Cicéron, Philippiques

 

CICÉRON

CINQUIÈME PHILIPPIQUE.

autre traduction (Nisard)

quatrième - sixième

 

 

CINQUIÈME PHILIPPIQUE.

 

 

 

 

I.  CINQUIÈME PHILIPPIQUE.

I. Rien jamais ne m'a paru plus long à venir que ces calendes de janvier, Pères conscrits; et j'ai bien compris, ces jours-ci, que chacun de vous partageait mon impatience : car ceux qui font la guerre à la république n'ont pas attendu ce jour. Et nous, quand il était le plus urgent que nos conseils vinssent pourvoir au salut commun, nous n'étions pas appelés au sénat. Mais ces plaintes sur un passé qui s'éloigne, le discours des consuls les a fait taire : ils ont parlé de manière à ce que les calendes de janvier parussent plutôt s'être fait vivement désirer qu'être arrivées trop tard. Mais autant le discours des consuls a relevé mon courage, et m'a donné l'espoir non pas seulement de sauver la patrie, mais encore de lui rendre son ancienne dignité, autant m'aurait alarmé l'avis du premier opinant, si votre courage et votre fermeté ne me rendaient la confiance. Tel est, en effet, le jour qui brille pour vous, Pères conscrits, telle est votre puissance, que tout ce que, dans cet ordre, il réside de courage, de fermeté, d'autorité, vous pouvez le manifester au peuple romain. Rappelez-vous ce qui s'est passé, il y a treize jours, quel accord parmi vous, quel courage, quelle fermeté! Combien, de la part du peuple romain, n'avez-vous pas recueilli d'éloges, de gloire, de reconnaissance! Or, dans ce jour, Pères conscrits, vous avez pris des résolutions telles, que pour vous plus d'alternative, sinon entre une paix honorable ou une guerre nécessaire. M. Antoine veut-il la paix? qu'il dépose les armes, qu'il la demande, qu'il la sollicite par ses prières. Il ne trouvera personne plus favorablement disposé que moi, dont il a mieux aimé être l'ennemi que l'ami, pour s'en faire un titre auprès des mauvais citoyens. Aucune concession ne peut assurément lui être faite, tant qu'il nous fera la guerre ; mais il en est qu'on pourra peut-être accorder à sa soumission.

II. Envoyer des députés à celui contre lequel, il y a treize jours, vous avez porté le décret le plus sévère, ce ne serait pas seulement un acte d'inconséquence, mais, je le dirai sans détour, un acte de démence. D'abord, vous avez décerné des éloges aux généraux qui ont, de leur autorité privée, entrepris la guerre contre lui, puis aux soldats vétérans, qui, bien qu'ils eussent été conduits par Antoine dans les colonies, ont à ses bienfaits préféré la liberté du peuple romain. Et la légion de Mars, et la quatrième légion, pourquoi leur décernez-vous des éloges? Si c'est leur consul qu'elles ont abandonné, elles ne méritent que le blâme ; si c'est l'ennemi de la république, on a raison de leur voter des éloges. D'ailleurs, quand vous n'aviez pas encore de consuls, vous avez décidé qu'un projet de décret concernant les récompenses des soldats et les honneurs des généraux serait présenté le plus tôt possible. Veut-on dans le même moment assigner des récompenses à ceux qui ont pris les armes contre Antoine et envoyer des députés à Antoine, afin d'avoir à rougir de voir plus de dignité dans les décisions des légions que dans celles du sénat? Ainsi les légions ont décidé de défendre le sénat contre Antoine, et le sénat décrète l'envoi de députés à Antoine. Est-ce là fortifier les généreuses dispositions des légions ou bien abattre leur courage? Ces douze derniers jours ont-ils amené des changements tels que celui que personne, à l'exception de Cotyla, ne s'est alors avisé de défendre, ait aujourd'hui pour avocats des consulaires? Plût au ciel que tous fussent appelés avant moi à dire leur avis (bien que je soupçonne ce que pourraient dire quelques-uns de ceux qui auront à opiner après moi) ! Plus facilement je les réfuterais sur les points qu'ils auraient jugé à propos de traiter. On répand le bruit que quelqu'un un veut décerner à Antoine la Gaule Ultérieure, dont Plancus a le gouvernement. Ce projet a-t-il d'autre objet que de fournir largement à notre ennemi, pour la guerre civile, toutes les armes nécessaires? D'abord, le nerf de la guerre, de l'argent en immense quantité dont il manque aujourd'hui; puis de la cavalerie autant qu'il voudra. Et puisque je parle de cavalerie, sans doute il se fera scrupule d'amener à sa suite des tribus barbares ! Ne pas prévoir ces conséquences, c'est être hors de sens ; les prévoir et proposer ce décret, c'est une trahison. Vous irez à un citoyen scélérat, à un homme perdu, donner une armée de Gaulois et de Germains, de l'argent, de l'infanterie, de la cavalerie, tous les moyens de faire la guerre? En vain dit-on pour excuse : il est mon ami. Qu'il soit d'abord celui de la patrie. Il est mon parent. Quelle parenté plus étroite que celle qui nous lie à la patrie, au sein de laquelle se trouvent les auteurs de nos jours? Il m'a fait, toucher de l'argent. Je serais curieux de voir celui qui oserait tenir ce langage. Au surplus, quand j'aurai exposé l'état de la question, il vous sera plus facile de décider quel avis vous pouvez proposer ou appuyer.

