire disparaître les traces, pour se trahir lui-même, pour donner des armes contre lui.

L'accusé peut répondre par cet autre lieu commun, que l'audace s'allie d'ordinaire à la témérité et non à la prudence. On lui réplique par cet autre lieu commun, qu'on ne doit pas s'attendre aux aveux du coupable, mais qu'il ne peut échapper aux preuves qui le condamnent; et ici encore on fournit des exemples. Telles sont les preuves tirées du sujet.

XXXIV. Si, en outre, on a des témoins à produire, on fera d'abord valoir ce genre de preuve, et l'on dira, que si l'adresse de l'accusé l'a mis à l'abri des preuves tirées de la cause, elle n'a pas pu le soustraire aux yeux des témoins. On louera ensuite chacun d'eux, d'après les règles que nous avons données en parlant du genre démonstratif; on ajoutera que les meilleurs arguments, qui trompent quelquefois, peuvent laisser des scrupules; mais qu'il n'est pas permis à un juge de récuser le témoignage d'un homme de bien. Si d'ailleurs les témoins sont obscurs ou pauvres, on dira que la confiance ne doit pas se mesurer à la fortune des individus, et que le témoin le plus riche est celui qui possède le plus de renseignements utiles. Sion a appliqué la question ou si on l'a demandée, il faut la faire tourner au profit de la cause; il faut commencer par défendre l'usage de la torture; relever l'importance des aveux arrachés à la douleur; invoquer l'opinion de nos ancêtres, qui, s'ils n'eussent pas approuvé cette institution, l'eussent infailliblement abolie; la coutume des Athéniens, celle des Rhodiens, peuples très éclairés, et qui cependant poussent la rigueur jusqu'à mettre à la question des hommes libres, des citoyens; enfin l'autorité de nos plus habiles jurisconsultes, qui, après s'être opposés à la question infligée aux esclaves pour les amener à déposer contre leurs maîtres, ont changé d'avis dans l'affaire de l'inceste de Clodius, et, sous mon consulat, dans celle de la conjuration. On se moque aussi de ces déclamations contre la torture, auxquels on exerce notre jeunesse; et on dira de l'adversaire qu'il avait appris la sienne depuis longtemps dans les écoles. On prouvera d'ailleurs qu'il a été procédé à l'information soigneusement et sans partialité, et l'on en comparera les résultats avec les preuves et les indices du fait. Voilà ce qui regarde l'accusateur.

XXXV. Le premier devoir de l'accusé est d'infirmer les motifs du fait. Il en niera la réalité, ou l'importance; il dira qu'ils n'étaient pas particuliers à lui seul; qu'il y avait une voie plus sûre pour arriver au même but; que celle-là répugnait à son caractère et à sa vie; qu'il n'a point les passions qu'on lui prête, ou qu'il est plus maître de lui-même. Quant aux moyens d'exécution, il prouvera qu'il n'avait ni les forces, ni la résolution, ni les ressources, ni les richesses nécessaires; que l'occasion n'était point favorable, le lieu, propice; qu'il s'y trouvait plusieurs témoins; dont il aurait redouté l'indiscrétion, qu'il n'était pas assez imprudent pour entreprendre une chose qu'il n'aurait pu cacher, ni assez stupide pour ne faire aucun cas des supplices. Quant aux conséquences, il leur opposera l'incertitude des indices, lesquels peuvent bien se rencontrer là où il n'y a point eu de crime. Il les discutera ensuite en détail, et fera voir qu'ils sont moins des motifs de suspicion que des effets naturels d'un fait tel qu'il le rapporte; ou, s'il convient avec l'accusateur du caractère de ces indices, il s'efforcera de prouver qu'ils sont plutôt à sa justification qu'à sa charge. Enfin il combattra la preuve par témoins, la question en général, et, s'il est possible, chaque témoin en particulier, au moyen des arguments de la réfutation dont nous avons parlé plus haut.

Dans les causes de ce genre, l'accusateur formulera son exorde de manière à exciter la haine contre l'accusé; il peindra le péril dont ses embûches menacent la société; il agitera les esprits, il éveillera leur attention. L'accusé, dans son exorde, se plaindra des soupçons qu'on accumule contre lui et de l'injuste accusation dont on le charge ; il montrera l'accusateur comme un homme redoutable pour tout le monde par ses artifices, et s'efforcera d'émouvoir la compassion et de gagner la bienveillance des juges. Dans la narration, l'accusateur présentera chaque détail du fait sous le jour le plus défavorable à l'accusé, en rassemblant toutes les preuves du crime, en jetant de l'obscurité sur les moyens de défense. L'accusé, au contraire, racontera le fait, ses circonstances et ses incidents, en supprimant ou en s'efforçant d'obscurcir ceux qui seraient contre lui. Dans la confirmation et dans la réfutation, l'accusateur tâchera de soulever les passions, et l'accusé, de les calmer : mais c'est surtout dans la péroraison qu'ils doivent tendre l'un et l'autre à ce but; l'accusateur, en rappelant et en accumulant toutes ses preuves; l'accusé, s'il n'a rien omis dans sa justification, en résumant ses moyens de défense, et, en dernier lieu, en excitant la compassion.

