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Cicéron

 

DES SUPRÊMES BIENS ET DES SUPRÊMES MAUX (1)

 

 

 

LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER

Préambule.

Cicéron se propose de traiter en latin les sujets déjà traités par les philosophes grecs. Réponse à diverses objections contre la philosophie.

Je n'ignorais pas, Brutus, en confiant à la langue latine des sujets déjà traités en grec par des philosophes d'un grand génie et d'un profond savoir, que mon travail allait encourir des reproches divers. Les uns, sans être absolument dépourvus d'instruction, ne peuvent souffrir qu'on s'applique à la philosophie. Les autres ne la désapprouvent pas à ce point, pourvu qu'on s'en occupe avec modération ; mais ils voudraient qu'on y consacrât un peu moins d'étude et de peine. Il y en aura d'autres qui, sachant le grec et méprisant leur propre langue, diront qu'ils aiment mieux prendre la peine de lire les grecs. Enfin, la n'en doute point, quelques-uns me rappelleront à d'autres études : ce genre d'écrire, diront-ils, quel qu'en soit le charme, ne convient pas assez à votre rang et à votre caractère.
Il ne sera pas inutile, je crois, de répondre à chacun d'eux en particulier. Il est vrai que j'ai déjà suffisamment répondu aux ennemis de la philosophie dans ce livre où je l'ai défendue hautement contre les reproches et les accusations d'Hortensius (2). Mon livre ayant eu votre approbation et celle des personnes que j'ai crues pouvoir en juger, j'ai entrepris de continuer, de peur de paraître exciter seulement la curiosité des hommes, sans être capable de la retenir. Quant à ceux qui permettent de s'adonner à la philosophie, mais sobrement, ils demandent une modération très difficile dans une étude qui, une fois entreprise, ne peut plus être retenue ni réprimée. Ainsi, ceux même qui veulent nous éloigner tout à fait de la philosophie sont, jusqu'à un certain point, plus équitables que ceux qui veulent donner des limites à une matière infinie, et qui exigent une ardeur médiocre dans une étude dont on ne connaît jamais mieux le prix que quand on la pousse le plus loin possible.
En effet, si l'on peut parvenir à la véritable sagesse, il ne suffit pas de l'avoir acquise, il faut en jouir. Si l'acquisition en est longue et pénible, on ne doit pas cesser de chercher le vrai, qu'on ne l'ait trouvé ; et il serait honteux de manquer de persévérance et de courage dans ses poursuites, quand on a pour but la suprême beauté. Si la philosophie est un sujet sur lequel je prenne plaisir à écrire, pourquoi m'envier un plaisir honnête ? Et si c'est une tâche que je me suis faite, pourquoi m'empêcher de m'exercer l'esprit ? On peut pardonner aux intentions bienveillantes du Chrémès de Térence (3), qui ne veut pas que son nouveau voisin
                     Fouille le sol, laboure et porte des fardeaux ;
il ne veut que lui épargner un travail fatigant et pénible ; mais il n'en est pas ainsi de ces amis indiscrets, qui prétendent me détourner d'un travail plein de charmes pour moi. 

CHAPITRE II.

Préambule (suite).

Réponse à ceux qui aiment mieux lire les mêmes choses écrites en grec que traduites en latin.

Il n'est pas peut-être si aisé de bien répondre à ceux qui ne font nul cas de ce qu'on traduit dans notre langue (4), quoiqu'on ait sujet de s'étonner que des gens qui ne laissent pas de prendre plaisir à des tragédies latines, traduites du grec mot pour mot, ne puissent pas souffrir la langue de la patrie dans le développement des sujets les plus graves (5).
Est-il, en effet, un homme assez ennemi du nom romain, pour refuser de lire ou la Médée d'Ennius, ou l'Antiope (6) de Pacuvius, et pour oser dire qu'il se plaît à lire les mêmes pièces dans Euripide, mais sans pouvoir en supporter les traductions ? Il faudra donc, dira-t-il, se résoudre à lire les Synéphèbes (7) de Cécilius, ou l'Andrienne de Térence, plutôt que l'une et l'autre dans Ménandre ? Pourquoi pas ! Bien plus, quoique l'Électre soit admirable dans Sophocle, et que la traduction d'Atilius soit fort mal écrite, je ne laisse pas pourtant de la lire dans Atilius (8). Licinius (9) dit de lui :
          C'est un écrivain de fer,
Mais c'est un écrivain, et l'on devra le lire.
Ce serait avoir, en vérité, ou trop de nonchalance, ou trop de délicatesse, que de ne pas vouloir jeter les yeux sur nos poètes.
Pour moi, je ne saurais regarder comme instruit un homme qui ignore notre littérature. Quoi ! ces vers :
          Plût au ciel que les bois... (10)
ne nous plaisent pas moins dans Ennius que dans Euripide et nous ne voudrions pas voir enrichir notre langue des idées de Platon sur le bonheur et la vertu ? Que dis-je ? si je n'écris point en simple traducteur (11), mais qu'en exposant ce que les Grecs ont avancé, je marque ce que j'en pense, et que je donne un autre tour, un autre ordre à ce qu'ils ont dit, pourquoi préférera-t-on ce que les Grecs ont écrit (12) à ce qui ne manquera dans notre langue ni d'éclat ni de nouveauté ?
Si l'on prétend que toutes les matières ont été épuisées par les Grecs, pourquoi donc ceux-là même qui parlent de cette sorte, lisent-ils tant de différents auteurs grecs sur une même matière ? Chrysippe (13), par exemple, n'a rien oublié de ce qui se pouvait dire en faveur des stoïciens : cependant on lit là-dessus le stoïcien Diogène (14), Antipater (15), Mnésarque (16), Panétius (17), plusieurs autres, et surtout notre ami Posidonius (18). Quoi ! Théophraste, traitant les mômes matières dont Aristote avait parlé avant lui, ne fait-il pas encore plaisir à lire (19) ? Et les épicuriens n'écrivent-ils pas tous les jours autant qu'ils veulent sur des sujets déjà traités par Épicure et par les anciens ? Si les Grecs sont lus par les Grecs sur les mêmes choses traitées d'une manière différente, pourquoi les Latins, qui les ont aussi traitées avec la meure diversité, ne seront-ils pas lus par les Latins ? 

CHAPITRE III

Préambule (suite).

Cicéron écrit en latin afin d'écrire pour tout le monde. Éloge de la langue latine.

Et quand même je ne ferais que traduire Platon ou Aristote, comme nos poètes ont traduit les tragédies grecques, mes concitoyens me sauraient-ils peu de gré de leur faire connaître de la sorte des esprits sublimes et presque divins ? Mais c'est ce que je n'ai point encore fait : et toutefois, quand l'occasion s'offrira de traduire quelques endroits des deux grands hommes que je viens de nommer, de même qu’Ennius a traduit quelques endroits d'Homère, et Afranius (20) de Ménandre, je ne m’interdis pas cette liberté. Je ne veux point ressembler à notre Lucilius (21), qui n’écrit pas, dit-il, pour tout le monde. Eh ! que ne puis-je avoir pour lecteurs Persius (22), Scipion l’Africain, et Rutilius (23), dont il craignait tant le jugement, qu’il disait que ce n’était que pour les Tarentins, pour les habitants de Consente et pour les Siciliens qu'il écrivait (24) ! C'est une de ses ingénieuses plaisanteries : mais il n'y avait pas alors beaucoup de savants personnages, de l'approbation desquels il dût se mettre fort en peine ; et dans tout ce qu'il a écrit, il y a plus d'agrément que de savoir. Pour moi, quel lecteur aurais-je à redouter, puisque c'est à vous, qui ne le cédez pas aux Grecs mêmes, que j'adresse mon ouvrage, en retour de votre excellent livre sur la Vertu (25) ? Mais je crois que, s'il en est qui n'aiment pas ces ouvrages en langue vulgaire, c'est qu'ils sont tombés sur des livres mal écrits en grec, et encore plus mal traduits. Alors, je suis de leur avis, pourvu qu'ils pensent de même des originaux. Quant aux ouvrages remarquables par l'excellence de la pensée, la gravité et l'ornement de la diction, qui pourra refuser de les lire, à moins de vouloir passer tout à fait pour Grec, comme Albucius, que Mucius Scévola, préteur, salua en grec à Athènes (26) ? Lucilius, qui a ici beaucoup de grâce et d'esprit, fait dire à Mucius :

"Albucius, vous comptez donc pour rien
Que dans ses murs Rome vous ait vu naître ?
Mais, puisque c'est d'Athènes citoyen
Que vous voulez dans Athènes paraître
Pour vous traiter comme vous voulez l'être,
Je vous reçois en vous disant : Chaire ! "
Au même instant toute la compagnie,
Jusqu'aux licteurs, lui crie aussi : chaire !
Et de là vint qu'il fut toute en vie
De Mucius ennemi déclaré.

Mucius avait sans doute raison ; et je ne saurais assez m'étonner de voir le peu de cas que certaines personnes font de notre langue. Ce n'est pas ici le lieu de traiter un pareil sujet ; mais j'ai toujours cru, et je m'en suis souvent expliqué, que la langue latine non seulement n'est point pauvre, comme ils se l'imaginent, mais qu'elle est même plus riche que la langue grecque (27). A-t-on jamais vu, par exemple, sans prétendre me citer moi-même, nos bons orateurs ou nos bons poètes, depuis qu'ils ont eu des modèles à imiter, manquer de termes pour exprimer élégamment tout ce qu'ils ont voulu dire ?

CHAPITRE IV

Préambule (suite).

Cicéron veut être utile à sa patrie par ses études et par ses écrits comme il lui a été utile par sa parole et par ses actions. - Utilité de la philosophie et surtout de la morale.

Quant à moi, qui, au milieu des fatigues, des travaux et des périls du forum, n'ai jamais abandonné le poste où le peuple romain m'avait placé, je dois sans doute, autant qu'il est en moi, travailler aussi à éclairer mes concitoyens par mes études et mes veilles. Sans vouloir m'opposer au goût de ceux qui aiment mieux lire les Grecs, pourvu qu'effectivement ils les lisent et ne se contentent pas de le faire croire, je serai du moins utile et à ceux qui voudront cultiver les deux langues, et à ceux qui pourront s'en tenir maintenant à la langue de leur patrie.
Pour ceux qui voudraient que j'écrivisse sur toute autre chose que sur la philosophie, ils devraient être plus équitables, et songer que j'ai déjà beaucoup écrit sur divers sujets, et plus qu'aucun autre Romain, sans compter ce que je puis écrire encore ; et cependant quiconque voudra s'appliquer à lire mes ouvrages sur la philosophie, trouvera qu'il n'y a point de matière dont on puisse retirer plus d'avantage. Mais, entre les recherches précieuses de la philosophie, en est-il de préférable à celle qui fait en particulier le sujet de ces livres, savoir quelle est la fin principale à laquelle il faut tout rapporter, et ce que la nature doit ou rechercher comme le plus grand des biens, ou éviter comme le plus grand des maux ? Les sentiments des plus savants hommes étant partagés sur cette question, puis-je regarder la recherche de la vérité la plus importante pour la conduite de toute la vie, comme une occupation qui ne réponde pas à l'opinion qu'on veut bien avoir de moi ?
Quoi ! deux grands personnages de la république, P. Scévola et M. Manilius (28), auront consulté ensemble si l'enfant d’une esclave doit dire regardé comme un fruit qui appartient au maître de l'esclave? M. Brutus aura été là dessus d'un avis différent du leur : et comme c'est une question de droit assez subtile, et qui est de quelque usage dans la société, on lira volontiers et leurs dissertations et d'autres du même genre ; et on négligera ce qui embrasse le cours entier de la vie ? Leurs études, si l'on veut, ont plus d'intérêt pour le vulgaire ; les nôtres sont plus fécondes. Il est vrai que c’est aux lecteurs à juger ; mais je puis toujours dire que je crois avoir développé ici toute la question sur les suprêmes biens et les suprêmes maux, et que, non content d'avoir exprimé mon opinion (29), j'ai rassemblé dans ce traité tout ce qu'ont dit sur ce point les différentes sectes philosophiques.

CHAPITRE V

DÉBUT DU DIALOGUE.

Pourquoi Cicéron n'approuve pas Épicure.

Pour commencer par le plus aisé, je vais examiner l'opinion d'Épicure, si connue de tout le monde (30) ; et je l'exposerai avec autant do soin et d'impartialité que pourraient le faire ceux qui la soutiennent ; car je ne songe qu'à chercher la vérité, et nullement à combattre ni à vaincre un adversaire.
Le système d'Épicure sur la volupté fut un jour défendu soigneusement devant moi par L. Torquatus (31), homme d'une instruction profonde ; et je lui répondis en présence de C. Triarius (32), jeune homme sage et de beaucoup d'esprit. L'un et l'autre m'étant venus voir dans ma maison auprès de Cumes, la conversation tomba d'abord sur les lettres, qu'ils aimaient passionnément tous deux. Torquatus me dit ensuite : - Puisque nous vous trouvons ici de loisir, il faut que je sache de vous, non pas pourquoi vous haïssez Épicure, comme font ordinairement ses antagonistes, mais pourquoi vous n'approuvez pas un homme que je crois être le seul qui ait vu la vérité (33), un philosophe qui a affranchi l’esprit des hommes des plus grandes erreurs (34), et qui leur a donné tous les préceptes nécessaires pour vivre dans la sagesse et le bonheur (35). Pour moi, je m’imagine que, s’il n’est pas de votre goût, c’est qu’il a plus négligé les ornements du discours que Platon, Aristote et Théophraste ; car d’ailleurs je ne saurais me persuader que vous ne soyez pas de son sentiment (36). - Voyez, Torquatus, combien vous vous trompez, lui répondis-je. Le style d’Épicure ne me choque point ; il dit ce qu’il veut dire, et il le fait fort bien entendre (37). Je ne suis pas fâché de trouver de l’éloquence chez un philosophe ; mais ce n’est pas tout ce que j’y cherche. C’est uniquement sur les choses mêmes qu’Épicure ne me satisfait pas en plusieurs endroits. Cependant autant de têtes, autant d’opinions (38), et je puis bien me tromper. - En quoi donc ne vous satisfait-il pas ? Reprit-il. Car, pourvu que vous ayez bien compris ce qu’il dit, je ne doute point que vous ne soyez un juge très équitable. - J’ai entendu Phèdre (39) et Zénon (40), lui répondis-je, et à moins que vous ne les soupçonniez de m'avoir trompé, vous devez croire que je possède parfaitement la doctrine, d'Épicure. Leur zèle est tout ce qui m'a plu. Je les ni même entendus souvent avec Atticus (41), qui les admirait tous deux, et qui aimait particulièrement Phèdre. Quelquefois nous nous entretenions sur ce qu'ils avaient dit, et jamais nous n'avions de dispute sur le sens des paroles, mais seulement sur les opinions.