III. Voici donc ce dont il s'agit : Donnera-t-on à M. Antoine tout pouvoir d'opprimer la république, de massacrer les honnêtes gens, de piller Rome, de distribuer des terres à des brigands, de tenir dans l'oppression le peuple romain asservi? ou bien lui en ôtera-t-on les moyens? Hésitez maintenant sur ce que vous devez faire? Mais Antoine, dira-t-on, n'est pas capable de tous ces attentats. C'est ce que Cotyla lui-même n'oserait dire. De quoi, en effet, n'est-il pas capable celui qui, se portant défenseur des actes de César, détruit, parmi ses lois, celles que nous pouvions le plus approuver? César a voulu dessécher les marais: Antoine a livré le partage de toute l'Italie à un homme plein de modération, à L. Antonins. Quoi! le peuple romain a-t-il adopté cette loi? que dis-je? les auspices ont-ils permis de la lui présenter? Mais, augure scrupuleux, c'est sans ses collègues qu'Antoine interprète les auspices. Et les auspices qui alors se manifestèrent avaient-ils besoin d'interprétation? Quand Jupiter tonne, nulle affaire ne peut se traiter dans l'assemblée du peuple : qui l'ignore? Les tribuns du peuple ont proposé une loi sur les provinces, au mépris des actes de César; César l'avait faite pour deux ans, Antoine l'étend à six années. Cette loi a-t-elle aussi été adoptée par le peuple romain? que dis-je? a-t-elle été affichée? que dis-je encore? n'a-t-elle pas été portée avant être rédigée? N'avons-nous pas vu la chose faite, avant que personne eût soupçon qu'elle dût se faire? Où est la loi Cécilia-Didia? où est la publication durant trois marchés? où sont les peines décrétées par la loi récente Junia-Licinia? Peuvent-elles, de pareilles lois exister sans entraîner le renversement de toutes les autres? A qui a-t-il été permis de pénétrer dans le Forum? quels tonnerres, quel orage ne se sont pas fait entendre? Et quand même de tels auspices n'auraient pu émouvoir Antoine, on aurait lieu de s'étonner cependant qu'il ait pu si bien affronter et supporter l'assaut de la tempête, de la pluie et des vents déchaînés. Cette loi donc qu'augure il dit avoir portée, je ne dis pas seulement au bruit du tonnerre, mais même lorsque la voix du ciel semblait s'y opposer, pourra-t-il disconvenir qu'elle n'ait été portée contre les auspices? Il y a plus: en la portant avec un collègue dont lui-même avait déclaré l'élection défectueuse, a-t-il cru, cet habile augure, que cette circonstance ne préjudiciait en rien aux auspices pour sa loi?

IV. Mais de ces auspices nous serons peut-être les interprètes, nous qui sommes ses collègues. Nous demandera-t-on aussi notre interprétation sur l'appareil des armes? D'abord, toutes les avenues du Forum étaient si bien fermées, que, quand même aucun garde n'en aurait défendu l'entrée, il n'y avait d'autre moyen pour y pénétrer que de renverser les barrières. Telle était, en outre, la disposition des postes, que, comme l'on écarte l'ennemi par des forts et des ouvrages avancés, de même l'on voyait le peuple et ses tribuns repoussés de l'accès du Forum. D'après ces motifs, les lois qu'on dit avoir été portées par M. Antoine ont toutes, à mon avis, été portées par la violence, et au mépris des auspices ; et pour le peuple elles ne sont pas obligatoires. Si quelque loi ayant pour but, soit de confirmer les actes de César, soit d'abolir à perpétuité la dictature, soit de fonder des colonies, a pu être rendue par M. Antoine, mon avis est que ces mêmes lois soient tout de nouveau portées, en respectant les auspices, afin qu'elles deviennent obligatoires pour le peuple : car, quelque bonnes que puissent être des lois qu'il a portées contre les règles et par la violence, cependant elles ne doivent pas être tenues pour des lois ; et tout ce qu'a produit l'audace d'un gladiateur en démence doit être désavoué par l'autorité de nos délibérations. Et cette dissipation des deniers publics ne peut en aucune manière être tolérée, après que sept cents millions de sesterces ont, sur des ordonnances ou des donations supposées, été détournés par lui : si bien que c'est chose prodigieuse que tant d'argent appartenant au peuple romain ait pu être absorbé en aussi peu de temps. Eh quoi ! souffrirons-nous ces énormes profits engloutis par toute la maison de M. Antoine? De faux décrets étaient par lui vendus : donation de royaumes, concessions de droits de cité, exemptions de tributs, étaient gravées sur l'airain par ses ordres; et tout cela à beaux deniers comptants. Il prétendait agir en vertu des registres de César, dont lui-même était l'auteur. On voyait en pleine activité, dans l'intérieur de sa maison, le marché ouvert de la république : une femme, plus heureuse pour elle que pour ses maris, mettait à l'enchère les provinces et les royaumes ; on rappelait les exilés, soi-disant en vertu d'une loi, mais, en réalité, sans une loi. En face de pareils excès, si l'autorité du sénat ne vient les réprimer, vainement nous aurons conçu l'espoir de rétablir la république, pas même une ombre de liberté ne nous sera laissée. Et ce n'est pas seulement d'après des registres et des titres falsifiés à prix d'or, qu'un argent immense a été entassé dans cette maison, alors qu'en vendant les grâces Antoine ne faisait, dit-il, qu'exécuter les actes de César; il publiait encore de faux sénatus-consultes, dont il recevait l'argent; des conventions étaient signées, des sénatus-consultes portés au trésor comme ayant été rendus. De ces turpitudes il rendait témoins les nations étrangères : des traités étaient conclus, des royaumes donnés, des immunités accordées aux peuples et aux provinces ; et, pour toutes ces dispositions, de faux édits étaient, à la grande douleur du peuple romain, affichés par tout le Capitole. Grâce à de tels moyens, tant d'argent a été accumulé dans une seule maison, que si on pouvait le faire entrer en masse au trésor, l'argent ne manquerait pas de sitôt au peuple romain.