XXXVI. - C. F. Je crois savoir comment il faut traiter la question de fait : parlons maintenant de la question de définition. - C. P. Ici les règles sont les mêmes pour l'accusateur et pour l'accusé. Celui dont la définition, dont l'explication se rapprochera le plus du sentiment et de l'opinion du juge, ou de la signification commune et habituelle du mot encore imparfaitement compris des auditeurs, celui-là est sûr de triompher. Il ne s'agit pas, en effet, de raisonner sur un fait bien défini, mais de développer et d'expliquer le sens du mot mis en question. Ainsi, un accusé, d'abord absous pour corruption, est de nouveau cité en justice : l'accusateur appelle prévarication toute corruption exercée par l'accusé à l'occasion du procès; le défenseur, au contraire, soutient qu'il n'y a de prévarication que dans le cas où l'accusateur a été corrompu par l'accusé. Voilà donc une dispute de mots : et quoique la définition présentée par le défenseur approche davantage de l'acception commune et ordinaire, l'accusateur invoque l'esprit de la loi, et nie que le législateur ait jamais entendu approuver un jugement produit par la corruption, pour l'annuler quand l'accusateur seul aura été corrompu. Il s'appuie sur l'équité, et soutient que si la loi était à faire, on n'emploierait point d'autres termes, tout étant compris dans le seul mot, prévarication. Le défenseur, de son côté, attestera l'usage, et cherchera dans les contraires le vrai sens du mot. Et d'abord un accusateur intègre est le contraire d'un prévaricateur; ensuite, dans les conséquents : La formule donnée au juge est relative à l'accusateur; enfin, dans l'étymologie: On entend par prévaricateur un homme qui varie, pour ainsi dire, entre les deux parties adverses. Lui aussi invoquera l'équité, l'autorité de la chose jugée, et le péril dont une autre solution menace les citoyens. Il est encore un précepte commun à l'accusateur et à l'accusé : lorsqu'ils auront l'un et l'autre donné leur définition, la meilleure possible suivant l'usage et le sens du mot, ils la fortifieront par des exemples, par des autorités. Dans cette espèce de question, l'accusateur a pour lui cet autre lieu commun : Celui qui avoue la corruption n'est pas admis à alléguer, pour excuse, l'interprétation du mot. L'accusé opposera les considérations d'équité dont j'ai parlé ; il se plaindra qu'ayant pour lui cette équité, on l'attaque, non sur le fait, mais sur une fausse interprétation de mot. Alors aussi il emploiera presque tous les lieux de l'invention, les semblables, les contraires, les conséquents : moyens, il est vrai, aussi à la disposition de l'accusateur, mais propres surtout à l'accusé, pour peu que la cause soit soutenable. Quant à l'amplification, soit dans les digressions, soit dans la péroraison, elle a pour but d'exciter, dans le coeur des juges, la haine, la pitié ou quelque autre passion, par les moyens que nous avons indiqués, si toutefois le permettent ou l'importance de la cause, ou le caractère et la qualité des parties.