PREMIÈRE PARTIE.

Exposition et critique provisoires du système d'Épicure

CHAPITRE VI

CRITIQUE DE LA PHYSIQUE D'ÉPICURE.

Emprunts d'Épicure à Démocrite. - L'atomisme, la déclinaison des atomes.

Encore une fois, reprit-il, sur quoi Épicure ne vous contente-t-il pas ? - D'abord, dis-je, sa physique, dont il est le plus fier, est toute d'emprunt (42). Il répète ce que dit Démocrite (43), et quand il change quelque chose, il me semble que c'est toujours en mal.
Les atomes, selon Démocrite (44), (car c'est ainsi qu'il appelle de petits corpuscules qui sont indivisibles à cause de leur solidité (45) ) sont incessamment portés de telle sorte dans le vide infini (46), où il ne peut y avoir ni haut ni bas ni milieu, que, venant à s'attacher ensemble dans leurs tourbillons continuels, ils forment tout ce que nous voyons. Il veut aussi que ce mouvement ne provienne d'aucun principe, mais qu'il ait existé de toute éternité (47).
Épicure, là où il suit Démocrite, ne se trompe presque point. Mais, outre que je ne suis guère du sentiment de l'un ni de l'autre sur plusieurs questions, j'en suis moins encore dans la manière dont ils envisagent la nature. Quoiqu'il y ait dans la nature deux principes, la matière dont tout est fait, et ce qui donne la forme à chaque chose, ils n'ont parlé que de la matière, et ils n'ont pas dit un mot de la cause efficiente de tout (48). Voilà en quoi ils ont manqué l'un et l'autre : mais voici les erreurs propres d'Épicure
Il prétend que les atomes se portent d'eux-mêmes directement en bas, et que c'est là le mouvement de tous les corps (49) ; ensuite l'habile philosophe venant à songer que, si tous les atomes se portaient toujours en bas par une ligne directe, il n'arriverait jamais qu'un atome pût toucher l'autre, il a subtilement imaginé un mouvement imperceptible de déclinaison, par le moyen duquel les atomes venant à se rencontrer s'embrassent, s'accouplent, adhèrent l'un à l'autre (50). Je vois ici une fiction puérile, et je vois en même temps qu'elle ne peut même être favorable à son système. En effet, c'est par une pure fiction qu'il donne aux atomes un léger mouvement de déclinaison, dont il n'allègue aucune cause (51), ce qui est honteux à un physicien (52), et qu'il leur ôte en même temps, sans aucune cause, le mouvement direct de haut en bas qu'il avait établi dans tous les corps. Et cependant, avec toutes les suppositions qu'il invente, il ne peut venir à bout de ce qu'il prétend. Car, si tous les atomes ont également un mouvement de déclinaison, jamais ils ne s'attacheront ensemble. Que si les uns l'ont, les autres point : premièrement, c'est leur assigner gratuitement différents emplois que de donner un mouvement direct aux uns, et un mouvement oblique aux autres ; et avec tout cela, (c'est un reproche qu'on peut faire également à Démocrite (53), il n'en sera pas moins impossible que cette rencontre fortuite d'atomes produise jamais l'ordre et la beauté de l'univers (54). Il n'est pas même d'un physicien de croire des corps si petits qu'ils soient indivisibles (55) : jamais il ne l'aurait cru s'il eût mieux adné apprendre la géométrie de Polyène son ami, que de la lui faire désapprendre (56).
Démocrite, qui était habile en géométrie, croit que le soleil est d'une grandeur immense ; Épicure lui donne environ deux pieds, et il le suppose à peu près tel que nous le voyons, un peu plus ou un peu moins grand (57) ; de sorte qu'il dénature tout ce qu'il change. Du reste, c'est de Démocrite qu'il a pris les atomes, le vide, et les images qu'il appelle eidôla (58), par la rencontre desquelles non seulement nous voyons, mais aussi nous pensons : c'est aussi de lui qu'il a pris cette étendue à l'infini qu'il nomme apeiria, et cette multitude innombrable de mondes qui naissent et qui périssent à toute heure : et quoique je n'approuve nullement ces imaginations-là dans Démocrite (59), je ne puis souffrir qu'un homme qui les a toutes prises de lui s'attache, comme il fait, à le blâmer, lorsque bien d'autres le louent (60).

CHAPITRE VII

CRITIQUE DE LA LOGIQUE D'ÉPICURE.
CRITIQUE PROVISOIRE DE SA MORALE.

Faiblesse d'Épicure dans la logique. Il supprime les définitions. Il n'enseigne ni à faire des analyses ni à tirer des conclusions. Il fait les sens juges de toute vérité. - Dans la morale, il répète Aristippe. Exemples de Manlius et de Torquatus invoqués contre la morale d'Épicure.

Quant à la logique, qui est la seconde partie de la philosophie destinée à former le raisonnement et à lui servir de guide, votre Épicure est entièrement dépourvu et dénué de tout ce qui peut y servir : il ôte toutes les définitions ; il n'enseigne ni à distinguer, ni à diviser, ni à tirer une conclusion, ni à résoudre un argument captieux, ni à développer ce qu'il peut y avoir d'ambigu dans un raisonnement ; et enfin il fait les sens tellement juges de tout (61), qu'il pense que, si une fois ils ont pris une chose fausse pour une vraie, on ne peut plus s'assurer de pouvoir juger sainement de rien (62).
Le point sur lequel Épicure insiste le plus, c'est cette question où la nature elle-même, comme il dit, apporte la solution et la preuve, je veux parler de la volupté et de la douleur : c'est à ces deux choses qu'il rapporte tout ce que nous recherchons ou évitons. Cette doctrine est d'Aristippe (63), et elle a été mieux et plus librement soutenue par les philosophes de sa secte que par Épicure. Cependant rien ne paraît plus indigne d'un homme qu'une pareille opinion ; et il me semble que la nature nous a faits pour quelque chose de plus grand (64). Peut-être suis-je dans l'erreur ; mais je ne puis croire cependant que celui qui eut le premier le nom de Torquatus (65) à cause du collier qu'il arracha à l'ennemi, le lui ait arraché par un sentiment de volupté ; ni que par même sentiment il ait combattu contre les Latins devant Véséris, dans son troisième consulat. Et quand il fit trancher la tête à son fils, ne se priva-t-il pas d'un plaisir bien doux et bien sensible, puisque par là il préféra aux sentiments de la nature les plus vifs ce qu'il croyait devoir à la majesté de l'autorité consulaire ?
Quoi ! lorsque T. Torquatus, celui qui fut consul avec Cn. Octavius (66), voulut que son fils, qu'il avait émancipé pour être adopté par Décius Silanus, plaidât soi-même sa cause devant lui pour se défendre contre les députés des Macédoniens, qui l'accusaient de concussion, et qu'après avoir entendu les deux parties, il prononça qu'il ne lui paraissait pas que son fils se fût comporté dans le commandement comme ses ancêtres, et qu'il lui défendit de se présenter davantage devant lui : croyez-vous que ce fût alors un sentiment de volupté qui le fit agir ? Mais, laissant à part ce que tout bon citoyen est obligé de faire pour sa patrie, et non seulement les plaisirs dont il se prive, mais encore les périls où il s'expose, les fatigues et même les maux qu'il endure, en aimant mieux tout souffrir que de manquer jamais à son devoir, je viens à ce qui est moins considérable, mais qui ne prouve pas moins.
Quel plaisir trouvez-vous, vous Torquatus, et quel plaisir Triarius trouve-t-il dans l'étude continuelle des lettres, dans les recherches de l'histoire, à feuilleter sans cesse les poètes et à retenir tant de vers ? Et n'allez pas me répondre que c'est là une volupté pour vous, et que les belles actions des Torquatus en étaient une pour eux. Ce n'est pas ce qu'Épicure répond à une semblable objection (67) ; ce n'est pas non plus ce que vous y devez répondre, ni vous, ni tout homme de bon sens qui sera un peu instruit de ces matières ; et enfin ce n'est pas là ce qui fait qu'il y a tant d'épicuriens. Non, ce qui attira d'abord la multitude, c'est qu'elle s'imagine qu'Épicure prétend qu'une chose juste et honnête cause par elle-même du plaisir et de la volupté. Mais on n'y prend pas garde ; tout son système serait renversé s'il en était ainsi. Car, s'il convenait que les choses louables et honnêtes fussent agréables par elles-mêmes, sans aucun rapport au corps, il s'ensuivrait que la vertu et les connaissances de l'esprit seraient désirables pour elles-mêmes ; et c'est de quoi il ne demeure pas d'accord (68). Je ne puis donc pas approuver Épicure dans tout ce que je viens de vous dire. D'ailleurs je voudrais, ou qu'il eût été plus profond dans les sciences, car vous serez forcé d'avouer qu'il ne l'est guère dans ce qui fait que les hommes sont appelés savants ; ou qu'il n'eût pas essayé de détourner les autres de le devenir, quoiqu'il me semble que pour vous deux il a fort mal réussi.

CHAPITRE VIII.

RÉPONSE AUX CRITIQUES ADRESSÉES A ÉPICURE.

Cicéron est trop sévère à l'égard d'Épicure. Une exposition de tout le système d'Épicure serait la meilleure réponse à ses critiques. Torquatus se charge d'exposer du moins la partie de ce système qui concerne la morale.

Après que j'eus parlé de la sorte, plutôt pour les faire parler eux-mêmes que dans un autre dessein, Triarius dit en souriant :
"Il ne s'en faut guère que vous n'ayez effacé Épicure du rang des philosophes ; car tout le mérite que vous lui laissez, c'est d'être intelligible pour vous, de quelque façon qu'il s'énonce. Sur la physique, il a pris des autres tout ce qu'il a dit ; encore ce qu'il en a dit n'est-il pas trop à votre goût ; et ce qu'il a voulu corriger de lui-même, il l'a toujours fait très mal à propos. Il n'a ou aucune connaissance de la dialectique ; et, en mettant le souverain bien dans la volupté, premièrement il s'est fort trompé ; en second lieu il n'a rien dit qui vint de lui, et il a tout emprunté d'Aristippe, qui l'avait mieux exprimé. Enfin, dites-vous, c'était un ignorant (69).
- Il est impossible, repris-je, ô Triarius, que, quand on diffère d'opinion avec un autre, on n'assigne pas le motif de cette différence ; car qui m'empêcherait d'être épicurien, si j'approuvais les opinions d'Épicure, qu'on peut apprendre en se jouant (70) ? il ne faut donc pas trouver mauvais que ceux qui disputent ensemble parlent l'un contre l'autre pour se réfuter. Mais on doit bannir de la discussion l'aigreur, la colère, l'emportement, l'opiniâtreté, qui sont en effet indignes de la philosophie.
- Vous avez raison, dit Torquatus ; il est impossible de disputer sans blâmer le sentiment de son adversaire. Mais ce qui n'est pas permis, c'est la chaleur et l'entêtement. Au reste, si vous le trouvez bon, j'aurais quelque chose à répondre à ce que vous avez dit. - Croyez-vous donc, lui répliquai-je, que j'aurais tenu ce langage, si je n'avais eu envie de vous entendre ? - Eh bien ! reprit-il, aimez-vous mieux parcourir ensemble toute la doctrine d'Épicure, ou ne parler que de la seule volupté dont il est maintenant question ? - A votre choix, lui répondis-je. - Alors, dit-il, je m'arrêterai à ce seul objet, qui est de la plus haute importance ; nous remettrons à une autre fois ce qui regarde la physique ; je vous prouverai alors la déclinaison des atomes, et la grandeur du soleil telle qu'Épicure la suppose, et je vous ferai voir qu'il a repris et réformé très sagement beaucoup de choses dans le système de Démocrite. Quant à présent, je ne parlerai que de la volupté, et je ne dirai rien de nouveau ; mais je ne laisse pas d'espérer de vous convaincre. - Je ne suis point opiniâtre, lui répondis-je ; je vous promets de vous donner mon assentiment, si vous pouvez me prouver ce que vous avancez. - Je le ferai, ajouta-t-il, si vous demeurez dans la même disposition que vous témoignez. Mais j'aimerais mieux parler de suite, que d'interroger ou d'être interrogé. - Comme il vous plaira, lui dis-je. Voici son discours (71).

SECONDE PARTIE.

Exposition de la morale d'Épicure.

CHAPITRE IX

LE SOUVERAIN BIEN EST LE PLAISIR.
MORALE DU PLAISIR.

1° La tendance primitive et instinctive de tous les êtres, c'est de rechercher le plaisir : le plaisir est donc la fin naturelle des êtres.
2° Il est rationnel de rechercher le plaisir, et on ne peut concevoir une autre fin désirable pour elle-même.

"Je commencerai d'abord, dit-il, par garder la méthode d'Épicure, dont nous examinons la doctrine ; et j'établirai ce que c'est que le sujet de notre dispute, non pas que je croie que vous l'ignoriez, mais afin de procéder avec ordre (72).
Nous cherchons donc quel est le plus grand des biens et du consentement de tous les philosophes, ce doit être celui auquel tous les autres biens doivent se rapporter, et qui ne se rapporte à aucun autre (73). Ce bien-là, selon Épicure, est la volupté, qu'il prétend être le souverain bien ; il regarde aussi la douleur comme le plus grand des maux et voici sa manière de le prouver.
"Tout animal, dès qu'il est né, aime la volupté, et la recherche comme un très grand bien ; il hait la douleur, et l'évite autant qu'il peut, comme un très grand mal ; et tout cela, il le fait lorsque la nature n'a point encore été corrompue en lui, et qu'il peut juger te plus sainement (74). On n'a donc pas besoin de raisonnement ni de preuves pour démontrer que la volupté est à rechercher, et que la douleur est à craindre. Cela se sent, comme on sent que le feu est chaud, que la neige est blanche, et que le miel est doux ; et il est inutile d'appuyer par des raisonnements ce qui se fait sentir suffisamment de soi-même (75). Car il y a différence, dit Épicure, entre ce qu'on ne peut prouver qu'à force de raisons, et ce qui ne demande qu'un simple avertissement. Les choses abstraites et comme enveloppées ont besoin d'étude pour être bien démêlées et éclaircies ; les autres, il suffit de les indiquer. Comme donc, en ôtant de l'homme les sens, il ne reste plus rien, il est nécessaire que sa nature même juge de ce qui est conforme ou contraire à la nature : que peut-elle donc percevoir ou juger qui la porte à rechercher autre chose que la volupté, et à fuir autre chose que la douleur (76) ?
Il y a des gens parmi nous qui poussent l'argument encore plus loin (77) : ce n'est pas seulement par les sens, disent-ils, qu'on juge de ce qui est bon, et de ce qui est mauvais ; mais on peut connaître aussi, par l'esprit et par la raison, que la volupté est d'elle-même à rechercher et que la douleur est d'elle-même à craindre : ainsi donc la recherche de l'une et la fuite de l'autre sont naturelles et comme innées à nos âmes (78).
Il en est d'autres enfin, et je pense comme eux, qui, voyant un si grand nombre de philosophes soutenir qu'il ne faut mettre ni la volupté au rang des biens, ni la douleur au rang des maux, disent que, loin de nous reposer sur la bonté de notre cause, il faut examiner avec soin tout ce qui se peut dire sur la volupté et sur la douleur.