V. Il a porté aussi une loi concernant la judicature, cet homme pur et intègre, ce régulateur de la jurisprudence et des tribunaux. En cette matière, il nous a trompés. Des soldats, gardiens du drapeau, de simples légionnaires et ceux de la légion des Alouettes ont, disait-il, été par lui établis juges. Mais il n'a choisi que des joueurs, des exilés, des Grecs. Imposante réunion de juges: majestueux tribunal ! Je serais curieux de défendre un accusé devant cet auguste conseil. J'y trouverais le Crétois Cyda, l'opprobre de son île, l'homme le plus audacieux, le plus immoral. Mais je veux qu'il ne soit pas tel, au moins sait-il le latin? est-il de naissance et de condition à être juge? Et, ce qui est bien plus essentiel, connaît-il nos lois et nos moeurs? connaît-il seulement nos citoyens? La Crète assurément vous est plus connue que Rome ne l'est de Cyda. Même parmi nos citoyens, on est dans l'habitude de mettre du choix, de chercher des notabilités pour en faire des juges. Mais un juge de Gortyne, qui le connaît, qui pourrait le connaître? Car, pour l'Athénien Lysiades, la plupart de nous le connaissent : c'est le fils de Phèdre, philosophe distingué; c'est d'ailleurs un homme de plaisir, fait pour convenir parfaitement à M. Curius, dont à la fois il sera le collègue au tribunal et le compagnon au jeu. Or, je vous le demande, si Lysiades, appelé comme juge, ne répondait pas, s'il s'excusait sur ce qu'il est aréopagite, et qu'il ne doit pas en même temps être juge à Rome et à Athènes, le président du tribunal admettrait-il l'excuse de ce magistrat grec, tour à tour vêtu du manteau athénien et de la toge romaine? ou ne tiendra-t-il aucun compte des plus antiques lois d'Athènes? Quel tribunal! grands dieux! Un Crétois y siège, et le plus méchant de tous ! Qui l'accusé enverra-t-il vers lui pour le supplier? Comment pourra-t-il l'aborder? Les Crétois sont un peuple dur; mais les Athéniens sont compatissants. Je pense aussi que Curius n'est pas cruel, lui qui chaque jour met sa fortune en péril. Parmi les juges choisis, il en est qui peut-être s'excuseront, car ils ont une excuse légitime : l'exil les a forcés de chercher une terre étrangère, et depuis ils n'ont pas été rappelés. L'insensé aurait-il choisi de tels juges, aurait-il porté leurs noms au trésor, leur aurait-il confié une branche si importante du gouvernement, s'il eut pensé qu'il y eut encore à Rome le moindre simulacre de gouvernement?

VI. Et je n'ai parlé que des juges que vous connaissez. Ceux qui vous sont moins connus, je n'ai pas voulu les nommer. Qu'il vous suffise de savoir que des danseurs, des musiciens, en un mot toute la troupe de ses compagnons de débauche a été jetée par Antoine dans la troisième décurie des juges. Voilà le motif pour lequel cette loi si belle, si salutaire, a été portée au milieu d'une averse, de la tempête, des vents, des orages, des tourbillons, au milieu de la foudre et du tonnerre, afin que nous eussions pour juges des hommes que personne ne voudrait avoir pour hôtes. L'énormité de ses crimes, la conscience de ses méfaits, la dilapidation de l'argent, dont le compte a été fabriqué dans le temple de Cybèle : voilà ce qui lui a fait imaginer cette troisième décurie ; car, avant de chercher des juges infâmes, il lui a fallu désespérer du salut des coupables avec des juges intègres. Mais quelle impudence, quelle infamie dans cette âme de boue d'oser nommer de pareils juges, dont le choix devait imprimer un double déshonneur à la république : d'abord d'avoir des juges si infâmes; en second lieu, de manifester à tous les yeux combien nous avions, dans notre cité, de sujets infâmes! Cette loi donc, et d'autres du même genre, eussent-elles été rendues sans violence, et avec le respect dû aux auspices, je serais encore d'avis qu'on les abrogeât. Mais à quoi bon demander l'abrogation de lois qui, à mon sens, n'ont pas même été proposées? Et de tels actes, ne devons-nous pas les flétrir par les actes les plus infamants, et qui, monuments de la fermeté de cet ordre, signalent à la postérité que seul M. Antoine a, dans cette ville, depuis que Rome existe, eu publiquement à sa suite des satellites armés : ce que n'ont fait ni les rois, ni ceux qui, depuis l'expulsion des rois, ont voulu usurper la royauté. Je me rappelle Cinna; j'ai vu Sylla; puis naguère César : ces trois hommes, depuis que L. Brutus avait rendu Rome à la liberté, ont élevé leur puissance au-dessus de la république entière. Je ne saurais affirmer qu'ils ne se soient pas fait entourer d'épées; mais je puis dire, du moins, qu'elles étaient en petit nombre et cachées. Mais ce fléau de la république était suivi d'un bataillon de gens armés. Les Classitius, les Blostella, les Tiron, faisant briller leurs glaives, conduisaient par le Forum des troupeaux de leurs pareils; une place marquée dans ce bataillon était occupée par des archers barbares. Puis, lorsqu'on était arrivé au temple de la Concorde, la troupe s'échelonnait sur les degrés, les boucliers étaient rangés dans les litières : non qu'Antoine voulût tenir cachés ces boucliers, mais pour que ses bons amis ne se fatiguassent pas à les porter eux-mêmes.

VII. Et, ce qui est épouvantable à raconter aussi bien qu'à voir, dans le sanctuaire du temple de la Concorde étaient placés des hommes armés, des brigands, des sicaires; un temple transformé en prison, où, toutes les issues fermées, tandis qu'entre les gradins du sénat étaient postés des brigands, les pères conscrits allaient aux opinions. Et en outre Antoine a dit que, si je ne venais aux calendes de septembre, il enverrait des ouvriers pour démolir ma maison. Il s'agissait sans doute d'une grande affaire: des supplications, tel était l'objet de son rapport. Le lendemain, je suis venu, lui s'est absenté. Je parlai de la république, moins librement sans doute que je n'avais coutume; avec plus de liberté néanmoins que ne semblaient le permettre tant de périls et de menaces. Mais lui, homme violent et emporté (qui aurait voulu exclure de nos délibérations cette liberté d'opinions dont L. Pison avait usé avec tant de gloire trente jours auparavant), se déclara mon ennemi et me fit enjoindre de me rendre au sénat, le treizième jour avant les calendes d'octobre. Lui, cependant, passa dix-sept jours à Tibur dans la campagne de Scipion, s'exerçant à déclamer contre moi, pour allumer sa soif : car il n'a pas d'autre but en déclamant. Le jour où il m'avait enjoint de venir au sénat arrive; il vient alors au temple de la Concorde avec un bataillon carré, et, contre moi absent, de sa bouche impure, il vomit une harangue. Ce jour-là, si mes amis ne m'avaient empêché de venir au sénat, le massacre aurait commencé par moi. Tel était son projet arrêté ; et dès qu'une fois son épée se serait trempée dans le meurtre, pour lui la seule fin possible au carnage eût été la lassitude et la satiété. N'avait-il pas là son frère Lucius, ce gladiateur d'Asie, ce mirmillon qu'à Mylases on avait vu combattre? Il avait soif de notre sang, lui qui dans l'arène avait à flots prodigué le sien. Il faisait l'estimation de notre argent; il marquait nos propriétés de ville et de campagne; son indigence, unie à son avidité, planait sur nos fortunes; il distribuait nos champs à son choix et à ceux de son choix ; tout accès près de lui était fermé aux simples particuliers; aucune réclamation ne pouvait le fléchir. Tout propriétaire ne pouvait se flatter de posséder que ce que voudrait bien lui laisser le distributeur Lucius. Quoique de tels abus, si vous déclarez nulles les lois d'Antoine, ne puissent être maintenus, je crois néanmoins que vous devez les noter séparément, nommément, et prononcer que l'élection des septemvirs est non avenue et que vous n'entendez rectifier aucun des actes qu'on prétendait émanés d'eux.