XXXVII. - C. F. Maintenant que je sais tout cela, je voudrais savoir quels sont les moyens usités de part et d'autre dans les questions de qualification. - C. P. Ici, l'accusé convient du fait qu'on lui impute; mais il soutient qu'il a agi dans son droit. C'est donc le droit qu'il faut expliquer. Le droit se divise en deux parties : la nature et la loi, et chacune des deux est divisée en droit divin et en droit humain; celui-ci a son principe dans l'équité; l'autre : dans la religion. Il y a deux sortes d'équité : la première est ce qui est droit, ce qui est vrai, ce qui est la justice même ; ce qui est, comme on dit, équitable et bon en soi; la seconde consiste à faire aux autres ce que nous voudrions qu'on nous fit : quand c'est un service, on la nomme reconnaissance, et vengeance, quand c'est une injure. Tout cela est commun à la nature et à la loi; mais à la loi appartiennent en propre le droit écrit et le droit non écrit, lequel résulte du droit des gens et des coutumes. Le droit écrit comprend le droit public et le droit privé; le droit public consiste dans les lois, les sénatus-consultes, les traités; le droit privé, dans les titres, les contrats, les stipulations. Quant au droit non écrit, il repose sur la coutume, les conventions, le consentement tacite des hommes. Et certes on ne doit pas, s'étonner que nous ayons pour nos lois et nos coutumes un attachement qui nous semble prescrit par la nature même. Nous avons indiqué sommairement les sources de l'équité et de la justice; il nous suffira désormais, lorsqu'il se présentera une question de ce genre, de réfléchir sur ce que nous aurons à dire dans le discours, touchant la nature, les lois, les coutumes, la faculté de repousser ou de venger une injure, et toute autre partie du droit. Si par inattention, ou par nécessité, ou par hasard, nous avons commis un acte qu'on ne passerait pas à un homme ayant agi dans toute la plénitude de sa volonté et de sa liberté, nous implorerons l'indulgence des juges par les moyens tirés des lieux communs de l'équité. J'ai parcouru, le plus brièvement que j'ai pu, tous les genres de questions : avez-vous encore quelque chose à me demander?

XXXVIII. - C. F. Il ne vous reste plus, je crois, qu'une difficulté à éclaircir, relative au cas où le débat s'engage sur le sens d'un texte. - C. P. Vous avez raison : après cela, j'aurai pleinement satisfait à ma promesse. Quand une loi ou un écrit présentent un sens douteux, l'accusateur et l'accusé ont tous deux des règles qui leur sont communes. En effet, chacun d'eux soutiendra que l'interprétation qu'il donne est la plus digne de la sagesse du rédacteur; chacun d'eux rejettera l'interprétation de l'adversaire comme absurde, ridicule, injuste, honteuse; dira qu'elle est en contradiction avec d'autres textes, et, s'il est possible, avec d'autres textes du même auteur; défendra le sens qu'il présente comme étant celui que tout homme éclairé et droit, appelé à régler la même matière, ne manquerait pas d'adopter, sauf à être plus clair, et montrera enfin que le texte ainsi entendu ne cache ni dol, ni surprise, tandis que le sens de l'adversaire, s'il était admis, entraînerait une foule d'inconvénients, d'absurdités, d'injustices et de contradictions. Lorsqu'au contraire le rédacteur semble avoir pensé d'une façon et écrit d'une autre, celui qui s'en tient à la lettre, donne, après l'exposé du fait, lecture de l'écrit; ensuite il presse son adversaire, le fatigue de questions réitérées, le somme enfin de dire, s'il nie le texte ou s'il nie le fait; puis il rappelle les juges à l'évidence du sens littéral. Après avoir ainsi démontré le solide fondement de son opinion, il fera un pompeux éloge de la loi, en se plaignant de celui qui l'a violée, qui a l'audace de l'avouer, et de venir ensuite en présence de la justice soutenir la légalité de son action. Puis, infirmant la défense, qui prétend que le législateur a exprimé autre chose que son opinion et sa volonté, il ajoute qu'on ne doit pas souffrir que la pensée du législateur soit expliquée autrement que par la loi. Et pourquoi le législateur aurait-il écrit de telle manière, s'il eût pensé d'une autre? Pourquoi aurait-il clairement énoncé ce qu'il voulait taire, et tu ce qu'il voulait énoncer? Comment accuserait-on de démence des hommes d'une sagesse si notoirement connue? Qui empêcherait le législateur de faire l'exception que l'adversaire lui prête? Il citera les exceptions énoncées par le même législateur; et, s'il n'en existe pas, celles que d'autres législateurs ont établies. Il expliquera aussi, autant que possible, pourquoi la loi n'a point admis d'exception ; qu'alors elle eût été injuste ou inutile; qu'elle eût dû être en partie exécutée, en partie abrogée; que l'opinion de l'adversaire est en désaccord avec la lui même. Enfin il trouvera dans la nécessité de maintenir les lois, et dans le danger de ces interprétations pour l'État et pour les particuliers, un sujet d'amplification, qui, déjà traité dans plusieurs parties du discoure, reparaîtra dans la péroraison avec plus de force et de véhémence.