CHAPITRE X.

LA PEINE PEUT ÊTRE UN MOYEN POUR OBTENIR LE PLAISIR.
MORALE DE L'UTILITÉ.

Épicure complète la doctrine du plaisir, à laquelle s'était arrêté Aristippe, par la doctrine de l'utilité durable ou du bonheur. L'homme ne recherche pas seulement tel ou tel plaisir, mais la plus grande somme de plaisirs, constituant le plus grand bonheur. De là vient que l'homme peut et doit éviter tel plaisir particulier, si ce plaisir a pour conséquence la peine, et au contraire rechercher telle douleur particulière, si cette douleur a pour conséquence le plaisir. - Essai d'explication psychologique, par l'idée d'intérêt, des notions de Manlius et de Torquatus citées plus haut par Cicéron.

Pour vous faire mieux connaître d'où vient l'erreur de ceux qui blâment la volupté, et qui louent en quelque sorte la douleur (79), je vais entrer dans une explication plus étendue, et vous faire voir tout ce qui a été dit là dessus par l'inventeur de la vérité, et, pour ainsi dire, par l'architecte de la vie heureuse (80).
Personne, dit Épicure, ne craint ni ne fuit la volupté en tant que volupté, mais en tant qu'elle attire de grandes douleurs à ceux qui ne savent pas en faire un usage modéré et raisonnable ; et personne n'aime ni ne recherche la douleur comme douleur, mais parce qu'il arrive quelquefois que, par le travail et par la peine, on parvient à jouir d'une grande volupté. En effet, pour descendre jusqu'aux petites choses, qui de vous ne fait point quelque exercice pénible pour en retirer quelque sorte d'utilité ? Et qui pourrait justement blâmer, ou celui qui rechercherait une volupté qui ne pourrait être suivie de rien de fâcheux, ou celui qui éviterait une douleur dont il ne pourrait espérer aucun plaisir (81).
Au contraire, nous blâmons avec raison et nous croyons dignes de mépris et de haine ceux qui, se laissant corrompre par les attraits d'une volupté présente, ne prévoient pas à combien de maux et de chagrins une passion aveugle les peut exposer. J'en dis autant de ceux qui, par mollesse d'esprit, c'est-à-dire par la crainte de la peine et de la douleur, manquent aux devoirs de la vie. Et il est très facile de rendre raison de ce que j'avance. Car, lorsque nous sommes tout à fait libres, et que rien ne nous empêche de faire ce qui peut nous donner le plus de plaisir, nous pouvons nous livrer entièrement à la volupté et chasser toute sorte de douleur ; mais, dans les temps destinés aux devoirs de la société ou à la nécessité des affaires, souvent il faut faire divorce avec la volupté, et ne se point refuser à la peine. La règle que suit en cela un homme sage, c'est de renoncer à de légères voluptés pour en avoir de plus grandes, et de savoir supporter des douleurs légères pour en éviter de plus fâcheuses (82).
Qui m'empêchera, moi dont c'est là le système, de rapporter à ces principes tout ce que vous avez dit des Torquatus, mes ancêtres ? Et ne croyez pas qu'en les louant comme vous avez fait, avec tant de marques d'amitié pour moi, vous m'ayez séduit, ni que vous m'ayez rendu moins disposé à vous réfuter. Comment, je vous prie, interprétez-vous ce qu'ils ont fait ? Quoi ! vous êtes persuadé que, sans songer à l'utilité et à l'avantage qui pourrait leur en revenir, ils se soient jetés au travers des ennemis, et qu'ils aient sévi contre leur propre sang ! Les bêtes même, dans leur plus grande impétuosité, ne font rien sans qu'on puisse connaître pourquoi elles le font, et vous croirez que de si grands hommes ont fait de si grandes choses sans motif (83) !
Nous examinerons bientôt quelle peut en avoir été la cause : en attendant, je croirai que, s'ils ont eu en cela quelque objet, la vertu seule n'est point ce qui les a portés à ces actions vraiment éclatantes. Le premier Torquatus alla hardiment arracher le collier à l'ennemi ; mais il se couvrit en même temps de son bouclier, pour n'être pas tué : il s'exposa à un grand péril, mais à la vue de toute l'armée. Et quel a été le prix de cette action ? La gloire, l'amour de ses concitoyens, gages les plus assurés d'une vie calme et tranquille. Il condamna son fils à la mort : si ce fut sans motif, je voudrais n'être pas descendu d'un homme si dur et si cruel ; si ce fut pour établir la discipline militaire aux dépens des sentiments de la nature, et pour contenir les troupes, par cet exemple, dans une guerre dangereuse, il pourvut par là au salut de ses concitoyens, d'où il savait que le sien devait dépendre (84).
Le même raisonnement s'étend bien loin ; car ce qui donne ordinairement un beau champ à l'éloquence, et principalement à la vôtre, lorsqu'en rapportant les grandes actions des hommes célèbres vous faites entendre qu'ils n'y ont été excités par aucun intérêt particulier, mais par le seul amour de la vertu et de la gloire, se trouve entièrement renversé par l'alternative que je viens de poser, ou qu'on ne se dérobe à aucune volupté que dans la vue d'une volupté plus grande, ou qu'on ne s'expose à aucune douleur que pour éviter une douleur plus cruelle (85).

CHAPITRE XI

QU'EST-CE QUE LE PLAISIR.

Il n'y a pas de milieu entre le plaisir et la douleur ; du moment où la douleur cesse, le plaisir naît. Privation de la douleur, telle est l'essence du plaisir.

Mais c'est assez parler, en ce moment, des glorieuses actions des grands personnages : ce sera bientôt le lieu de faire voir que toutes les vertus en général tendent à la volupté.
Il faut maintenant définir la volupté, pour ôter aux ignorants tout sujet de se tromper, et pour montrer combien une secte qui passe pour être toute voluptueuse et toute sensuelle, est réellement grave, sévère et retenue. Nous ne cherchons pas, en effet, la seule volupté qui chatouille la nature par je ne sais quelle douceur secrète, et qui excite des sensations agréables ; mais nous regardons comme une très grande volupté la privation de la douleur (86). Or comme, du moment que nous ne sentons aucune douleur, nous avons de la joie, et comme tout ce qui donne de la joie est volupté, ainsi que tout ce qui blesse est douleur, c'est avec raison que la privation de toute sorte de douleur est appelée volupté. Si, lorsqu'on a chassé la soif et la faim par le boire et le manger, c'est une volupté de ne plus sentir de besoin, c'en est une aussi dans toutes les autres choses que de n'avoir aucune douleur. C'est pourquoi Épicure n'a voulu admettre aucun milieu entre la douleur et la volupté ; et ce que quelques-uns ont regardé comme un milieu entre l'une et l'autre, je veux dire la privation de toute douleur, il l'a regardé, lui, non seulement comme une volupté, mais comme une extrême volupté, soutenant que la privation de toute douleur est le dernier terme où puisse aller la volupté, qui peut bien être diversifiée en plusieurs manières, mais qui ne peut jamais être augmentée et agrandie (87).
Je me souviens d'avoir ouï dire à mon père, qui se moquait agréablement des stoïciens, qu'à Athènes, dans le Céramique (88) il y a une statue de Chrysippe assis, qui avance la main, parce qu'il avait coutume de l'avancer quand il voulait faire quelque question. Votre main, dans l'attitude où elle est, disait un stoïcien, désire-t-elle quelque chose ? Non, sans doute. Mais, si la volupté était un bien, ne la désirerait-elle pas ? Je le crois. La volupté n'est donc pas un bien. La statue, disait mon père, si elle avait pu parler, n'aurait pas parlé de la sorte ; et cette conclusion ne porte que contre Aristippe et contre les cyrénaïques, nullement contre Épicure. Car, s'il n'y avait de volupté que celle qui chatouille les sens et qui excite une titillation agréable (89), la main ne se contenterait pas de ne point sentir de douleur, à moins qu'elle n'eut aussi quelque mouvement de volupté. Que si n'avoir nulle douleur est une très grande volupté, comme Épicure le soutient : en premier lieu, Chrysippe, on a eu raison de dire que votre main, en la situation où elle est, ne désire rien ; mais ensuite on a eu tort de prétendre que, si la volupté était un bien, elle la désirerait ; car comment pourrait-elle désirer ce qu'elle a, puisque, se trouvant sans douleur, elle est dans la volupté ?

CHAPITRE XII.

NOUVEL ESSAI POUR DÉMONTRER RATIONNELLEMENT QUE LE PLAISIR EST LE SOUVERAIN BIEN.

Le plaisir tel que l'entend Épicure une fois défini, Torquatus s'efforce encore de prouver que c'est là la bien suprême. En effet, on ne peut concevoir et désirer un état supérieur à celui d'un homme qui n'aurait aucune douleur, n'éprouverait aucune crainte, jouirait à la fois du plaisir présent, passé, à venir. Au contraire, on ne peut concevoir et craindre un sort plus malheureux que celui d'un homme affligé à la fois de toutes les douleurs du corps et de toutes les peines de l'âme.

Que la volupté soit le suprême bien, on peut aisément le démontrer. Supposons, par exemple, qu'un homme jouît continuellement de toutes sortes de voluptés, tant du corps que de l'esprit, sans qu'aucune douleur ni aucune crainte le troublât le moins du monde, pourrait-on s'imaginer un état plus heureux et plus désirable (90) ? car il faudrait qu'un tel homme eût l'âme ferme, et qu'il ne craignit ni la mort ni la douleur : qu'il ne craignit point la mort, parce que c'est la privation de toute sensibilité (91) ; qu'il ne craignît point la douleur, parce que, si elle dure longtemps, elle est légère, et que, si elle est grande, elle dure peu ; et qu'ainsi l'excès en est contre-balancé par le peu de durée, et la longueur par le peu de souffrance (92). A cela, si vous joignez que l'homme dont nous parlons ne se laisse point inquiéter par la crainte des dieux (93), et que même il sache jouir des voluptés passées en les rappelant sans cesse dans son souvenir (94), encore une fois, que pourrait-il y avoir à ajouter à un état si heureux (95) ?
Supposons, au contraire, un homme accablé de toutes sortes de douleurs d'esprit et de corps, sans espérer qu'elles puissent jamais diminuer, sans avoir jamais goûté aucun plaisir, et sans s'attendre à en avoir jamais aucun : pourra-ton jamais se figurer un état plus misérable ? Que si une vie remplie de douleurs est ce qu'il y a de plus à craindre, sans doute le plus grand des maux est de passer sa vie dans la douleur ; et, par là même raison, le plus grand des biens est de vivre dans la volupté. Notre esprit n'a rien autre chose ou' il puisse s'arrêter comme à sa fin, que la volupté ; et toutes nos craintes, tous nos chagrins se rapportent à la douleur, sans que naturellement nous puissions être, ni sollicités à rien que par la volupté, ni détournés de rien que par la douleur.
Enfin, la source de nos désirs et de nos craintes est dans la volupté ou dans la douleur ; et, d'après ce principe, il est clair que tout ce qu'on fait de plus louable et de plus honnête, se fait par rapport à la volupté (96). Comme donc, selon tous les philosophes, le plus grand des biens est ce qui ne se rapporte à aucune autre chose, et il quoi toutes choses se rapportent comme à leur fin, il faut nécessairement avouer que le souverain bien est de vivre avec volupté (97).

CHAPITRE XIII.

LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR.
PREMIÈRE VERTU : LA SAGESSE

Comme la médecine et tous les autres arts, l'art de la vie ou la sagesse a pour unique but de procurer à l'homme le plaisir. - Tandis que l'ignorance est une cause de trouble et de peine, la sagesse modère les passions et les fait servir au plus grand plaisir : de là son utilité, - Division des désirs en désirs naturels et nécessaires, naturels et non nécessaires, ni naturels ni nécessaires.