VIII. Et M. Antoine, quel est celui qui peut le considérer comme un citoyen, et non point comme le plus atroce, le plus cruel ennemi, quand on l'a vu, assis devant le temple de Castor déclarer, en présence du peuple romain, que, sauf les vainqueurs, personne n'aurait la vie sauve? Pensez-vous, Pères conscrits, qu'il voudrait mettre plus de menaces dans ses paroles que de cruauté dans ses actions? Et lorsque, en pleine assemblée, il a osé dire que, dès qu'il serait sorti de magistrature, on le verrait aux portes de Rome avec une armée, qu'il y entrerait toutes les lois qu'il voudrait : n'était-ce pas là annoncer l'esclavage au peuple romain? Et que dire de sa marche vers Brindes? quelle précipitation ! quel pouvait être son espoir, sinon de ramener vers Rome, ou plutôt dans Rome, une puissante armée? Et ce choix qu'il a fait des centurions! cet emportement d'une âme en délire! A ses promesses les braves légions avaient répondu par des réclamations ; il fait venir dans sa maison les centurions qu'il savait être bien intentionnés pour la république, et à ses pieds, aux pieds de son épouse, que cet austère général avait emmenée à l'armée, il voulut à toute force qu'on les égorgeât. De quels sentiments pensez-vous qu'il eût pu être animé envers nous qu'il haïssait, lorsque envers des hommes qu'il n'avait jamais vus, il s'est montré, si cruel? Et combien n'aurait-il pas eu soif de l'argent des riches, lui qui s'est montré altéré du sang des pauvres? Il n'est pas jusqu'aux biens de ceux-ci, quelque médiocres qu'ils fussent, dont il n'ait fait à l'instant le partage entre les gens de sa suite et ses amis de bouteille? Après quoi, dans sa fureur, il dirigeait ses étendards de Brindes sur Rome, lorsque C. César, par la protection des dieux immortels, par la sublime inspiration de son coeur, de son génie, de sa sagesse, spontanément sans doute, au gré de son rare courage, mais aussi avec mon assentiment, se montra aux colonies de son père, rassembla les vétérans, sut, en peu de jours, se créer une armée, et ralentit la fougue déjà déchaînée de ce brigand. Dès l'instant où la légion de Mars eut vu un chef aussi distingué, elle ne s'occupa plus qu'à nous rendre enfin la liberté : son exemple fut suivi par la quatrième légion.

IX. En apprenant cette nouvelle, lui qui avait convoqué le sénat, et engagé un consulaire à se charger d'appuyer sa proposition, tendant à déclarer C. César ennemi public, Antoine perdit courage tout à coup. Ensuite, sans avoir accompli les sacrifices solennels, sans avoir fait les voeux prescrits par l'usage, il partit, que dis-je? il prit la fuite en habit de guerre. Et où se dirigea-t-il? Dans la province dont les citoyens sont les plus dévoués, les plus courageux, et, lors même qu'il ne serait pas venu, comme il l'a fait, pour leur porter la guerre, les moins disposés à supporter cet homme fougueux, emporté, outrageux, superbe, toujours demandant, toujours prenant, toujours ivre. Et lui, dont on ne pourrait supporter les excès, quand même il n'y joindrait pas ceux de la guerre, est venu attaquer à main armée la province de Gaule! Il a investi Modène, puissante et glorieuse colonie du peuple romain; il tient assiégé D. Brutus, imperator, consul désigné, citoyen que les dieux ont fait naître moins pour lui que pour nous et pour la république. Ainsi donc Annibal fut un ennemi, et Antoine un citoyen? Quelles hostilités a commises le premier, que le second n ait pas commises également, ou qu'il ne commette, ne prépare et ne médite? Toute la marche des Antoine, qu'a-t-elle amené? Dépopulation, ravage, carnage, rapines; excès dont Annibal savait s'abstenir, parce qu'il réservait beaucoup d'objets pour son usage ; mais ces deux misérables, qui vivaient au jour le jour, loin d'épargner la fortune et les propriétés des citoyens, n'ont pas même songé à leurs propres avantages. Et c'est à cet homme, bons dieux! qu'on veut envoyer des députés? Connaissent-ils, les auteurs de cette proposition, la constitution de la république, les droits de la guerre, les exemples de nos aïeux? Ont-ils réfléchi à ce qu'exigent la majesté du peuple romain, la sévérité du sénat? Vous décrétez une députation si c'est pour supplier, il la méprisera; si c'est pour porter vos ordres, il n'en tiendra compte. Enfin, quelque sévères que soient les instructions données par nous à nos députés l'annonce seule d'une députation suffira pour éteindre cette ardeur dont nous voyons animé le peuple romain; elle portera le découragement dans les municipes et dans l'Italie. Sans insister sur ces inconvénients, qui sont graves, il est du moins certain que cette députation retardera et ralentira la guerre. On aura beau dire, comme j'entends déjà dire à quelques-uns : «Que les députés partent, et que néanmoins on continue les préparatifs de guerre;» il n'en est pas moins vrai que le seul nom de députation amollira les courages et ralentira l'activité de nos préparatifs guerriers.