XXXIX. Celui, au contraire, qui invoquera pour sa défense l'intention et la volonté du législateur, dira que c'est dans cette intention, dans cette volonté, et non dans les mots, dans la lettre qu'est la force de la loi; il louera la sagesse du législateur, qui n'a point énoncé d'exception pour ne pas fournir un subterfuge au crime, et pour laisser au juge la faculté d'interpréter la loi selon les circonstances du fait. Il prouvera ensuite par des exemples, que toute équité serait anéantie, sinon négligeait l'esprit de la loi pour s'en tenir à la lettre. Puis, par une plainte vive et animée, il tachera de rendre odieux aux juges tous ces artifices de la chicane et de la calomnie; et s'il s'agit d'un de ces actes, dont il a été parlé plus haut, dans lesquels le hasard ou la nécessité out eu plus de part que l'intention, il suppliera le juge, au nom même de l'équité, de ne pas s'en tenir rigoureusement à la lettre de la loi.

Enfin, si les textes se contredisent, les préceptes de l'art sont si bien liés et coordonnés entre eux, que les règles données tout à l'heure sur le sens équivoque, sur l'esprit et la lettre du texte, s'appliquent également à cette troisième espèce de causes. En effet, les moyens que nous employons pour faire triompher notre interprétation quand les termes sont équivoques, doivent aussi nous servir, quand les lois ne sont pas d'accord, à défendre celle qui nous est favorable. Nous noue efforcerons ensuite de défendre l'esprit de l'une et la lettre de l'autre, de sorte que nous pouvons transporter ici tout ce que nous venons de dire sur le texte de la loi et sur l'intention du législateur.

XL. Je viens de vous exposer toutes les divisions de l'art oratoire, telles qu'elles sont enseignées dans notre glorieuse Académie : sans elle, on ne peut ni les trouver, ni les comprendre, ni les traiter. Car diviser, définir, distinguer les diverses parties d'une question douteuse; découvrir les lieux des arguments; suivre l'argumentation même; voir quelles doivent être les prémices d'un raisonnement, et qu'elle en est la conclusion; démêler, discerner le vrai du faux, le vraisemblable de ce qui ne l'est pas; réfuter l'erreur soit des propositions mêmes, soit des conséquences; rétrécir un raisonnement comme les dialecticiens: ou le développer, comme les orateurs: tout cela est l'objet de la logique et de l'éloquence. Comment l'orateur aurait-il le pouvoir de distinguer ce qui est bien ou mal, juste ou injuste, utile ou nuisible, honnête ou honteux, sans les ressources que lui fournissent les richesses de son noble métier? Aussi, mon cher Cicéron, ne considérez mes leçons que comme l'enseignement de ces sources fécondes : allez-y puiser vous-même, soit avec moi, soit avec tout autre guide; et vous vous les rendrez plus familières, et vous vous élèverez à de plus hautes études. - C. F. Tel est aussi, mon père, le plus ardent de mes voeux; et de tous les bienfaits dont vous m'avez comblé, nul ne me sera plus précieux.

NOTES SUR LES PARTITIONS ORATOIRES.

II. Ea remota appello. Voyez, pour les lieux pris en dehors du sujet, et pour les lieux compris dans le sujet, les Topiques, chap. Il et suiv.; de l'Invention, liv. I, chap. 49.

IV. Nam aut temporum servantur gradus. C'est ce que fait Cicéron dans les Verrines, où il examine la conduite de Verrés d'abord dans sa questure, puis dans sa lieutenance d'Asie, ensuite dans sa préture de Rome, enfin dans sa préture de Sicile.

Aut generum distributiones. Ainsi, dans la harangue pour la loi Manilia, Cicéron divise en quatre chefs l'éloge de Pompée: 1° son génie militaire; 2° son courage; 3° sa renommée ; 4° son bonheur.

Aut a minoribus ad majora. Ainsi, dans son remerciement pour le rappel de Marcellus, Cicéron, après avoir passé en rune toutes les belles qualités de César, élève au-dessus de toutes sa clémence: «. Il n'y a rien de plus grand dans la nature, rien de plus heureux dans la fortune, lui dit il, que cette volonté et celle fermeté réunies en toi pour te faire le sauveur de tant d'infortunés. »

Aut a majoribus ad minora. C'est ainsi que, voulant diminuer la gloire d'Annibal, on dira qu'il savait vaincre, mais qu'il ne savait. pas profiter de la victoire.

V. Reperta... 1° pas analogie, comme fratricida, sororicida, d'après parricida; 2" par imitation, comme balare, mugire; 3° par inflexion, comme curatura, pour cura, dans Térence, Eun., II, 3. 24: « Reddunt curatura junceas; ». 4°, par adjonction, comme semperlenitas, mot composé de semper et de lenitas, Andr., I, 2, 4, et plusieurs autres semblables.