Ceux qui font consister le souverain bien dans la vertu, et qui, séduits par le seul éclat du nom, ne comprennent pas ce que la nature demande, se trouveraient délivrés d'une grande erreur s'ils voulaient croire Épicure. Pour vos vertus, qui sont si excellentes et si belles, qui pourrait les trouver belles et les désirer si elles ne produisaient pas la volupté ? Ce n'est point à cause de la médecine même qu'on estime la science de la médecine, mais à cause de la santé qu'elle procure ; et, dans un pilote, ce n'est point l'art de naviguer dont on fait cas, mais l'utilité qu'on en retire : il en est de même de la sagesse, qui est l'art de la vie ; si elle n'était bonne à rien, on n'en voudrait point ; on n'en veut que parce qu'elle nous procure l'acquisition et la jouissance de la volupté (98).
Vous voyez de quelle nature est la volupté dont j'entends ici parler, afin qu'un mot qu'on, prend souvent en mauvaise part ne décrédite point mes discours. L’ignorance de ce qui est bon ou mauvais est le principal inconvénient de la vie ; et comme l'erreur où l'on est là-dessus prive souvent les hommes des plaisirs les plus sensibles, et les livre souvent aussi à des peines inconcevables, il n'y a que la sagesse qui, nous dépouillant de toutes sortes de mauvaises craintes et de mauvais désirs, et nous arrachant le bandeau des fausses opinions, puisse nous conduire sûrement à la volupté. Il n'y a que la sagesse qui bannisse le chagrin de notre esprit, qui nous empêche de nous abandonner à de mauvaises frayeurs, et qui, éteignant en nous par ses préceptes l'ardeur des désirs, puisse nous faire mener une vie tranquille : car les désirs sont insatiables, et non seulement ils perdent les particuliers, mais souvent ils ruinent les familles entières, et même les républiques (99).
De là viennent les haines, les dissensions, les discordes, les séditions, les guerres. Et ce n'est point seulement au dehors que les cupidités agissent avec une impétuosité aveugle ; elles combattent les unes contre les autres au dedans de nous-mêmes, et elles ne sont jamais d'accord. Comme il serait donc impossible que la vie ne devint par là très amère, le sage seul, en retranchant en lui toute sorte de crainte frivole et d'erreur ; et en se renfermant dans les bornes de la nature, peut mener une vie exempte de crainte et de chagrin.
En effet, quoi de plus utile et de plus propre à contribuer à la félicité de la vie, que la division qu'Épicure a faite des désirs : les uns naturels et nécessaires (100), les autres naturels, mais non nécessaires (101), et les autres ni naturels ni nécessaires (102) ? On satisfait les nécessaires sans beaucoup de peine et sans beaucoup de dépense (103) ; les naturels n'en demandent pas même beaucoup, parce que les choses dont la nature se contente sont aisées à acquérir, et ont leurs bornes, mais les cupidités inutiles n'en ont point (104).

CHAPITRE XIV.

LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR.
SECONDE VERTU : LA TEMPÉRANCE.

La tempérance, vertu essentielle dans la doctrine épicurienne, n'est pas l'ennemie du plaisir, Elle ne le modère parfois qu'afin de l'accroître.

Si toute la vie des hommes est troublée par l'erreur et par l'ignorance, et si la sagesse seule peut nous exempter de la guerre des passions, nous délivrer de toute sorte de terreur, nous apprendre à supporter les injures de la fortune, et nous enseigner tous les chemins qui vont au repos et à la tranquillité, pourquoi ferons-nous difficulté de dire qu'il faut rechercher la sagesse à cause de la volupté, et qu'il faut éviter l'ignorance et la folie à cause des maux qu'elles entraînent avec elles (105) ?
Je dirai par la même raison qu'il ne faut point rechercher la tempérance pour elle-même, mais pour le calme qu'elle apporte dans les esprits, en les mettant dans une assiette douce et tranquille : car j'appelle tempérance cette vertu qui nous avertit qu'il faut suivre la raison dans les choses qui sont à rechercher ou à fuir (106). Et ce n'est pas assez qu'elle nous fasse juger ce qu'on doit faire ou ne pas faire ; il faut de plus savoir s'en tenir à ce qu'on a jugé (107). Mais combien y a-t-il de gens qui, ne pouvant demeurer fermes dans aucune résolution, et séduits par quelque apparence de volupté, se livrent de telle sorte à leurs passions, qu'ils s'y laissent emporter sans prendre garde à ce qui leur en peut arriver ! Et de là vient que, pour une volupté médiocre, peu nécessaire, et dont ils auraient pu se passer facilement, non seulement ils tombent dans de grandes maladies, dans l'infortune et dans l'opprobre, mais souvent même ils en sont punis par les lois (108). Mais ceux qui ne veulent de la volupté qu'autant qu'elle ne peut avoir de suites funestes, et qui sont assez fermes dans leur sentiment pour ne point se laisser emporter au plaisir dans les choses dont ils ont une fois jugé devoir s'abstenir, ceux-là trouvent une grande volupté (109) en méprisant la volupté même. Ils savent aussi quelquefois souffrir une douleur médiocre, pour en éviter une plus grande ; d'où l'on voit que l'intempérance n'est point par elle-même à fuir (110) et qu'aussi, lorsqu'on embrasse la tempérance, ce n'est point comme étant ennemie des voluptés, mais comme en promettant de plus grandes que celles dont elle prive (111).

CHAPITRE XV.

LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR.
TROISIÈME VERTU : LE COURAGE

Le courage ne peut avoir sa raison on lui-même : il consiste à ne laisser troubler son plaisir intérieur par nulle inquiétude et nulle crainte.

Je dis à peu près la même chose de la force d'âme ; car ni l'exercice du travail ni la souffrance des douleurs ne sont à rechercher pour eux-mêmes (112), non plus que la patience, ni les soins ni les veilles, ni même la vertu active, objet des louanges, ni enfin le courage ; mais il n'est rien qu'on ne brave pour vivre ensuite sans inquiétude et sans crainte, et pour se délivrer, autant qu'il est possible, le corps et l'esprit de tout ce qui peut faire de la peine. Et comme la crainte de la mort trouble la tranquillité de la vie ; comme c'est un misérable état de succomber à la douleur, ou de la supporter avec faiblesse ; comme, par une semblable lâcheté, plusieurs ont abandonné leurs parents, leurs amis, leur patrie, et se sont enfin perdus eux-mêmes : ainsi, tout au contraire, un esprit ferme et élevé s'affranchit de toute idée pénible lorsqu'il méprise la mort qui remet tous les hommes dans l'état où ils étaient avant de naître ; lorsqu'il est préparé à la douleur, sachant que les extrêmes douleurs finissent bientôt par la mort, que si elles sont légères, elles comportent plusieurs intervalles de relâche, et que, pour les autres, selon que nous les trouvons tolérables ou non, nous sommes maîtres, ou de les supporter, ou de nous en délivrer en sortant de la vie comme d'un théâtre (113). Nous ne croyons donc point que ce soit pour elles-mêmes qu'on blâme la timidité et la faiblesse, ou qu'on loue l'intrépidité et la force ; niais on rejette les unes parce que la douleur en est inséparable, on estime les autres parce que la volupté les suit.

CHAPITRE XVI

LES VERTUS ONT LEUR FIN DANS LE PLAISIR.
QUATRIÈME VERTU : LA JUSTICE.

Les hommes justes ne sont tels que par intérêt : 1° parce qu'ils ne veulent pas encourir les châtiments sociaux; 2° parce qu'ils veulent obtenir l'estime et les honneurs. - Trouble de l'homme injuste. Bonheur du juste. - Union de toutes les vertus dans le plaisir, fin suprême.

Il reste à parler de la justice, et nous aurons parlé de toutes les vertus. Mais ce qui a été dit des trois autres convient encore à celle-ci; et ce que j'ai déjà montré de la sagesse, de la tempérance et de la force d'âme, qu'elles étaient tellement jointes avec la volupté, qu'on ne les en pouvait séparer, il faut l'appliquer à la justice, qui non seulement ne nuit à personne, mais qui toujours donne confiance et calme les esprits, et par elle-même, et par cette espérance qu'on ne manquera d'aucune des choses qu'une nature non corrompue peut désirer. De même que l'imprudence, le désir passionné et la lâcheté (114) sans cesse tourmentent l'âme, sans cesse l'agitent et y apportent le trouble; ainsi l'injustice, dès qu'elle réside dans l'esprit, par sa seule présence y met le trouble; et si, de plus, elle a formé quelque entreprise, l'eût-elle accomplie secrètement, elle ne peut prendre confiance et croire que la chose restera toujours secrète (115). Le méchant ne peut cacher ses actions : le soupçon, l'opinion publique, la renommée les poursuit; vient ensuite l'accusateur, le juge; plusieurs enfin, comme sous votre consulat, se dénoncent eux-mêmes (116).
S'il y a des hommes assez puissants pour être en état de ne point craindre le châtiment des lois, ils ne laissent pas pour cela d'avoir peur des dieux ; et les soins qui les dévorent, les inquiétudes qui les déchirent nuit et jour, ils les regardent comme un supplice que les dieux immortels leur envoient (117).
Ce qu'on pourrait donc retirer d'utilité ou de plaisir d'une mauvaise action, peut-il diminuer autant les maux et les peines de la vie, que la mauvaise action les augmente, soit par les reproches qu'on s'en fait, soit par la punition des lois qu'on appréhende, soit par la haine publique qu'on s'attire? Il est vrai qu'il y a des gens qui, au comble des biens, des honneurs et des dignités, environnés de plaisirs, loin de pouvoir assouvir leurs cupidités par une voie injuste, les sentent au contraire s'allumer davantage tous les jours ; mais ces gens-là ont plus besoin d'être enchaînés que d'être instruits (118).
La véritable raison invite donc à la justice, à l'équité et à la fidélité tous les hommes d'un esprit sain. Et que ceux qui n'ont ni esprit ni ressources ne croient pas trouver leur intérêt dans l'injustice; il ne peut y avoir pour eux de succès, ou au moins de succès durables. Quant à ceux qui ont du génie ou de la fortune, leur intérêt est de faire le bien : de là naît l'estime publique, et, ce qui contribue le plus au repos de la vie, l'amour de nos semblables. Quelle raison de tels hommes auraient-ils donc d'être injustes ?
Les désirs naturels sont faciles à contenter, sans faire tort à personne, et il ne faut pas se laisser aller aux autres, qui ne portent à rien de vraiment désirable; car on ne saurait faire d'injustice qu'on n'y perde plus qu'on n'y gagne. La justice n'est donc pas à rechercher pour elle-même, mais seulement pour l'avantage qu'on en retire. Il est agréable d'être aimé et estimé; de tout le monde, parce qu'alors la vie est plus sûre et plus douce. Ce n'est donc pas seulement pour éviter les inconvénients du dehors que nous croyons qu'il faut s'interdire l'injustice, mais principalement parce qu'elle ne laisse jamais respirer en paix ceux qui lui donnent entrée (119).
Si les vertus mêmes, dont les autres philosophes ont l'habitude de faire sonner la louange si haut, ne peuvent avoir pour dernière fin que la volupté, et si la volupté est la seule qui nous appelle et qui nous attire naturellement à elle, il n'y a point de doute que la volupté ne soit le plus grand de tous les biens, et que par conséquent ce ne soit vivre heureux que de vivre dans la volupté (120).

CHAPITRE XVII

PLAISIRS DE L'ESPRIT ET PLAISIRS DU CORPS.

Les plaisirs de l'esprit proviennent de ceux du corps ; mais ils sont plus grands et doivent être recherchés de préférence. - Les plaisirs du corps sont bornés au présent ; ceux de l'âme embrassent la passé et l'avenir. - Par las peines de l'âme, l'insensé ne peut pas ne pas être malheureux ; par les plaisirs de l’âme, le sage ne peut pas ne pas être heureux.

J'expliquerai en peu de mots ce qui est inséparable de cette doctrine si juste et si vraie.
Ce n'est point en établissant la volupté pour le plus grand des biens, et la douleur pour le plus grand des maux, qu'on se trompe ; c'est en ignorant quelles sont les choses qui peuvent véritablement procurer de la volupté, ou causer de la douleur. J'avoue cependant que les plaisirs et les peines de l'esprit viennent des plaisirs et des peines du corps, et je conviens de ce que vous disiez tantôt, que ceux d'entre nous qui pensent autrement, et qui sont en assez grand nombre, ne peuvent jamais soutenir leur opinion (121). Il est vrai que la volupté de l'esprit donne de la joie, et que la tristesse de l'esprit cause de la douleur ; mais elles viennent du corps, et c'est au corps qu'elles se rapportent : ce qui ne m'empêche pas de reconnaître que les voluptés et les peines de l'esprit sont plus grandes que celles du corps. Par le corps, en effet, nous ne pouvons avoir de sensation que des choses présentes ; par l'esprit nous sentons celles qui ne sont plus et celles qui seront. Quoique nous souffrions également de l'âme quand nous souffrons du corps, cependant ce peut être un grand surcroît de douleur si nous nous figurons, par exemple, qu'un mal éternel et infini nous menace. Et ce que je dis de la douleur, on peut l'appliquer à la volupté ; elle a bien plus de charmes quand l'esprit ne craint point qu'elle finisse.
C'est là une preuve évidente qu'une extrême volupté ou une extrême douleur d'esprit contribue encore plus à rendre la vie heureuse ou misérable, que les mêmes impressions, si elles n'étaient que corporelles.
Nous ne prétendons pas, au reste que, dès qu'on n'a plus de volupté, vient aussitôt le chagrin, à moins que par hasard la volupté ne cède la place à la douleur ; au contraire, nous regardons comme un motif de joie l'absence de la douleur, quand même cette absence ne serait suivie d'aucune volupté sensible ; et par là on peut juger quelle grande volupté c'est que de ne sentir aucune douleur (122).
Mais, comme l'attente des biens que nous espérons nous donne de la joie, le souvenir de ceux dont nous avons joui ne nous rend pas moins heureux. Les fous se font un tourment des maux qui ne sont plus ; les sages, grâce à leur mémoire, se font un plaisir nouveau de leurs plaisirs passés. Or, il ne dépend que de nous (123) d'ensevelir en quelque sorte dans un perpétuel oubli les choses fâcheuses, et de renouveler sans cesse les souvenirs agréables. Notre esprit, fixé attentivement sur le passé, peut faire renaître pour nous la douleur ou la joie.

CHAPITRE XVIII

ÉLOGE D’ÉPICURE

Épicure a ouvert à tous une route facile et droite vers le bonheur - Tableau des misères de l'humanité avant la venue d'Épicure.