X. Les moindres causes, Pères conscrits, amènent les changements les plus notables dans les affaires publiques, mais dans la guerre et particulièrement dans la guerre civile, sur laquelle, la plupart du temps, l'opinion et la renommée ont une influence si décisive. On ne demandera point avec quelles instructions nous avons envoyé nos députés; il suffît qu'on puisse dire qu'une députation a été envoyée par nous les premiers, pour qu'on y voie un signe de crainte. Qu'il s'éloigne de Modène, qu'il cesse d'attaquer Brutus, qu'il évacue la Gaule, non point par suite d'invitations verbales, mais contraint par nos armes. Non, ce n'est point vers Annibal que nous députons pour qu'il ait à s'éloigner de Sagonte ; vers cet Annibal, à qui le sénat avait autrefois envoyé P. Valerius Flaccus et Q. Bébius Tampilus, avec ordre, s'il n'obéissait pas, d'aller à Carthage. Nos députés, où leur ordonnerons-nous d'aller, si Antoine refuse d'obéir? Nous députons à un citoyen pour qu'il ait à ne pas attaquer un imperator, une colonie du peuple romain? Eh quoi! est-ce bien par des députés qu'il convient. de faire une pareille demande? Qu'importe, au nom des dieux immortels! qu'il assiége Rome, ou un rempart de Rome, une colonie du peuple romain placée pour la défendre? La seconde guerre punique, qu'Annibal fit contre nos ancêtres, eut pour motif le siège de Sagonte. Il était dans l'ordre de lui envoyer des députés: on les envoyait à un Carthaginois, on les envoyait dans l'intérêt des ennemis d'Annibal, nos alliés. Enfin, qu'y a-t-il ici de semblable? Nous, c'est vers un citoyen que nous députerions pour lui enjoindre de ne pas investir, de ne pas assiéger un général, une armée, une colonie du peuple romain; de ne point ravager nos campagnes; de ne pas être l'ennemi de sa patrie!

XI. Eh bien, qu'il obéisse: est-ce en citoyen que nous pouvons, que nous devons le traiter? Le treizième jour avant les calendes de janvier, vos décrets l'ont déjà abattu : vous avez décidé qu'en ce jour des calendes de janvier, on vous ferait le rapport que vous venez d'entendre sur les honneurs et récompenses à décerner à ceux qui ont bien servi et servent bien la république. A leur tête vous avez placé C. César, qui a détourné de Rome sur la Gaule les efforts criminels d'Antoine. Vous avez nommé en suite les soldats vétérans, qui les premiers ont suivi César; et après eux ces célestes, ces divines légions, celle de Mars, puis la quatrième, auxquelles, pour avoir non seulement abandonné, mais encore combattu le consul, vous avez garanti des honneurs et des récompenses. Le même jour, sur la présentation de l'édit de D. Brutus, ce grand citoyen, vous avez décerné des éloges unanimes à sa conduite; et la guerre que, de son autorité privée, il avait entreprise, vous lui avez donné la sanction de l'autorité publique. Qu'avez-vous, ce jour-là, fait autre chose, si ce n'est de déclarer Antoine ennemi public? Après de tels décrets émanés de vous, pourra-t-il vous regarder d'un oeil favorable? et vous, pourrez-vous le voir sans un profond ressentiment? Ce n'est pas seulement son crime qui l'a exclu, détaché, séparé de la république; mais encore, si je ne me trompe, la fortune protectrice de la patrie. Qu'Antoine obéisse à vos décrets, et qu'il rentre à Rome, croyez-vous que, dès lors, les mauvais citoyens n'auront pas en lui un étendard sous lequel ils courront se rallier? Mais c'est cela que je redoute le moins : je vois beaucoup d'autres motifs pour lesquels il se gardera bien d'obéir aux députés. Je connais la folle arrogance de l'homme; je connais les conseils extrêmes auxquels il se livre de préférence. Lucius, son frère, comme ayant combattu à l'étranger, ne conduit-il pas toute la bande? Antoine serait-il personnellement raisonnable, ce qu'il ne sera jamais, qu'un pareil entourage ne lui permettrait pas de l'être. Cependant on perdra du temps, les préparatifs de guerre se ralentiront. Quel motif a jusqu'à ce jour prolongé la guerre, sinon les lenteurs et les délais? Du premier moment où, grâce au départ de ce brigand, ou plutôt à sa fuite désespérée, le sénat a pu s'assembler librement, je n'ai cessé de demander que nous fussions convoqués. Du premier jour que nous avons été convoqués, les consuls désignés n'étant pas encore à leur poste, j'ai, par mon avis, auquel vous donnâtes l'assentiment le plus entier, j'ai rétabli les bases de la république bien plus tard sans doute qu'il n'aurait fallu : mais le pouvais-je plus tôt? Et toutefois, si, depuis lors, on n'eût pas perdu un seul jour, nous n'aurions plus de guerre. Tout mal, à sa naissance, est facilement étouffé; en vieillissant il se fortifie. Mais alors on attendait les calendes de janvier, et peut-être on avait tort.

XII. Mais ne revenons pas sur le passé : faudra-t-il encore multiplier les délais pour le départ des députés, pour leur retour? Cette attente ne fera que rendre la guerre incertaine ; et s'il y a incertitude sur la guerre, le moyen de mettre de l'ardeur à faire des levées? Mon avis est donc, Pères conscrits, de ne point parler de députation; de prendre un parti sans délai et d'agir promptement; de décréter qu'il y a tumulte; de suspendre le cours de la justice : je dis qu'il faut revêtir le sayon de guerre et faire des levées, sans égard aux exemptions, dans Rome, dans toute l'Italie, excepté dans la Gaule. Une fois ces mesures prises, la seule idée, le seul bruit de votre sévérité confondra, écrasera la folle audace de cet infâme gladiateur. Il comprendra que c'est une guerre contre la république qu'il a entreprise; il sentira la force et la puissance que donne au sénat l'union de ses membres ; car aujourd'hui il se prévaut des partis qui, selon lui, nous divisent. Quels partis? L'un se compose des vaincus, l'autre est pris dans les rangs des partisans de C. César. On veut apparemment nous faire croire que le parti de César est attaqué par les consuls Hirtius et Pansa et par le fils même de C. César. Non, la guerre actuelle n'est pas née de la division des partis, elle a pour cause l'espoir criminel de citoyens sans ressource, de scélérats qui ont marqué nos propriétés et nos fortunes, et qui se les sont déjà partagées en idée au gré de leurs désirs. J'ai vu un billet d'Antoine adressé à un certain septemvir, son collègue, homme digne du dernier supplice : ce que vous pouvez désirer, c'est à vous de le voir; ce que vous aurez désiré, vous l'aurez, soyez-en sûr. Et voilà celui à qui nous enverrions des députés, à qui nous hésiterions de faire la guerre; un homme qui n'attend pas la décision du sort pour spolier nos fortunes, mais qui, d'avance, les a si bien adjugées à l'avidité de chacun de ses adhérents, qu'il ne s'est rien réservé de disponible, qu'il ne lui reste plus rien à promettre ! Avec un tel homme, Pères conscrits, c'est par la guerre, oui, par la guerre qu'il faut procéder, et cela sur-le-champ. Les lenteurs d'une députation doivent être rejetées. Ainsi donc, pour que nous ne soyons pas chaque jour dans l'obligation de multiplier les décrets, je pense qu'il faut confier aux consuls toute la chose publique; qu'il faut leur abandonner le soin de défendre la patrie et de veiller à ce que la république ne reçoive aucun dommage. Mon avis est encore qu'à l'égard de ceux qui sont dans l'armée d'Antoine, leur présence n'y soit pas imputée à crime, s'ils s'en éloignent avant les calendes de février. Si vous adoptez ces propositions, Pères conscrits, bientôt vous aurez rendu le peuple romain à la liberté et rétabli votre autorité. Si vous agissez avec mollesse, vous aurez à rendre les mêmes décrets, mais trop tard peut-être. Sur la partie du rapport relative à la république, je crois en avoir assez dit.