VI. Tum ex contrariis sumpta verbis. L'antithèse; ainsi, pro Milone, cap. 4 : « Est igitur haec non scripta, sed nata lex; quam non didicimus, accepimus, legimus, verum ex natura ipso arripuimus, hausimus, expressimus; ad quam non docti, sed facti, non instituti, sed imbuti sumus. »

L'isocolon; ainsi, dans l'exemple que nous venons de citer aux mots didicimus, accepimus, legimus, répondent ceux-ci, arripuimus, hausimus, expressimus; et en nombre égal.

L'adjonction (Rhet. ad Her., IV, 27); ainsi, dans cet exemple : « Vicit pudorem libido, timorem amicitia, rationem amentia; » tous les substantifs se rapportent à vicit.

La conduplication (id., IV, 28) ; exemples : 1° de Cicéron, pro leg. Manilia, cap. 12.: « Fuit hoc quondam, fuit proprium populi romani; » 2° de Virgile, Aeneid., X, 180.

... Sequitur pulcherrimus Astur,
Astur equo fidens.

La conjonction; exemple : « Asia tom opima est et fertilis, ut et ubertate agrorum, et varietate fructuum, et magnitudine passionis, et multitudine earum rerum quae, etc. » Pro lege Manilia, cap. 6.

La disjonction; exemple :

Accessi; vos semotae; nos soli : incipit (Andrienne.)

Vll. Dilatetur... aut contrahatur oratio. Ainsi, dans cette phrase de Cicéron : « Nos deorum immortalium templa, nos muros, nos domicilia, sedesque populi romani, penates, aras patriam defendimus, » la phrase peut se réduire à cette proposition simple : « Nos patriam defendimus. »

Aut in circuitus diriguntur. Par exemple, si au lieu de dire : « Irritae sunt apud te preces amicorum, nulla te movet necessitudo, non te reddit exorabilem affinitas, quid est igitur quod ipsi sperare possimus,» on réunissait les trois membres de cette manière : « Si neque preces a amicorum, neque necessariorum, neque affinium, etc. »

Invertatur ordo. Ainsi Cicéron, dans son plaidoyer pour Cécilia, cap. 3 : « Quia res indigna sit, ideo turpem existimationem sequi; quia turpis existimatio sequatur, ideo rem indignam non judicari. »

XII. Saepe ex paribus. Par exemple : Le vice étant contraire à la vertu, je dirai, pour définir celle-ci, qu'elle consiste à fuir le vice; je dirai de l'éloquence, que ce qui la distingue des autres arts, c'est qu'elle n'a point de limites, et que les autres arts en ont jusqu'à un certain point, etc.

Explicatio vocabuli. On définit par l'explication d'un mot la chose même qu'il signifie. Cicéron (in Pison., cap. 10), prouve que Pison n'a jamais été consul, parce que ce mot veut dire qui consulte les interdis de la patrie. Or c'est ce que n'a jamais fait Pison; donc il n'a jamais été consul.

XV. Quae dicuntur sine conjunctione. Ainsi: « Me patria expulerat, bona diripuerat, domum incenderat, liberos conjugemgne vexaverat, » sont autant d'incises courtes, détachées, et d'un mouvement rapide.

XVII. Definitiones conglobatae. On trouve dans l'oraison funèbre de Turenne, par Fléditer, un bel exemple de définitions accumulées, commençant ainsi : « J'entends par valeur une hardiesse sage et réglée qui s'anime à la vue des ennemis; qui, etc., qui, etc.; »

Pugnantium rerum conflictio. « Pourquoi, dit Cicéron, pro Mil,. cap. 37, avez-vous jugé à propos de me rappeler de l'exil? Est-ce pour que je visse chasser ceux qui ont contribué à mon rappel? » Voilà un exemple du conflit des idées incompatibles.

Similitudines. Autre exemple des similitudes dans Cicéron, in Verr., IV, 50: « La douleur était si grande, qu'on eût dit que Verrès était entré dans Enna comme un autre Pluton, et qu'il avait non pas enlevé Proserpine, mais arraché de leurs bras Cérès elle-même. »

XXX. Ceperitne pecunias Decius.... Il s'agit, dans ces trois exemples, 1° de Décius Mus, dont Cicéron porte un jugement sévère (Brut., cap. 28), et qui accusa en 632, comme meurtrier de C. Gracchus, L. Opimius, lequel fut défendu par le consul C. Carbon; 2° de Norbanus, tribun séditieux, qui accusa en 658, Q. Servilius Cépion, pour la perte de son armée; 3° d'Opimius, le même dont il est parlé dans le premier paragraphe de cette note.