O route du bonheur facile, directe, ouverte à tous ! Si le sort le plus désirable est de vivre sans douleur et sans chagrin, et de jouir des plus grands plaisirs du corps et de l'esprit, peut-on dire que nous ayons rien oublié ici de tout ce qui peut rendre la vie agréable et conduire au souverain bien que nous cherchons ? Cet homme que vous dites esclave de la volupté, Épicure vous crie qu'il n'est point de bonheur sans sagesse, honnêteté, vertu ; ni de sagesse, d'honnêteté, de vertu, sans bonheur (124).
En effet, puisqu'il ne peut y avoir de calme dans une ville où il y a sédition, ni dans une maison dont les maîtres sont divisés, comment un esprit qui n'est pas d'accord avec lui-même peut-il jouir de quelque volupté qui soit pure ? Tant qu'il se trouvera agité de divers sentiments, il est impossible qu'il goûte le calme et le repos (125).
Si les maladies du corps sont un obstacle à l'agrément de la vie, à combien plus forte raison les maladies de l'esprit seront-elles un tourment ? J'entends par là ces désirs effrénés et insatiables des richesses, de la domination et des voluptés sensuelles ; ajoutez-y les chagrins et les ennuis dont se laissent continuellement ronger ceux qui ne veulent pas concevoir qu'il ne faut jamais se tourmenter de ce qui n'est point une douleur du corps actuelle, ou de ce qui ne traîne point infailliblement une douleur à sa suite : et comptez le petit nombre de ceux que n'attaque pas quelqu'une de ces maladies, et qu'elle ne rend pas nécessairement malheureux.
Vient ensuite la mort, que ces hommes voient, comme le rocher de Tantale, toujours pendre sur eux. Puis la superstition, qui ne laisse jamais en repos ceux qui en sont imbus. Ils ne savent ni se ressouvenir avec plaisir des biens qu'ils ont eus, ni jouir comme il faut de ceux qu'ils ont ; et ils tremblent à toute heure dans la crainte d'un avenir dont l'incertitude les tient dans de continuelles angoisses (126). Surtout quand ils viennent à s'apercevoir qu'ils ont travaillé inutilement pour acquérir des richesses, du pouvoir, de l'autorité et de la gloire, et que tous les plaisirs dont ils se proposaient de jouir, et qui leur ont coûté tant de peines, leur échappent sans retour, ils s'abandonnent alors à une entière désolation. On en voit d'autres d'un esprit pusillanime et étroit, qui toujours désespèrent de tout, ou qui sont méchants, envieux, difficiles à vivre, médisants, difformes ; d'autres, toujours en proie à des amours frivoles ; d'autres, turbulents, audacieux, injustes, emportés, et en même temps légers et intempérants, et dont l'esprit n'est jamais dans une même situation. De tels hommes ne cessent point de souffrir. Comme, parmi tant de fous, il n'y en a pas un qui connaisse le bonheur, il n'y a aussi aucun sage qui ne soit vraiment heureux (127). Et nous sommes mieux fondés que les stoïciens à le soutenir ; car il n'y a, disent-ils, de vrai bien que je ne sais quelle ombre qu'ils appellent l'honnête, nom plus beau que solide ; et ils prétendent que la vertu, avec cet appui, ne cherche aucun autre bien, et qu'elle se suffit à elle-même pour être heureuse.

CHAPITRE XIX

LE SAGE STOÏCIEN ET LE SAGE ÉPICURIEN
INUTILITÉ DE LA LOGIQUE STOÏCIENNE ET NÉCESSITÉ DE LA PHYSIQUE ÉPICURIENNE

Les épicuriens ne sont pas si éloignés qu'il le semble du stoïcisme. Points d'accord des deux doctrines. - Si Épicure a négligé la dialectique, à laquelle s'attachent les épicuriens et les académiciens, c'est qu'il l’a jugée peu utile au bonheur de la vie. - S'il accorde tant d'importance à la physique, c'est qu'elle fonde sa morale, en supprimant à la fois la crainte du caprice des dieux et de la nécessité des choses.

Ce n'est pas que les stoïciens ne puissent avancer une pareille doctrine, non seulement sans que nous nous y opposions, mais même avec approbation de notre part : car voici quel est le sage, suivant Épicure. Le sage est borné dans ses désirs ; il méprise la mort ; il pense des dieux immortels ce qu'il en faut croire, mais sans aucune mauvaise frayeur ; et s'il faut sortir de la vie, il n'hésite pas (128). C'est ainsi qu'il est toujours dans la volupté, parce qu'il n'y a aucun temps où il n'ait plus de voluptés que de douleurs. Il se souvient agréablement des choses passées ; il jouit des plaisirs présents, et mesure par la réflexion leur quantité et leur qualité ; il n'est pas comme suspendu aux futurs événements : il les attend avec calme ; comme il est très éloigné de tous les défauts et de toutes les erreurs dont nous venons de parler, il sent une volupté inconcevable quand il compare sa vie avec celle des fous (129) ; et lorsqu'il lui survient des douleurs, il sait en faire la compensation (130), et il trouve qu'elles ne sont jamais si grandes qu'il n'ait toujours plus à jouir qu'à souffrir.
Épicure dit encore très bien que la fortune a peu d'empire sur la vie du sage (131), qu'il n'y a point d'affaires si importantes qu'il ne puisse conduire par la raison et la réflexion, et qu'on ne peut éprouver une volupté plus grande dans toute l'infinité des temps que le sage dans le temps borné de sa vie (132).
Quant à votre dialectique(133) , il l'a regarde comme ne servant ni à vivre plus heureusement ni à mieux raisonner (134) ; mais il a donné beaucoup d'importance à la physique. Par cette science, en effet, nous pouvons connaître le sens des mots, la nature du discours, les conséquences vraies ou fausses (135)  ; et d'autre part, instruits de la nature de toutes choses, nous sommes débarrassés de toute superstition, nous sommes délivrés de la crainte de la mort, nous ne sommes plus troublés par cette ignorance d'où naissent souvent d'horribles terreurs. La morale même ne peut que gagner à la connaissance de ce que demande la nature. Alors, dirigés par cette règle qui semble descendue du ciel (136) et y rapportant tous nos jugements, aucun autre langage ne pourra nous convaincre. Au contraire, si nous n'avons pas la connaissance de la nature, nous ne pourrons jamais défendre les jugements des sens. Or, tout ce que nous apercevons par l'âme tire son origine des sens (137). Si leur rapport est fidèle, comme Épicure l'enseigne (138), on peut avoir une véritable perception de quelque chose ; au lieu que ceux qui disent que, par les sens, on ne peut avoir de véritable perception, et qui les récusent pour juges (139), sont incapables, une fois les sens mis à part, d'expliquer même ce qu'ils veulent dire. Enfin, sans l'étude et la science des choses de la nature, il n'y aurait rien sur quoi on pût fonder la conduite de la vie. C'est de là qu'on tire la fermeté d'esprit contre la peur de la mort et contre la superstition : en pénétrant dans les secrets de la nature, ou parvient à avoir l'esprit tranquille ; en approfondissant bien ce que c'est que les passions, on devient modéré : enfin, comme je l'ai démontré naguère, on arrive à posséder la règle de la connaissance qui donne la rectitude au jugement et apprend à distinguer le vrai du faux.

CHAPITRE XX

THÉORIES ÉPICURIENNES DE L'AMITIÉ.

Importance de l'amitié dans la doctrine épicurienne.
1° THÉORIE D'ÉPICURE. L'amitié est intéressée, et on n'aime que soi en autrui.
2° THÉORIE DES ÉPICURIENS RÉCENTS. L’amitié devient à la longue désintéressée, et on finit par aimer son ami pour lui-même.
3° THÉORIE D'AUTRES ÉPICURIENS. Il se forme entre les amis une sorte de pacte tacite par lequel ils s'engagent à s'aimer l'un l'autre non moins que chacun d'eux s'aime lui-même.

Il me reste maintenant à parler d'une chose qui appartient nécessairement à la question que nous traitons ; c'est l'amitié, qui, selon vous, est anéantie, s'il est vrai que la volupté soit le plus grand des biens. Mais, loin qu'Épicure donne aucune atteinte à l'amitié, il a dit au contraire que, "de tout ce que la sagesse peut acquérir pour rendre la vie heureuse, l'amitié est ce qu'il y a de plus excellent, de plus fécond, de plus avantageux (140)."Ce qu'il a enseigné par ses discours, il l'a confirmé par sa vie et par ses mœurs et on appréciera mieux ce mérite, si l'on se souvient des anciennes fables, où, en remontant d'Oreste jusqu'à Thésée, on trouve à peine trois couples d'amis (141). Quelle nombreuse troupe d'amis (142), étroitement liés l'un à l'autre, Épicure n'avait-il point rassemblés dans une seule maison de peu d'étendue (143) ! Tous les épicuriens ne suivent-ils pas encore son exemple ? Mais revenons à notre sujet ; ce ne sont point les hommes dont nous avons à parler.
Dans la discussion sur l'amitié, je trouve parmi les nôtres trois opinions différentes. Quelques-uns (144) nient que les voluptés qui regardent nos amis soient pour nous à rechercher par elles-mêmes, comme celles qui nous regardent. L'amitié semble un peu ébranlée par ce système ; mais on peut soutenir cette opinion, et, suivant moi, la réponse est facile. L'amitié, disent-ils, aussi bien que les vertus, est inséparable de la volupté. La vie d'un homme seul et sans amis étant exposée à des dangers, à des alarmes continuelles, la raison même nous porte à nous faire des amis ; et dès qu'on est parvenu à se les procurer, l'esprit tranquille et rassuré ne peut plus renoncer à l'espoir d'en retirer quelque volupté.
Or, de même que les marques de mépris sont entièrement contraires à la volupté, de même rien n'est plus propre à procurer la volupté et à l'entretenir qu'une amitié réciproque, qui non seulement est d'un commerce délicieux dans le présent même, mais qui nous donne lieu aussi de nous en promettre de grands secours dans la suite. Comme il est donc impossible de mener une vie véritablement heureuse sans l'amitié, et d'entretenir longtemps l'amitié si nous n'aimons nos amis comme nous-mêmes, alors il arrive qu'on aime ses amis de cette sorte, et que l'amitié se joignant ainsi à la volupté, on ne sent pas moins de joie ou de peine que son ami de tout ce qui lui arrive d'agréable ou de fâcheux (145).
Ainsi un homme sage aura toujours les mêmes sentiments pour les intérêts de ses amis que pour les siens propres ; et tout ce qu'il ferait pour se procurer à lui-même du plaisir, il le fera avec joie pour en procurer à son ami. Voilà comment ce que nous avons dit, que la volupté est inséparable de la vertu, doit s'entendre aussi de l'amitié ; et "la même connaissance, dit Épicure, qui nous a rendus fermes contre l'appréhension d'un mal perpétuel ou de longue durée, nous a fait voir que, dans ce temps borné de la vie, l'amitié est la secours le plus sûr qu'on puisse posséder (146)."
Il y a d'autres épicuriens qui, craignant trop vos reproches, et appréhendant que ce ne soit porter atteinte à l'amitié, de dire qu'elle n'est à rechercher qu'à cause de la volupté, font une distinction ingénieuse. Ils demeurent bien d'accord que c'est la volupté qui fait les premières liaisons de l'amitié : mais, disent-ils, quand l'usage les a rendues plus étroites et plus intimes, l'amitié seule agit et se fait sentir ; alors, indépendamment de toute sorte d'utilité, l’on chérit ses amis uniquement pour eux-mêmes. En effet, si les maisons, les temples, les villes, les lieux d'exercices, la campagne, les chiens, les chevaux, les divertissements, vous deviennent chers par l'habitude qu'on prend de s'exercer ou de chasser (147), combien plus facilement et plus justement l'habitude produira-t-elle le même effet à l'égard des hommes (148) !
Enfin, le troisième sentiment de quelques-uns des nôtres sur l'amitié, est qu'il se forme entre les sages une sorte de pacte qui les engage à n'aimer pas moins leurs amis qu'eux-mêmes ; ce que nous comprenons aisément, puisqu'il est facile de se convaincre, par de nombreux exemples, qu'au fond rien n'est plus propre à rendre la vie agréable qu'une parfaite liaison d'amitié (149).
Par tant de raisons. On peut juger que, bien loin de détruire l'amitié en mettant le souverain bien dans la volupté, il serait même impossible, sans cela d'établir aucune liaison d'amitié entre les hommes.

CHAPITRE XXI

Conclusion.

Clarté de la doctrine d'Épicure. - Si Épicure paraît peu savant à Cicéron, il possédait du moins la seule science vraiment utile, la science du bonheur.

Si les principes que je viens de développer sont plus clairs et plus lumineux que le soleil même ; s'ils sont puisés à la source de la nature ; s'ils sont confirmés par le témoignage infaillible des sens ; si les enfants, si les bêtes mêmes, dont le jugement ne peut être corrompu ni altéré, nous crient, par la voix de la nature, que rien ne peut rendre heureux que la volupté, et que rien ne peut rendre malheureux que la douleur, quelles actions de grâces ne devons-nous pas à celui gui, sensible à cette voix, a si bien entendu et pénétré tout ce qu'elle veut dire, qu'il a mis tous les sages dans le chemin d'une vie heureuse et tranquille ? Si même Épicure vous paraît peu savant, c'est qu'il a cru qu'il n'y avait de science utile que celle qui apprend à pouvoir vivre heureusement (150).
Aurait-il voulu employer le temps comme nous avons fait, Triarius et moi, par votre conseil, et feuilleter les poètes, dans lesquels on ne trouve que des amusements d'enfant et rien de solide ? ou se serait-il épuisé, comme Platon, à étudier la musique, la géométrie, les nombres, et le cours des astres ; sciences qui, étant toutes fondées sur des principes faux, ne peuvent jamais nous conduire à la vérité, et qui, nous y conduiraient-elles, ne pourraient rendre la vie ni meilleure ni plus agréable ? Se serait-il attaché à tous ces arts, pour délaisser l'art de vivre, art si grand, si laborieux, si fructueux ? Non, Épicure n'était point ignorant, mais ceux-là le sont qui croient devoir apprendre jusqu'en leur vieillesse des choses qu'il est honteux aux enfants de ne pas avoir apprises.
Je viens, dit Torquatus en finissant, d'exposer mon opinion, et je n'ai eu d’autre intention que de provoquer votre jugement. Jamais, jusqu'à présent, je n'avais trouvé l'occasion de parler sur ce point avec autant de liberté.