XIII. L'autre partie est celle des honneurs : j'ai compris qu'elle devait être traitée ensuite. Et d'abord le même ordre que, selon la coutume de nos ancêtres, on observe pour demander les opinions, je vais l'observer en proposant d'honorer nos courageux défenseurs. Par Brutus donc, consul désigné, prenons, selon la coutume de nos ancêtres, notre point de départ. Sans parler de ses services antérieurs, bien importants sans doute, mais reconnus jusqu'à présent plus par l'estime des citoyens que par des éloges publics, quelles louanges peuvent, de notre part, égaler le mérite de sa conduite actuelle? Et quelle autre récompense une si haute vertu réclame-t-elle, sinon cet honneur et cette gloire? En fût-elle privée, elle se reposerait dans la mémoire des citoyens reconnaissants, et ne regretterait pas l'éclat de la renommée. Un éloge émaneé de votre jugement, de votre témoignage, doit donc être décerné à Brutus. Ainsi, Pères conscrits, je suis d'avis que le sénatus-consulte soit rédigé en ces termes : «Attendu que D. Brutus, imperator, consul désigné, conserve la province de Gaule sous la puissance du sénat et du peuple romain; attendu qu'il a levé et formé une armée si belle et en si peu de temps, secondé par le zèle ardent des municipes et des colonies de la province de Gaule, laquelle a bien mérité et continue de bien mériter de la république, et qu'ainsi il a agi sagement, légalement et conformément aux intérêts de la république; attendu enfin que ce service signalé de D. Brutus envers la république obtient et obtiendra toujours la reconnaissance du peuple romain : pour tous ces motifs, le sénat et le peuple romain déclarent que D. Brutus, imperator, consul désigné, par ses soins, sa prudence, son courage, et la province de Gaule, par son dévouement et son union au-dessus de tout éloge, ont été en aide à la république dans un temps très difficile. Pour un si grand service de la part de Brutus, Pères conscrits, pour un si grand bienfait envers la république, quel honneur si grand ne lui doit-on pas? car si la Gaule eût été ouverte à M. Antoine; si, après avoir accablé les municipes, surpris les colonies, il eût pu se faire jour jusque dans la Gaule Ultérieure, à quelles terreurs la république ne serait-elle pas en proie? Sans doute ce forcené, qui, dans tous ses projets, dans toutes ses démarches, se précipite en aveugle, n'aurait pas hésité à nous apporter la guerre non seulement avec son armée, mais avec toute la férocité auxiliaire des Barbares, à tel point que les Alpes eussent été contre sa fureur une barrière impuissante. Grâces soient donc rendues à D. Brutus, qui, sans l'intervention de votre autorité, sans prendre conseil que de lui-même, loin de recevoir Antoine comme consul, l'a écarté de la Gaule comme ennemi, et a mieux aimé se voir assiégé que de laisser assiéger Rome. Qu'il ait donc, dans votre décret, un témoignage éternel d'une action si décisive et si glorieuse, et que la Gaule, qui fut toujours et qui est encore la sentinelle avancée de cet empire et de la liberté commune, obtienne des louanges sincères et méritées pour n'avoir pas livré ses forces, mais les avoir opposées à Antoine.

XIV. Et mon avis est qu'à M. Lépide, pour ses services signalés envers la république, on décerne les honneurs les plus magnifiques. Toujours il a voulu la liberté du peuple romain, et il a donné une preuve manifeste de ses sentiments et de son opinion le jour où, alors qu'Antoine posait le diadème sur la tète de César, il détourna les yeux et manifesta par un gémissement et par sa morne tristesse combien il avait en haine la servitude, combien il était jaloux que le peuple romain fût libre; combien sa soumission à l'ordre de choses d'alors devait être attribuée la nécessité, et non point à sa conviction. De quelle modération n'a-t-il pas fait preuve dans ces temps qui, pour notre cité, ont suivi la mort de César! Qui de nous pourrait l'oublier? Ce sont de grandes choses; il en est de plus grandes que je me hâte de rapporter. Pouvait-il, ô dieux immortels! rien arriver de plus admirable aux yeux de toutes les nations, de plus désirable pour le peuple romain, qu'au moment où la guerre civile était le plus animée, où tous nous en redoutions l'issue, de voir, grâce à la sagesse de Lépide, cette guerre éteinte, plutôt que remise à la décision des armes et du glaive? Que si tel eût été le système de César dans cette guerre funeste et déplorable, nous aurions, sans parler du père, les deux fils du grand Cn. Pompée, de ce citoyen sans égal, encore au milieu de nous, eux à qui, certes, leur piété filiale n'aurait pas dû être imputée à crime. Plût aux dieux que M. Lépide eût pu sauver tous nos concitoyens! Mais il a prouvé, autant qu'il était en lui, qu'il aurait été leur sauveur, en rendant à la patrie Sextus Pompée, l'ornement de la république, le plus illustre monument de sa clémence. Cruelle fortune du peuple romain! cruel destin! Après que ce Pompée, qui fut comme la lumière du peuple romain, eût été précipité dans la tombe, on a fait périr encore le fils, si semblable à son père. Mais un arrêt des dieux immortels me semble avoir tout réparé, puisque Sextus Pompée a été conservé à la république.