(1) Le titre De finibus bonorum et malorum est traduit d'ordinaire par Des bornes des biens et des maux, ou Des vrais biens et des vrais maux. C'est là, semble-t-il, une traduction peu exacte. En effet, Cicéron ne s'occupe proprement, dans ce livre, ni de délimiter les biens et les maux, ni de distinguer les biens et les maux apparents des biens et des maux véritables. L'objet qu'il se propose ont nettement indiqué l. I, ch, XX : Quaerimus quid sit extremum, quid ultimum bonorum, quod omnium philosophorum sententia tale debet esse, ut ad id omnia, referri oporteat; ipsum autem nusquam. Ce ne sont donc pas seulement les vrais biens et les vrais maux que Cicéron recherche : il poursuit avec toute l'antiquité le souverain bien, to telos, to hou heneka (v. PLATON, Lysis ; ARIS TOTE, Éthique à Nicomaque, init.; J. STOBÉE, Eclogae Ethicae, p. 278, éd. Heeren ; SEXTUS EMPIRICUS, Pyrrh. Hypotyp., I, 25). Cicéron ne fait que traduire en latin le titre des traités grecs Peri telous et Peri telôn, Ce qui a longtemps embarrassé les commentateurs, c'est le mot malorum. J. Scaliger (De sublil. exerc., CCL) et Muret (Var. Lect., XVII, 1) blâment tons deux Cicéron d'avoir employé l'expression fines malorum. Mais, comme le remarquent Devies et Madvig, Cicéron n'a fait, ici encore, que traduire le grec telika kaka (v. DIOG. LAER., II, 97). Une fois le telos ou le finis conçu comme le terme suprême auquel vient te rattacher toute la série des biens, quoi de plus naturel que de supposer un autre terme placé, en quelque sorte, à l'autre bout de la série, et auquel viendraient se rapporter tous les maux ? L’idée de suprême bien appelle logiquement l'idée contraire de suprême mal. Voir à ce sujet Académiques, II, ch. XLII : "Fines constituendi sunt ad quos et bonorum et malorum summa referatur." Par suprême mal Cicéron n'entend pas d’ailleurs un mal réel qui existerait en dehors de la pensée humaine et s'opposerait à la réalisation du bien ; il entend simplement la notion logiquement contraire à celle du bien suprême. Le finis bonorum, c'est ce que, dans notre conduite, nous devons poursuivre à tout prix; le finis malorum, c'est ce que nous devons à tout prix éviter : "Quid sequatur natura ut summum ex rebus expetendis, quid fugiat ut extremum malorum."(I, IV.) En résumé, la titre de Cicéron est parfaitement plausible et peut être rendu assez exactement en français.

(2) Ce livre avait pour titre : Hortensius (v. De divinat., II, Tusc, II et III). Il a été perdu.

(3) Heautontimorumenos, I, X, 17.

(4) Il n'était pas, en effet, aussi aisé de leur répondre, parce qu'il y avait une part de vérité dans ce qu'ils disaient. Les simples traductions ne valent-elles pas toujours moins que l'original ?

(5) Même argument dans les Académiques I, 3.

(6) L'Antiope était une tragédie d'Euripide traduite par Pacuvius. Quelques fragments nous en restent. (V. RIBBECK, Trag. lat. reliq., p. 62.)

(7) Les Synèphèbes, ou les jeunes camarades, comédie de Ménandre traduite par Cécilius. Il nous en reste quelques fragments. (V. RIBBECK, p. 58).

(8) Atilius, vieux poète. Un vers d'une de ses comédies est cité pat Cicéron (Ad Att., xiv, 20)

(9) On ne sait quel est ce Licinius.

(10) C'est le commencement d'un vers d'Ennius :
Utinam ne in nemore Polio securibus
Caesa accidisset abiegna ad terram trabes...

V. Cic., De fato, c. XV ; Rhet. ad Herenn., II, XXII. Ces vers sont de la Médée dEnnius, traduite de celle d'Euripide. V. EURIP., Med., III.

(11) C'est ce que fait trop souvent Cicéron dans ses ouvrages philosophiques, et ses concitoyens avaient raison de le lui reprocher.

(12) Pourquoi préférera-t-on Aristote ou Platon à Cicéron ?

(13) Chrysippe, disciple de Cléanthe, qui était lui-même disciple et successeur de Zénon. C'est le philosophe de l'antiquité qui à le plus écrit. Cicéron a dit lui emprunter beaucoup dans le De finibus.

(14) Diogène le Babylonien fut disciple de Chrysippe. Du temps de le seconde guerre punique, les Athéniens l'envoyèrent à Rome avec Carnéade l'académicien et Critolaüs la péripatéticien.

(15) Antipater, disciple de ce Diogène, précepteur du vieux Caton, ou du moins son ami. (V. de Offic., III.)

(16) Sur Mnésarque, disciple de Panétius, v. De Orat., I, XLX ; Acad, II, XCVI. On n'en sait que ce que Cicéron en a dit.

(17) Panétius, stoïcien, de Rhodes, disciple d'Antipater, précepteur de Scipion. Cicéron l'admire ; il fait mieux, il le copie. Le De Officiis est une imitation du Peri tou kathêkontos, de Panétius.

(18) Posidonius d'Apamée, disciple de Panétius, ami et maître de Cicéron. On a conservé de lui un mot célèbre. V. DIOGENE LAERCE, X, 3 : "Pompée, à son retour de Syrie, passant par Rhodes où était Posidonius, eut la dessein d'aller entendre un philosophe de cette réputation. Étant venu à la porte de la maison, on lui défendit, contre la coutume ordinaire, de frapper : le portier, jeune homme, lut apprit que Posidonius était incommodé de la goutte ; mais cela ne put empêcher Pompée de rendre visite au philosophe. Après avoir été introduit, il lui témoigna quelle peine il ressentait de ne pouvoir l'entendre. - Vous le pouvez, reprit Posidonius; et il ne sera pas dit qu'une douleur corporelle soit cause qu'un aussi grand homme ait inutilement pris la peine de se rendre chez moi. Ensuite ce philosophe, dans son lit, commença à discourir avec gravité et éloquence sur ce principe : Qu'il n'y a de bon que ce qui est honnête. A diverses reprises, dans le moment où la douleur s'élançait avec plus de force "Douleur, s'écriait-il, tu as beau faire; quelque importune que tu sois je n'avouerai jamais que tu sois un mal. - On a rapporté que, lorsqu'en s'en allant Pompée lui demanda s'il n'avait rien à lui dire, Posidonius répondit par ce vers d'Homère :
Être toujours meilleur et plus grand que tout autre.

(19) Théophraste était de Lesbos. Il entendit Platon, fut disciple d'Aristote, et succéda à ce dernier. Un peu avant sa mort, ses disciples lui demandèrent une derniers pensée ; il leur dit d'après Diogène Laërce, V, 2 : "L'amour de la gloire fait qu'on méprise les douceurs de la vie ; nous mourons quand nous commençons de vivre, et rien n'est plus vain que la passion de la gloire. Soyez heureux, et prenez le parti, ou de quitter l'étude de la sagesse, car elle donne bien de la peine, ou de vous y attacher entièrement, car elle vous acquerra un grand honneur. Du reste, il y a plus de frivolité que d'agrément dans la vie."

(20) Afrianus, poète comique, traduisit plusieurs comédies grecques. - HORACE, Ep. II :
Dicitur Afrani toga convenisse Menandre.
V. QUINTILIEN, Instit., l. X.

(21) V. De Orat. II, 25 : C. Lucilius, homo doctus et perurbanus, dicere solebat, ea quae scriberet, neque ab indoctissimis se neque ab doctissimis legi velle, quod alteri nihil intelligerent, alteri plus fprtasse quam ipse ; de quo etiam scripsit :
Persium bon curo legere ;
hic enim fuit, ut noramus, omnium fere nostrorum hominum doctissimus ;
... Laelium Decimum volo ;
quem cognovimus virum bonum et non illiteratum, sed nihil ad Persium.

Lucilius fut le premier des grands satiristes romains. On a conservé de lui de beaux vers, qui eussent pu, quoi qu’on en dise, être lus et admirés de tous : ceux-ci par exemple sur la vertu : "la vertu, Albinus, c’est de pouvoir apprécier à leur véritable valeur les choses qui nous entourent, et au sein desquelles nous vivons ; la vertu, pour l’homme, c’est de savoir ce que chaque chose est en elle-même. La vertu, pour l’homme, c’est de discerner ce qui est droit, utile, ce qui est honnête, quel est le bien, quel est aussi le mal, ce qui est inutile, honteux, déshonnête ; la vertu c’est de connaître la borne et la mesure du besoin d’acquérir ; la vertu, c’est de pouvoir peser les richesses à leur prix ; la vertu, c’est d’accorder ce qui est réellement dû aux honneurs ; c’est d’être l’adversaire public et l’ennemi privé des hommes méchants et des mauvaises moeurs ; d’être le défenseur, au contraire, de ce qui est bon, hommes ou moeurs, de glorigier les gens de bien, de leur être tout dévoué, de vivre leur ami ; c’est de mettre au premier rang, dans son coeur, les avantages de la patrie, au second ceux de nos aprents, au troisième et dernier les nôtres.

(22) Persius, cet érudit dont on vient de aprler. V. Brutus, 99.

(23) Publius Rutilius Rufus, habile jurisconsulte. V. Brutus, 25. C’est lui qui, après avoir réprimé les concussions des chevaliers romains publicains dans la province d’Asie, fut accusé lui-même injustement une fois revenu à Rome, et condamné à la perte de ses biens.

(24) Lucilius récuse comme jugea Persius, Scipion, Rutilius, parce qu'ils savent trop. Il demande pour juges ces peuples qui, habitant pour ainsi dire sur les confins de la langue grecque et de la langue latine, ne recherchent ni l'une ni l'autre dans leur pureté : bilingues brutales, dit Ennius. V. Madvig., p. 20.

(25) Le traité de Brutus sur la Vertu était estimé en effet. Il avait encore écrit un traité De Officio (v. SÉNÈQUE, Epist. XIV).

(26) "Titus Albucius, dit Cicéron dans le Brutus, était si savant en grec qu'il passait presque pour grec : il était venu très jeune Athènes et il y était devenu épicurien. Ce fut alors qu'étant allé voir Mucius Scévola, prêteur de l'Achaïe, Scévola le salua en grec ; tous ceux qui étaient avec Scévola l’imitèrent, et même ses licteurs : Albucius en conserva un tel ressentiment, qu’à son retour il accusa Scévola de concussion."

(27) Le patriotisme de Cicéron le rend partial pour la langue latine. Cf. De finibus, III, 6; Tusc., II, 36 ; de Nat. deorum, I, 8.

(28) P. Scévola, le même sans doute que Mucius Scévola dont Cicéron vient de parler (ch. III). C'est un des interlocuteurs des livres de l'Orateur, où Crassus, après avoir fait la définition du bon Jurisconsulte, donne pour exemple Publius Mucius et M. Manilius. Aulu-Gelle (XVII, VII) parle aussi d'eux et de Marcus Brutus, comme de trois grands jurisconsultes de leur temps.

(29) Précisément, ce qu'on peut reprocher à Cicéron, c’est de ne pas avoir exprimé dans ce traité une opinion qui lui soit propre.

(30) L'épicurisme était populaire à Rome : "Commota multitude contulit se ad eamdem potissimum disciplinam.". Tusc., IV, III. La religion une fois détruite, on se tourna naturellement vers la morale utilitaire, qui était, après tout, le fond même de la religion, et qui restait seule une fois les dogmes enlevés. Les premiers écrits philosophiques, ceux d’Amafinius, de Rabirius, de Catus, furent des expositions de l'épicurisme. V. le Brutus, les Lettres familières, XV ; les Tusculanes, II, III ; les Académiques, I, II.

(31) Cf. Brutus, ch. LXXVI : "L. Torquatus était un homme d'une grande et profonde érudition, et d'une mémoire admirable ; il parlait avec beaucoup de dignité et d'élégance, et ce qui ajoutait un grand prix à tout cela, c'était la sagesse et l'intégrité de sa vie." Cicéron plaida contre Torquatus la cause de Publius Sylla.

(32) Triarius, stoïcien, reste simple spectateur dans cette exposition et dans cette critique de la philosophie épicurienne. Cicéron a dit de Triarius dans le Brutus : "Je voyais en lui avec plaisir, dans un âge peu avancé, l'éloquence mure de la vieillesse. Quels n'étaient point la gravité de son air et le poids de ses paroles ! Jamais il n'eut à se repentir d'un seul mot."

(33) "Le seul qui ait connu la vérité." Les épicuriens rendaient à leur maître un culte exclusif. Tout ce qui avait été dit avant lui était non avenu : sa parole avait fixé la vérité. "Unius ductu et auspiciiis dicta," dit Sénèque en parlant de la doctrine épicurienne (Lettre XXXIII) . V. à la fin de ce volume les Extraits de Lucrèce.

(34) Surtout des erreurs de la superstition. V. les Extraits de Lucrèce.

(35) "Bene beateque vivendum." Selon Épicure, la vertu et le bonheur sont inséparables : on cherche le bonheur, et en le trouvant on trouve nécessairement la vertu. V. Les Extraits d’Épicure.

(36) "Ut ea quae senserit ille, tibi non vera videantur." C’est bien là la conviction sincère, mais un peu affectée, qu’inspirait à ses adeptes la doctrine d’Épicure. Ils ne pouvaient croire qu’elle ne contînt pas la vérité, et que cette vérité n’apparût pas à tous les yeux.

(37) Pas toujours. Il y a des passages fort obscurs dans les lettres d’Épicure et même dans les Kuriai doxai que Diogène Laërce nous a conservées. Cicéron n’a pas toujours compris Épicure.

(38) "Quot homines, tot sententiae"" V. TERENCE, Phorm., IV, XIV.

(39) Phèdre était un épicurien distingué de ce temps. Cicéron encore enfant l’entendit à Rome, plus tard à Athènes. Cf. Nat. Deor., l. XCIII : Cicéron a fait des emprunts à ce Phèdre dans le De Natura deorum, comme le montrent les manuscrits découverts récemment à Herculanum.

(40) Ce Zénon, qu’il ne faut pas confondre avec Zénon d’Élée ou Zénon de Cittium, était un épicurien remarquable de ce temps. V. Nat. D., XLIII ; Tusc., III, XXXVIII. - On a retrouvé aussi quelques fragments de Zénon dans les papyrus d'Herculanum.

(41) Atticus lui-même était épicurien.

(42) "In physicis, quibus maxime gloriatur, totus est alienus." Aucun traducteur français ne semble avoir compris cette phrase; V. Le Clerc, par exemple, traduit : "II n'entend rien à la physique," et ce sens, généralement accepté depuis, est devenu en quelque sorte classique. Cela se comprendrait s'il y avait eu dans le texte : physicis alienus. Mais alors totus n'aurait plus guère de sens, et il faudrait le remplacer par un adverbe, comme omnino. Si l'on fait attention à la suite du passage, on verra d'ailleurs que Cicéron ne prétend pas qu'Épicure soit étranger à la physique ; - cela serait absurde on effet ; - il soutient seulement que la physique d'Épicure ne lui appartient pas, qu'il l'emprunte à Démocrite. Le seul sens plausible de la phrase semble donc être la suivent : "Épicure, dans la physique, n'a rien qui ne soit emprunté. Sa physique est tout entière à autrui.". Ainsi l'on dit on latin : aes alienum, aliena virtus. - Cf. Cicéron, Acad., l. 6 : "Si Epicurum, id est, si Democritum probarem.." Les Épicuriens eux-mêmes étaient loin de nier ces emprunts de leur maître à Démocrite ; Métrodore, le disciple et l'ami d'Épicure, disait: Ei mê kathêgêsato Dêmokritos, ouk an proêlthen Epikouros epi tên sophian. PLUTARQUE, Adv. Colot, III, V. aussi De finibus, IV, V.