XV. D'après ce motif aussi puissant que légitime, et vu qu'à la guerre civile la plus dangereuse et la plus violente, M. Lépide, par son humanité et sa sagesse, a fait succéder la paix et l'union, je propose de rédiger en ces termes le sénatus-consulte: "Attendu que M. Lépide, imperator, souverain pontife, a, en maintes circonstances. servi utilement et avec succès la république, et que le peuple romain a pu reconnaître en lui une aversion prononcée pour la royauté; que, par ses soins, son courage et sa prudence, par sa clémence et sa douceur singulières, ont été arrêtées les fureurs de la guerre civile la plus cruelle; que Sextus Pompée le Grand, fils de Cnéus, cédant à l'autorité du sénat, a déposé les armes, et a été par M. Lépide, imperator, souverain pontife, et conformément au voeu du sénat et du peuple romain, réintégré dans ses droits de cité; le sénat et le peuple romain, vu les éminents et nombreux services de M. Lépide envers la république, placent dans son courage, son influence et son bonheur, la plus grande espérance de repos, de paix, d'union, de liberté ; de tous ses services envers la république le sénat et le peuple conserveront le souvenir, et une statue équestre dorée lui sera, dans les Rostres, ou dans tel autre lieu du Forum qu'il voudra, érigée en vertu d'une décision de cet. ordre". Cet honneur me parait très grand, Pères conscrits, d'abord parce qu'il est mérité : car il n'est pas seulement décerné pour les services qu'on attend de lui, c'est le prix du passé le plus glorieux ; enfin il est sans exemple qu'à personne cet honneur ait été décerné par le sénat avec une pleine et entière liberté de suffrages.

XVI. J'arrive, Pères conscrits, à C. César, sans lequel personne de nous ne serait ici. De Brindes à Rome accourait un homme sans frein dans ses fureurs, ardent en sa haine, ennemi déclaré de tous les gens de bien; il avait une armée : c'était Antoine. Que pouvait-on opposer à son audace, à sa scélératesse? Nous n'avions encore ni généraux ni troupes; il n'y avait ni conseil public ni liberté; il fallait livrer nos tètes à la barbarie de nos tyrans; nous songions tous à la fuite, mais la fuite même n'offrait aucune issue. Quel dieu alors présenta à nous, au peuple romain cet adolescent divin, qui, lorsque pour notre perte toutes les voies étaient ouvertes à ce funeste citoyen, se leva soudainement contre toute attente, et se forma une armée afin de l'opposer à la fureur de M. Antoine, avant même qu'on soupçonnât qu'il en avait la pensée? De grands honneurs échurent en partage à Cn. Pompée, encore adolescent ; et certes ce fut à bon droit, car il était venu au secours de la république; mais il était d'un âge bien plus viril, il convenait bien mieux au zèle des soldats, qui demandaient un chef; et la guerre à laquelle il prit part était d'une espèce toute différente. En effet, le parti de Sylla n'avait pas pour lui l'approbation de tous : c'est ce que manifestent le nombre immense des proscrits et les affreux désastres de tant de municipes. Quant à César, bien plus jeune d'âge, ce sont les vétérans qui ne demandent que le repos, qu'il a armés: et la cause qu'il a embrassée est celle qui avait pour elle les voeux du sénat, du peuple, de l'Italie entière, en un mot, des dieux et des hommes. Pompée venait se joindre à l'autorité prédominante de L. Sylla et à son armée victorieuse; César ne s'est joint à personne ; seul il a créé son armée, seul il s'est composé une force effective. Le premier, pour combattre le parti opposé, avait trouvé dans le Picenum un auxiliaire affectionné; le second, avec les amis d'Antoine, mais qui étaient encore plus amis de la liberté, s'est fait une armée contre Antoine. Sur le secours de l'un, Sylla fonda son pouvoir; par la protection de l'autre, la domination d'Antoine a été renversée. Conférons donc à César le commandement, sans lequel on ne peut ni procéder aux opérations militaires, ni avoir une armée, ni faire la guerre. Qu'il soit propréteur, avec les attributions les plus étendues. Cet honneur, quelque grand qu'il soit pour son âge, est encore plus indispensable au succès de nos affaires qu'à l'illustration de celui qui en sera revêtu.

XVII. Cherchons donc des distinctions, qu'en ce jour nous aurons peine à trouver pour lui. Mais souvent, j'espère, l'occasion d'offrir à ce jeune citoyen des distinctions et des honneurs se présentera au peuple romain, comme à nous. Quant à présent, voici le décret que je propose : "Attendu que C. César, fils de Caius, pontife, propréteur, a, dans un moment décisif pour la république, exhorté les vétérans en faveur de la liberté du peuple romain, et qu'il les a enrôlés; que la légion de Mars et la quatrième ont, avec la plus grande ardeur et le concert le plus admirable pour la république, sous la conduite et par les conseils de C. César, défendu et qu'ils défendent encore la liberté du peuple romain; que C. César, propréteur, est parti avec une armée au secours de la province de Gaule; qu'il a réduit sous sa puissance et sous celle du peuple romain cavaliers, archers, éléphants, et que, dans le moment le plus critique pour la république, il a pourvu au salut et à la dignité du peuple romain : à ces causes, le sénat décrète que C. César, fils de Caius, pontife, propréteur, est nommé sénateur: que, pour opiner, il prendra rang parmi les préteurs, et que sa demande, quelque magistrature qu'il sollicite, sera considérée comme elle le serait d'après la loi, s'il eût été questeur l'année précédente.» Et quelle raison pourrions-nous avoir, Pères conscrits, de ne pas désirer de le voir le plus tôt possible en possession des plus grands honneurs? Lorsque, par les lois annales, on fixait, pour obtenir le consulat, un âge un peu avancé, on voulait écarter la fougue du premier âge. C. César, au début de la vie; a prouvé qu'un excellent, qu'un rare naturel n'attendait pas le progrès des années. Aussi nos ancêtres, dans leur sagesse tout à fait antique, n'avaient point de lois annales : ce ne fut que bien des années après que l'intrigue y donna naissance, afin de concentrer entre les citoyens du même âge les degrés pour prétendre aux magistratures. Ainsi plus d'une fois un grand caractère de vertu a été perdu pour la république avant d'avoir pu lui être utile. Mais, chez nos aïeux, les Rullus, les Decius, les Corvinus, puis maints autres; et plus récemment le premier Africain, T. Flamininus, créés consuls très jeunes encore, ont fait de si grandes choses qu'ils ont étendu notre empire et illustré le nom romain. Et Alexandre de Macédoine, qui, dès sa première jeunesse, avait débuté par de si glorieux exploits, n'a-t-il pas en sa trente-troisième année payé tribut à la mort, c'est-à-dire dans l'âge où, selon nos lois, on doit encore attendre dix ans pour être consul? D'où l'on peut conclure que souvent la vertu devance l'âge.

XVIII. Et ce ne serait pas nous, en effet, que les craintes simulées des envieux de César pourraient toucher le moins du monde. Il ne saura pas, disent-ils, se modérer, se contenir; enflé des honneurs que de nous il tiendra, il abusera de son pouvoir. Telle est la nature des choses, Pères conscrits : celui qui a une fois goûté la vraie gloire, qui a senti que le sénat, les chevaliers, le peuple romain voyaient en lui un citoyen précieux et l'appui de la république, ne trouve rien de comparable à une gloire si pure. Plût au ciel que C. César, je parle du père, eût eu, dans sa première jeunesse, le bonheur de se voir cher au sénat et à tous les gens de bien! C'est pour avoir dédaigné leur estime, qu'il employa tout son génie (et combien il était grand!) à capter l'esprit mobile de la multitude. Ainsi, sans aucun égard pour le sénat et pour les gens de bien, il s'ouvrit, vers l'accroissement de sa puissance, une voie que ne pouvait point souffrir la dignité d'un peuple libre ; mais de son fils combien la conduite est différente! Chéri de tous, il l'est encore plus de tout bon citoyen. En lui repose l'espoir de la liberté; nous lui devons déjà notre salut, c'est pour lui qu'on cherche et qu'on prépare de nouveaux honneurs. Lui, dont nous admirons l'étonnante sagesse, irions-nous craindre de sa part un acte de démence? Qu'y a-t-il, en effet, de plus insensé que de préférer une puissance inutile, une domination odieuse, les jouissances chimériques et périlleuses de l'ambition, à une gloire véritable, sans reproche et sans danger? et ce qu'il a compris si jeune, ne le comprendra-t-il plus dans un âge plus avancé? Mais il est, dit-on, l'ennemi de quelques citoyens illustres et vertueux. De ce côté, nous ne devons avoir aucune crainte. César a fait à la patrie le sacrifice de toutes ses inimitiés; il la prend pour arbitre de tous ses intérêts, pour modératrice de toutes ses actions. S'il a pris place au timon du gouvernement, c'est pour le soutenir, et non pour le renverser. J'ai la connaissance. personnelle de tous les sentiments de ce jeune citoyen. Pour lui rien de plus cher que la république, de plus respectable que votre autorité, de plus précieux que l'estime des gens de bien, de plus doux que la vraie gloire. D'après cela, loin de rien appréhender de sa part, vous devez espérer de lui des services encore plus grands, encore plus utiles, et ne pas craindre que celui qui est parti pour délivrer D. Brutus assiégé, conserve des ressentiments d'une douleur domestique qui aient sur son coeur plus d'empire que le salut de Rome. J'oserai même engager ma foi, Pères conscrits, à vous, au peuple romain, à la république, ce que certes, rien ne m'y contraignant, je n'oserais pas faire, de peur d'encourir, en un sujet si délicat, le reproche d'une confiance téméraire; je promets, je proteste, je garantis, Pères conscrits, que C. César se montrera toujours aussi bon citoyen qu'aujourd'hui, et tel que nous devons tous vouloir et désirer qu'il soit. Ce point établi, je n'en dirai pas davantage, quant à présent, sur ce qui le concerne.

XIX. Quant à L. Egnatuleius, ce citoyen ferme, courageux, et si dévoué à la république, loin de vouloir le passer sous silence, je m'empresse de payer le tribut de mon témoignage à sa rare vertu. C'est lui qui a amené à César la quatrième légion, pour être en aide aux consuls, au sénat, au peuple romain et à la république. Pour ce motif, je propose de décréter que L. Egnatuleius pourra, trois ans avant le temps fixé par les lois, solliciter, obtenir et gérer les magistratures. Par là, Pères conscrits, vous accordez moins un avancement réel à L. Egnatuleius qu'une distinction : car, en pareil cas, il suffit d'être nommé. Pour ce qui concerne l'armée de C. César, voici le décret que je propose : "Le sénat ordonne que les soldats vétérans qui ont appuyé et appuient encore l'autorité de César, pontife, et celle du sénat, seront, eux et leurs enfants, exemptés du service militaire; que les consuls C. Pansa et A. Hirtius, tous deux, ou l'un ou l'autre, à leur convenance, prendront connaissance du territoire dévolu aux colonies où les vétérans auraient dû être envoyés, ainsi que des terres possédées au mépris de la loi Julia, et les partageront aux vétérans; ils porteront particulièrement leur attention sur le territoire de la Campanie, et aviseront aux moyens d'augmenter les avantages des vétérans : la légion de Mars, la quatrième légion et les soldats de la seconde et de la trente-cinquième légion, qui se sont réunis aux consuls C. Pansa et A. Hirtius, et enrôlés sous leurs drapeaux, ayant prouvé et prouvant encore combien leur est chère l'autorité du sénat et la liberté du peuple romain, seront exemptés du service, eux et leurs enfants, excepté pendant les soulèvements tant en Gaule qu'en Italie; ces légions, à la tin de la guerre, seront licenciées; l'argent que C. César, pontife, propréteur, a pu promettre individuellement à chaque soldat de ces légions, lui sera compté; subsidiairement, les consuls C. Pansa et A. Hirtius, tous deux, ou l'un ou l'autre, à leur convenance, prendront connaissance des champs qui, sans faire tort aux particuliers, pourront être partagés; et aux soldats de la légion de Mars et de la quatrième il sera donné et assigné autant de terre qu'on en a jamais donné et assigné à des soldats". J'ai parlé, consuls, de tous les objets traités dans votre rapport. Mes propositions, adoptées sans retard et à propos, vous mettront à même de pourvoir plus facilement à ce qu'exigeront les circonstances et la nécessité. Mais il faut y mettre cette promptitude qui, si nous en avions usé, nous aurait, comme je l'ai dit souvent, préservés de toute guerre.