(43) Démocrite d'Abdère, contemporain de Socrate et de Platon, un des plus grands physiciens de l'antiquité, partisan d'un mécanisme universel. Sur sa vie et sa doctrine, v. les Extraits.

(44) "Ille atomos quas appellat." Ille désigne évidemment Démocrite : c'est à Démocrite que se rapporte tout ce passage, quoique les traducteurs français l'aient rapporté à Epicure.

(45) Cf. LUCRECE, I, 85 :
Sed quae sunt rerum primordia, nulle potest vis
Stringere ; nam solido vincunt ea corpore demum.

Cette solidité absolue des atomes vient de ce qu'ils ne participent point au vide universel : atomos ametochos kenou. Tandis que tous les autres corps sont formés de vides et de pleins, composés et conséquemment dissolubles, l'atome, absolument plein, ne laisse pénétrer en lui nulle force qui puisse le dissoudre; cette solidité fait son éternité : Agenêta , aidia, aphtharta, oute thrausthênai dunamena oute diaplasmon ek tôn merôn labein out' alloiôthênai. (STOB., Eclog. Phys., p. 300, ed. Heer.)

(46) Les anciens ne distinguent pas entre le vide et l'espace.

(47). C'était, comme l'observe Aristote (De coel., III, 2, faire reposer son système sur une contradiction : car le mouvement ne se comprend pas sans quelque chose qui meuve, et tout système mécaniste est forcé d'admettre un mouvement antérieur au mouvement même.

(48) Cette critique vaut contre Démocrite, qui réduit tout à un pur mécanisme ; elle vaut moins contre Épicure : pour lui, la cause efficiente du monde est le mouvement spontané des atomes, qui devient chez l'homme la liberté d'indifférence. V. notre Histoire de la morale utilitaire, t. I.

(49) Ce mouvement de haut en bas (deorsum, katô phora) à travers un espace infini qui n'a conséquemment ni haut ni bas (nec summum, nec infimum) est ce qu'il y a da vraiment incompréhensible et contradictoire dans la doctrine d'Épicure.

(50) Sur la théorie de la formation du monde par le mouvement spontané des atomes, - théorie qui n'est pas aussi puérile que le dit Cicéron, - voir les Extraits de Lucrèce.

(51) La cause qu'il allègue est la spontanéité.

(52) Ce n'est plus seulement de la physique, c'est de la métaphysique et un métaphysicien est toujours forcé d'alléguer, pour expliquer les phénomènes physiques, une dernière cause qui ne soit pas physique elle-même.

(53) Ni Démocrite ni Épicure n’ont l'idée de la cause finale ; mais du moins Épicure a quelque idée de la cause efficiente réelle, de la liberté (to eph'hêmin) ; Démocrite, au contraire, réduit tout dans le monde à un pur mécanisme. V. notre Histoire de la morale utilitaire, t. I.

(54) Épicure et Lucrèce ne peuvent en effet expliquer l'ordre et la beauté de l'univers, mais ils défient leurs adversaires d'en expliquer le désordre et la laideur (LUCRÈCE, II, 177) "Quand même je ne connaîtrais pas la nature des éléments, le spectacle du ciel et les phénomènes du monde me prouveraient assez qu'un tout aussi défectueux ne peut être de l'oeuvre de la Divinité :
Nequaquam nobis divinitus esse creatam
Naturam mundi, quae tanta est praedita culpa.

(55) Les atomes d'Épicure ne sont pas seulement indivisibles parce qu'ils sont petits, mais parce qu'ils sont pleins. A tort ou à raison, les chimistes modernes sont revenus à l'hypothèse des atomes.

(56) Polyène, de Lampsaque, disciple d'Épicure : "Cum magnus mathematicus fuisset, postea, Epicuro auctore, totam geometriam falsam esse putavit" (Acad. II, 100.) - Épicure ne voulait de la science qu'autant qu'elle sert à la tranquillité et au bonheur.

(57) Épicure cherche à rapetisser les objets extérieurs afin de nous grandir en face d'eux et de nous ôter toute crainte à leur égard. Il diminue la grandeur du soleil comme il a supprimé la puissance des dieux. D'ailleurs, en physique, Épicure affirme généralement peu : que lui importe par quelles causes les phénomènes se produisent, pourvu qu'il soit bien avéré que nulle cause surnaturelle ne les produit ? Aussi il s’en tient, comme dit Plutarque, à "son peut-être" (PLUT. Plac. phil., I. 26), et fait de la physique en baillant, "quas oscitans hallucinatus est. (De nat. deor., 1, 26.)

(58) Ce sont les idées-images de Démocrite.

(59) Cicéron a tort de ne pas approuver la grande idée de l'infinité des mondes et de l'espace.

(60) Les critiques et les plaisanteries d'Épicure sur Démocrite, Aristote et les autres philosophes, sont plus ou moins authentiques. Diogène Laërce les rapporte, mais en doutant qu'elles soient bien d'Épicure. V, les Extraits.

(61) V. DIOG. L., X, 31 : En tôi kanoni legei d'Epikouros kritêria tês alêtheias einai tas aisthêseis kai prolêpseis kai pathê. La prolêpsis, ou anticipation, qui dérive des sens et qui est l'attente instinctive d'un phénomène après un autre phénomène auquel on l'a vu lié d'habitude, deviendra, dans la philosophie sensualiste contemporaine, le principe de l'induction. V. la Logique de Stuart-Mill.

(62) On a cru voir ici une lacune, quoique aucun manuscrit n'en signale. Avec les plus récents critiques, nous pensons que cette lacune n'existe pas. Il y a seulement un peu de décousu dans les idées, comme cela arrive souvent chez Cicéron. (V. notre édition du texte.)

(63) C'est en effet à Aristippe de Cyrène, disciple infidèle de Socrate, qu'appartient la doctrine du plaisir ; mais à Épicure appartient proprement la doctrine du bonheur, qui place le souverain bien, non dans tel ou tel plaisir particulier, mais dans la somme et la continuité des plaisirs. La morale d'Aristippe était voluptueuse, celle d'Épicure est utilitaire. V. les Extraits.

(64) "Nihil homine indignius. Ad majora quaedam nos natura genuit et conformavit." Belle idée, que Cicéron ne sait pas approfondir. Il y reviendra plus tard.

(65) Voici un exemple au lieu d'une raison. Ce Torquatus s'appelait Titus Manlius. Il reçut le surnom de Torquntus, qui passa à ses descendants, parce que, ayant défié un Gaulois, il le tua en présence des deux armées ennemies et lui arracha son collier (torques). (V. TIT. LIV., VII. X ; GELL., IX, XIII ; FLOR., I XIII.) - Plus tard, ayant le commandement d'une armée romaine contre les Latins, il défendit d'attaquer l'ennemi sans son ordre. Le fils de Torquatus viola la défense, attaqua un chef ennemi et le tua malgré sa victoire, son père irrité le fit mettre à mort pour avoir enfreint les ordres consulaires. De là le proverbe Manliana imperia, pour désigner un commandement sévère. L'exemple de Cicéron est assez mai choisi.

(66) Il fut consul vers l'an 105. (VAL. MAX., V, VIII, III.)

(67) C'est au contraire ce qu'Épicure et tous les utilitaires répondent.

(68) Selon Épicure, en effet, ce n'est pas par elles-mêmes, mais par leurs conséquences, que les actions bonnes et justes donnent le bonheur. De même, c'est par leurs conséquences que les actions mauvaises donnent le malheur. Ainsi l'intempérance, en elle-même(per se, di'hautên) et en tant qu'elle donne du plaisir, serait une bonne chose ; mais, par les conséquences qui s'y attachent (maladies, souffrances de toutes sortes), elle devient mauvaise. Pour juger si une action est bonne ou mauvaise, juste ou injuste, il n'est donc pas besoin de connaître l'intention qui l'a produite, mais les conséquences qui la suivent. V. sur cette doctrine, sur son perfectionnement dans l'histoire de la morale utilitaire et sur son insuffisance finale, notre Histoire et critique de la morale utilitaire.

(69) Triarius, stoïcien, prend plaisir à résumer les critiques adressées par Cicéron à Épicure.

(70) "Illa perdiscere, ludus est." Cicéron insiste à dessein sur ce point. En effet, Épicure avait dépouillé son enseignement de tout appareil scientifique, et s'était efforcé de rendre sa doctrine accessible à tous. Aussi l'épicurisme était-il en opposition complète avec le stoïcisme, non seulement sous le rapport des idées, mais aussi pour la manière de les exprimer. Les stoïciens usaient d'une foule de termes techniques qu'il fallait une sorte d'initiation pour comprendre; de plus, ils se perdaient dans l'étude aride de la logique. Au contraire, les épicuriens ne se servaient que de la langue habituelle, et avaient sans cesse à la bouche ces mots connus de tous et attrayants pour tous : plaisir, utilité, bonheur. Enfin ils insistaient surtout sur l'étude des moyens pratiques d'obtenir le bonheur. Les disciples Épicure ne tenaient pas à être savants ni subtils, mais à être heureux. Aussi Cicéron se moque d'eux : "Ce sont les meilleures gens du monde, et je ne connais personne qui ait moins de malice." (Tusculanes, III, XXI.) V. aussi plus loin, l. II, ch. XV.

(71) Enfin nous entrons dans le vif du sujet. On est trop souvent forcé, en lisant Cicéron, de se rappeler les paroles de Montaigne : "Ses préfaces, définitions, partitions, étymologies consument la plupart de son ouvrage ; ce qu'il y a de vif et de moëlle est étouffé par ses longueries d'apprêt (Ess., II, X.)

(72). Cf. DIOG. L., X, 37, et les Extraits.

(73) Telos einai, ou charin panta prattomen, auto de oudenos. STOB, p. 278, Heer. Voir plus haut, p. 9.

(74). Cf. le même argument dans DIOG. LAERCE, X, 137 (V. Les Extraits), et dans SEXTUS EMPIRICUS, Pyrrh. hypotyp., III, 191.

(75) "Il suffit, d'avoir des sens et d'être de chair," disaient les épicuriens, "et le plaisir apparaîtra comme un bien : aisthêsin dei echein kai sarkinon einai, kai phainetai hêdonê agathon." PLUTARQUE, Adv. Colot., 1122 a.) - il suffira donc, pourrait-on répondre, d'être autre chose que de la chair, pour sentir que le plaisir n'est pas le bien suprême.

(76) C'est-à-dire : les sens constituent la nature même de l'homme, car, si on les enlève, il ne reste plus rien dans l'homme. Or, la nature seule peut juger de ce qui est conforme ou contraire à la nature. Les sens seuls doivent donc en juger. Mais les sens nous portent à rechercher le plaisir, à fuir la douleur. Le plaisir est donc conforme à la nature, et la douleur lui est contraire. Le plaisir est donc le bien, et la douleur est le mal. Toute cotte argumentation repose sur cette pétition de principe : il ne resterait plus rien de l'homme, si on lui enlevait la sensibilité. Au contraire, pourrait-on dire, il resterait ce qui est vraiment l'homme, la volonté et la pensée.

(77) Les épicuriens eux-mêmes reconnaissaient ainsi l'insuffisance du précédent argument.

(78) "Quasi naturalem atque insitam in animis nostris inesse notionem, ut alterum esse appetendum, alterum aspernandum sentiamus." A vrai dire, selon Épicure, il n'existe en nos âmes aucune "idée innée", pas plus celle-là que d'autres. Mais il est des idées universelles qui se retrouvent les mêmes chez tous les hommes, parce qu'elles proviennent du souvenir. accumulé des mêmes sensations. (DIOG L., X, 33.) On retrouve cette théorie chez les sensualistes modernes. D'après l'école anglaise contemporaine, les idées prétendues innées se forment dans chaque individu par la sensation, puis se transmettent d'un individu à l'autre par l'hérédité. Ce serait ainsi à la loi d'hérédité que se ramènerait l'innéité.

(79) Allusion aux stoïciens.

(80) C'est le ton habituel de l'école épicurienne en parlant d'Épicure. V. les Extraits de Lucrèce.

(81) Si on n'a point à les blâmer, on n'a point non plus à les louer.

(82) C'est là la règle de l'utilitarisme. Ici Épicure se sépare d'Aristippe et oppose la morale de l'utilité durable à celle du plaisir passager.

(83) Nul ne prétend qu'ils les aient faites sans motif, mais il s'agit de savoir si leur motif était intéressé ou désintéressé.

(84) "D'où il savait que le sien devait dépendre.» Tuer son fils, à ce compte, n'était pour Torquatus qu'un moyen, un peu détourné il est vrai, de pourvoir à son salut personnel. - Les Épicuriens, sentant le besoin d'appuyer leur doctrine morale sur l'analyse psychologique, préludent aux curieuses analyses de sentiments que tenteront plus tard Hobbes, La Rochefoucauld, Helvétius et l'École anglaise contemporaine."Haec ratio late patet," dit Cicéron avec une sorte de prévision des développements successifs que recevra sur ce point la doctrine épicurienne.

(85) Torquatus n'a pas prouvé autant qu'il le prétend. Il a prouvé simplement ceci : on peut rechercher son plaisir et son intérêt, alors même qu'on semble agir de la manière la plus désintéressée. Mais suffit-il donc de montrer que l'égoïsme universel est possible pour montrer qu’il est réel ?

(86) Horos tou megethous tôn hêdonôn hê pantos tou algountos hupexairesis. (DIOG., X, 130.) V. les Extraits d'Épicure. - Tandis que, selon Aristippe, tout plaisir consistait dans un mouvement des organes (hêdonê en kinêsei), Épicure, s'inspirant. de Platon et d'Aristote, fait consister le plaisir suprême dans le repos (hêdonê en stasei). Or, dès que cesse toute douleur, mais entrons dans le repos. Nous éprouvons donc aussitôt le plaisir; nous possédons le souverain bien.

(87) DIOG. L., X,144 : Ouk epauxetai, alla monon poikilletai. V. les Extraits

(88) V. DIOG. l. VII, 182.

(89) Titillaret sensus. Le mot est d'Épicure (Cic., De Nat. d., 113). En grec : gargalidzein.

(90) On pourrait concevoir un autre état, où l'homme ne jouirait pas seulement, mais agirait, et où son bonheur ne proviendrait pas de la succession de ses sensations agréables, mais de la persévérance de sa volonté bonne et consciente d'elle-même.

(91) Et que, selon Épicure, la privation de sensibilité ne saurait constituer un mal. To anaisthêtoun ouden pros hêmas. DIOG., X, 139. Voir les Extraits d'Épicure.

(92) V. DIOG. L., X, 140 PLU., De aud. poet. Cicéron se moquera plus loin de cette prétendue compensation à la douleur, de ce remède qu'Epicure tire de la "boîte à pharmacie".

(93) "Ne pas craindre les dieux, est un point capital dans la doctrine d'Épicure. On doit en partie à l’épicurisme la destruction des superstitions païennes. C'est pour supprimer la crainte des dieux qu'Épicure conseillait l'étude de la physique : cette science, en montrant le lien naturel qui rattache tous les phénomènes l'un à l'autre, empêche de supposer l'intervention dans le monde de puissances capricieuses et menaçantes. - Sur le côté terrible des religions antiques, côté souvent trop méconnu de nos jours et qu'il faut se rappeler pour comprendre la doctrine d'Épicure, v. les Extraits de Lucrèce.

(94) Épicure insiste beaucoup sur cette puissance que possède l'homme d'évoquer les jouissances passées et d'en jouir une seconde fois. Il se vantait en mourant, tourmenté par d'horribles souffrances, de jouir cependant d'un bonheur parfait, parce qu'il se rappelait ses inventions et ses titres de gloire : de ce souvenir naissait en lui une joie sans mélange, qui venait s'opposer à la douleur présente. V. plus loin, livre II, et les Éclaircissements. Cf. Tusc., V, 96 ; SÉNÈQUE, de Vita beata, 6.

(95). C'est le portrait de l'épicurien idéal que Torquatus vient de faire.

(96) Mais on ne loue une action et on ne la trouva honnête que précisément lorsqu'on ne croit pas qu'elle ait été faite en vue du plaisir.

(97) Conclusion précipitée. Cicéron a hâte d'en finir.

(98) Raisonnement par induction qui est cher à Épicure comme aux utilitaires modernes. V. DIOG. L., X, 138. ATHEN., XII. - L'art de la vie a assurément un but ; reste toujours à savoir si ce but est de rendre la vie agréable ou vertueuse.

(99) Aristippe commandait de satisfaire les désirs ; Zénon, de les supprimer ; Épicure veut du moins qu'on les restreigne, et on aura toujours, suivant lui, la force de les restreindre si, au lieu de prendre pour fin exclusive tel ou tel plaisir particulier (tên kata meros hêdonên), on prend pour fin le plaisir prolongé et étendu à la vie entière (tou holou biou makariotêta). En d'autres termes, il faut, selon Épicure, subordonner tons les autres désirs à la tendance générale qui doit dominer et régler la vie, la tendance au bonheur, à la félicité. Cette subordination des désirs et des plaisirs particuliers au désir du bonheur est l'oeuvre de la sagesse (phronêsis), qui est par essence une "raison tempérante" (nêphôn logismos).

(100) Par exemple le besoin de manger.

(101) Par exemple, le désir de manger des mets délicats, d'entendre de beaux sons, de voir de belles formes.

(102) Par exemple, le désir des honneurs, des couronnes et des statues. - Cette distinction des plaisirs en trois classes, qu'Épicure n'a fait qu'emprunter à Aristote et à Platon, est plus ou moins artificielle. Tous les désirs, en définitive, sont naturels : il est, par exemple, quoi qu'en dise Épicure, aussi naturel à l'homme de désirer l’estime de ses semblables que le boire ou le manger. On ne peut donc guère trouver la règle des désirs dans la nature des choses : tout ce qui est, est naturel ; pour régler et diriger la nature même, il faut s'élever au-dessus d'elle, et, par delà ce qui est, chercher ce qui doit être, afin d'y conformer nos désirs et nos volontés..

(103) Pas toujours : par exemple, ceux qui meurent de faim.

(104) V. les Extraits d'Épicure.

(105) On voit comment l'épicurisme, plaçant le souverain bien et la fin de l'homme dans la sensibilité, se trouve peu à peu forcé, pour atteindre cette fin même, de travailler au perfectionnement de l'intelligence, Épicure vante la science et la sagesse, blâme et rejette l'ignorance. Voir, dans les Extraits d'Épicure, l'éloge de la philosophie.

(106) La tempérance est la vertu principale dans toute morale fondue sur l'utilité. C'est en effet cette vertu qui sépare essentiellement l'utilitarisme de la morale du plaisir.

(107) Voici la constance stoïque déduite de la tempérance épicurienne la karteria devient un moyen en vue de l'hêdonê.

(108) Ainsi la vertu de tempérance n'est pas autre chose pour Épicure que l’art pratique d'échapper à trois grandes sanctions : sanction naturelle (maladie et souffrance), sanction de l'opinion (opprobre); sanction légale (châtiment). Cette vertu reposa on réalité sur la crainte.

(109) Volupté singulière : en quoi peut-elle consister, puisque Épicure supprime par hypothèse tout sentiment moral ?

(110) Elle ne l'est, suivant Épicure, que par les conséquences pénibles qu'elle entraîne avec elle et par les peines qui s'y attachent.

(111) On est alors tempérant par intempérance, suivant la parole de Platon.

(112) C'est le contraire de la doctrine cynique et stoïque, qui place le souverain bien dans le travail accompli, dans la souffrance supportée, dans la volonté faisant effort et "peinant " (ponein)

(113) C'est là un remède désespéré, dont le sage, selon Épicure, ne doit user qu'à la dernière extrémité. - V. les Extraits.

(114) Temeritas et libido et ignavia : ce sont les contraires des trois vertus dont il a été déjà parlé: Sapientia, Temperantia, Fortitudo.

(115) Ainsi, en premier lieu, l'injustice par sa seule présence produit le trouble : c'est sans doute parce qu'elle dérange l'équilibre des désirs et l'harmonie de l'âme ; en second lieu, par les actions injustes qu'elle suscite, elle engendre la défiance et la crainte, nouvelle source de trouble et de désordre intérieur. De là cette maxime d'Épicure, bien connue : Ho dikaios ataraktotatos, ho de adikos pleistês tarachês gemôn (DIOG. L., X, 146.) V. les Extraits.

(116) C'est encore la sanction légale qui, selon Épicure comme selon tous les utilitaires, est le principal fondement de l’injustice. - V. dans les Extraits d'Épicure la théorie utilitaire du contrat social. Par ce contrat, les hommes s'engagent mutuellement à ne point se nuire, et établissent ainsi dans la société une justice qui, selon Épicure, n'existe point dans la nature. C'est le germe de théories de Hobbes et de Rousseau.

(117) Cette crainte des dieux, qu'Épicure invoque pour retenir par un dernier intérêt l’homme injuste, est en contradiction avec le reste de son système. Épicure na-t-il pas précisément pour principal objet de débarrasser l'homme de la crainte des dieux. ? - On retrouve la même contradiction chez les utilitaires modernes, Bentham par exemple.

(118) Cet appel à la force physique pour suppléer à la conscience morale est, de la part d'Épicure, un aveu d'impuissance.

(119) V., dans les Eclaircissements, les mêmes arguments dont se sert ici Épicure reproduits tour à tour par la plupart des utilitaires.

(120) Cette dernière conclusion est assez inattendue, et n'est qu'une répétition de ce qui a été dit plus haut.

(121) Les épicuriens, n'admettant pas de distinction véritable entre le corps et l'âme, formés l'un et l'autre d'atomes plus ou moins ronds et lisses, ne pouvaient admettre que des distinctions secondaires entre les plaisirs du corps et ceux de l'âme. Selon Épicure, la plaisir de l’âme n'est qu'un souvenir ou une anticipation (prôtopatheia) plus ou moins déguisée des plaisirs du corps (CLEM. ALEX., II, Stromat., p, 179). Si les voluptés de l'âme sont préférables à celles du corps, c'est qu'elles embrassent à la fois le passé et l'avenir, tandis que celles du corps sont bornées au moment présent. V. les Extraits d'Epicure.
La doctrine utilitaire d'Épicure est ici en complet désaccord avec la doctrine d'Aristippe et des cyrénaïques, qui soutenaient la prééminence des peines et des plaisirs du corps sur les peines et les plaisirs de l'âme. (DIOGÈNE LAERCE, II, 8.)

(122) V. plus haut, ch. XI.

(123) "Il ne dépend que de nous...". C'est ce que niera plus tard Cicéron.

(124) Épicure le dit en effet formellement. V. les Extraits d'Épicure.

(125) Ce sont là des idées empruntées aux socratiques et aux platoniciens. Le vice est une discorde intérieure, une lutte perpétuelle des penchants et des passions qui entraînent l'âme en tous sens. La vertu, au contraire, qui consiste dans l'équilibre parfait de nos facultés et dans la modération réciproque de nos désirs, constitue la paix et la santé de l'âme ; elle réalise au-dedans de nous comme au dehors l'harmonie et la justice.

(126) PLUTARQUE, De la Superstition, 4 : "La superstition fait sa peur plus longue que sa vie, et attache à la mort une imagination de maux immortels ; et lorsqu'elle achève tous ses ennuis et ses travaux, elle se figure qu'elle on doit commencer d’autres qui jamais ne s’achèveront."

(127) "Neque stultorum quisquam beatus, neque sapientum non beatus."

(128) Jusque-là le sage stoïcien et le sage épicurien se ressemblent parfaitement,

(129) Ce n'est pas une volupté très charitable. - Cf. les Extraits de LUCRÈCE.

(130) Il compense les douleurs du corps par les joies de l'âme.

(131) V. les Extraits d'Épicure. Cf. Tusc., V, 9.

(132) V. les Extraits d'Épicure.

(133) "Votre dialectique" : celle de Triarius et de Cicéron, c'est-à-dire des stoïciens et des académiciens.

(134) Torquatus va reprendre et retourner contre Cicéron les reproches que ce dernier avait adressés à Épicure au sujet de sa logique et de sa morale. La dialectique subtile des académiciens et des stoïciens ne sert en rien au bonheur de la vie : c'est pour cela qu'Épicure la dédaigne.

(135) Cicéron considère ici la logique ou canonique épicurienne comme une simple partie de la physique. En quoi il n'est pas infidèle à l'esprit d'Épicure, qui subordonnait entièrement la logique à la physique, pour les subordonner ensuite toutes deux à la morale.

(136) Cette règle, que les sens sont seuls juges du bien et du vrai, et que le souverain bien c'est le plaisir.

(137) C'est l'adage sensualiste : "Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu."

(138) V. les Extraits d'Épicure

(139) Les pyrrhoniens et les académiciens.

(140) V. les Extraits d'Épicure.

(141) Oreste et Pylade, Achille et Patrocle, Thésée et Pirithoüs. V. PLUT., De amic. multit., p. 93 e ; LUCIEN, Toxaris, 10,

(142) Greges amicorum. Les amis d'Épicure, dit Diogène Laërce, étaient si nombreux que des villes entières n'auraient pu les contenir. (V. les Extraits.) - Amitié un peu large pour être vive.

(143) Cette maison, placée à l'intérieur d'Athènes, était entourée de jardins, de telle sorte qu'Épicure, au milieu de la ville, habitait la campagne. "Primus hoc instituit Epicurus otii magister, Usque ad eum moris non fuerat in oppidis habitari cura." PLINE, Hist. nat., XIX, 4.

(144) "Quelques-uns," ce sont les disciples les plus fidèles d'Épicure.

(145) Dans ce curieux passage où Épicure devance les « genèses de sentiments » de l'école anglaise contemporaine, on voit l’amitié, d'abord tout intéressée, se modifier peu à peu sous l'action de l'intérêt même, et tendre au désintéressement.

(146) C'est la traduction de cette sentence d'Épicure (DIOG. LAERCE, x, 149 : Hê autê gnômê tharrein te epoiêsen huper tou mêden aiônion eivai deinon mêde poluchronion, kai en autois tois hôrismenois asphaleian philias malista kateinai sunteloumenên. V. les Extraits d'Épicure.

(147) Les commentateurs ont donné de nombreuses leçons de ce passage. Nous avons rejeté celle de Boeckel pour adopter une leçon plus conforme aux manuscrits et qui semble offrir en même temps le sens philosophique le plus plausible. Voir notre édition du texte latin.

(148) La première opinion, d'après laquelle l'amitié serait tout intéressée, est l'opinion d'Épicure. Cette seconde théorie, selon laquelle on finit par aimer ses amis pour eux-mêmes (non propter voluptatem, sed propter se), est de quelques épicuriens récents (v. plus loin, l. II, ch. XXVI). On sait pourtant avec quel respect les disciples d'Épicure conservaient et répétaient toutes les doctrines du maître, comme des dogmes auxquels c'eût été un sacrilège de rien changer. Il faut que, dès l'origine, l'impossibilité d'aimer autrui, à laquelle nous condamne la doctrine utilitaire, ait semblé bien dure aux épicuriens, pour qu'ils se soient décidés à modifier aussi gravement la doctrine de leur maître. Du reste, qu'on ne s'y trompe pas, même dans cette concession qu'ils ont faite à leurs adversaires, ils sont restés fidèles à l'esprit d'Épicure, à la doctrine de l'égoïsme ; l'amitié telle qu'ils l'entendent est simplement l'effet d'une "habitude"; -les utilitaires plus récents diront d'une "association d'idées". - On prend un ami pour un but d'utilité, comme on prend un chien pour la chasse ; puis, de même qu'en chassant avec le chien on finit par s'attacher au chien, ainsi, en vivant avec son ami, on finit par s’attacher à la personne même de son ami : effet purement mécanique de l'habitude. Derrière ce mécanisme on découvre toujours, comme premier ressort, l'égoïsme. - Cette théorie des épicuriens, qui n'a guère été comprise, se retrouvera dans l'école anglaise contemporaine.

(149) D'après cette dernière théorie, l'amitié des individus, comme la société même, reposerait sur une sorte de contrat tacite. Mais qu'est-ce qui empêchera l'épicurien, à un moment donné, de violer ce pacte si l'intérêt l'y engage ? V, plus loin, 1, II, XXVI.

(150). Comparer l'éloge d'Épicure dans les Extraits de Lucrèce.