Cicéron, Rabirius

 

CICÉRON

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.  - TOME DEUXIÈME - PARIS, J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS, RUE RICHELIEU, N° .60

TOME II.

XXII.   QUATRIÈME DISCOURS CONTRE L. CATILINA, PRONONCÉ DANS LE SÉNAT

Oeuvre numérisée et mise en page par Patrick Hoffman

     Catilinaires III - NOTES SUR LES CATILINAIRES    

 

ŒUVRES

COMPLÈTES



DE CICÉRON,


AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS,

PUBLIÉES

SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD,

PROFESSEUR D'ÉLOQUENCE LATINE AU COLLÈGE DE FRANCE.
 

TOME DEUXIEME






PARIS,


J. J. DUBOCHET, LE CHEVALIER ET COMP., ÉDITEURS,
RUE RICHELIEU, N° .60

1848

 

584 QUATRIÈME DISCOURS CONTRE L. CATILINA, PRONONCÉ DANS LE SÉNAT

DISCOURS VINGT-DEUXIÈME

ARGUMENT

Les principaux conjurés étaient sous la main de la justice; mais ils avaient dans Rome de nombreux partisans. Déjà les affranchis de Lentulus cherchaient à soulever la populace et les esclaves. Déjà les émissaires de Céthégus, avec une foule d'hommes exercés à l'audace et au crime, se préparaient à l'arracher de la maison de Cornificius où il était gardé. Tout le monde n'était pas rassuré sur les intentions de César, et un témoin, dont on n'osa pas approfondir la déposition, vint dénoncer Crassus; et pendant ce temps, Catilina était en Étrurie à la tête d'une armée. Ainsi, quoique découverte, la conjuration était encore puissante. Cicéron sentit combien il importait de se hâter; et dès le 4 décembre, il convoqua le sénat pour prononcer sur le sort des conjurés.

Il faut se souvenir que la constitution de la république ne donnait pas à ce corps le pouvoir judiciaire. En outre, les lois Porcia et Sempronia défendaient qu'aucun citoyen fût condamné à mort, ou môme à l'exil, si ce n'est par le peuple assemblé en centuries. Le jugement que le sénat se disposait à rendre était donc un véritable coup d'État, un acte arbitraire, et, s'il faut le dire, une usurpation; mais le sénat était pressé entre deux inévitables nécessités: celle de violer les lois, et celle de périr avec l'État et les lois.

Le consul désigné, Silanus opina pour le dernier supplice. Son collègue Muréna en fit autant, ainsi qu'un grand nombre de consulaires et des principaux du sénat, jusqu'à Tibérius Néron, aïeul de l'empereur Tibère, qui voulait qu'on différât le jugement jusqu'après la défaite de Catilina. C'est alors que César, préteur désigné et grand pontife, prononça cet éloquent et artificieux Discours, dont Salluste nous a conservé, sinon le texte, au moins l'esprit et les principaux arguments. Il proposait la prison perpétuelle et la confiscation des biens; mais son dessein était évidemment de sauver les coupables. La popularité de César, et l'adresse avec laquelle il fit valoir les lois protectrices de la vie des citoyens, avaient jeté dans les esprits beaucoup d'incertitude et d'hésitation. Les uns, partisans secrets de la conjuration, voyaient avec plaisir un homme de ce rang et de ce crédit se déclarer, en quelque sorte, pour les conjurés. La foule des hommes timides et sans opinion reculaient devant un acte de vigueur, ou étaient séduits par les sophismes de César: les plus zélés et les plus courageux craignaient que le sang des condamnés ne retombât un jour sur le consul. Silanus interprétait son vote, et disait que par le supplice, il avait, comme César, entendu la prison. La plupart, sans excepter même Quintus Cicéron, revenaient à cet avis: enfin, tous les yeux, tournés vers le consul, semblaient l'avertir de ses dangers, ou chercher à démêler ses secrets sentiments. Ce grand citoyen sentit que le moment était décisif. II prit aussitôt la parole.

Tel est le sujet de la quatrième Catilinaire, dont, par une injuste réticence, Salluste n'a pas même fait mention. Catulus, sur lequel cet historien garde le même silence, se prononça pour le dernier supplice. Enfin, Caton entraîna les suffrages par cette admirable harangue que nous lisons dans le Catilina, et qui contenait contre César de courageuses invectives que Plutarque rapporte, et que Salluste a dissimulées.

«La sentence de mort (dit la Harpe, Cours de littér.) fut prononcée d'une voix presque unanime, et exécutée sur-le-champ. Cicéron, un moment après, trouva les partisans, les amis, les parents des conjurés encore attroupés dans la place publique. Ils ignoraient le sort des coupables, et ils n'avaient pas perdu toute espérance. Ils ont vécu, leur dit le consul en se tournant vers eux, et ce seul mot fut un coup de foudre qui les dissipa tous en un moment. Il était nuit; Cicéron fut reconduit chez lui aux acclamations de tout le peuple, et suivi des principaux du sénat. On plaçait des flambeaux aux portes des maisons pour éclairer sa marche. Les femmes étaient aux fenêtres pour le voir passer, et le montraient à leurs enfants. Quelque temps après, Caton devant le peuple, et Catulus dans te sénat, lui décernèrent le nom de père de la patrie, titre si glorieux, que dans la suite la flatterie l'attacha à la dignité impériale, mais que Rome libre, dit heureusement Juvénal, n'a donné qu'au seul Cicéron:

Roma patrem patrix Ciceronem libera dixit.»

 

 

I Video, patres conscripti, in me omnium uestrum ora atque oculos esse conuersos, uideo uos non solum de uestro ac rei publicae, uerum etiam, si id depulsum sit, de meo periculo esse sollicitos. Est mihi iucunda in malis et grata in dolore uestra erga me uoluntas, sed eam, per deos inmortales, deponite atque obliti salutis meae de uobis ac de uestris liberis cogitate. Mihi si haec condicio consulatus data est, ut omnis acerbitates, omnis dolores cruciatusque perferrem, feram non solum fortiter, uerum etiam lubenter, dum modo meis laboribus uobis populoque Romano dignitas salusque pariatur.  Ego sum ille consul, patres conscripti, cui non forum, in quo omnis aequitas continetur, non campus consularibus auspiciis consecratus, non curia, summum auxilium omnium gentium, non domus, commune perfugium, non lectus ad quietem datus, non denique haec sedes honoris {sella curulis} umquam uacua mortis periculo atque insidiis fuit. Ego multa tacui, multa pertuli, multa concessi, multa meo quodam dolore in uestro timore sanaui. Nunc si hunc exitum consulatus mei di inmortales esse uoluerunt, ut uos populumque Romanum ex caede miserrima, coniuges liberosque uestros uirginesque Vestales ex acerbissima uexatione, templa atque delubra, hanc pulcherrimam patriam omnium nostrum ex foedissima flamma, totam Italiam ex bello et uastitate eriperem, quaecumque mihi uni proponetur fortuna, subeatur. Etenim, si P- Lentulus suum nomen inductus a uatibus fatale ad perniciem rei publicae fore putauit, cur ego non laeter meum consulatum ad salutem populi Romani prope fatalem extitisse?

II. Quare, patres conscripti, consulite uobis, prospicite patriae, conseruate uos, coniuges, liberos fortunasque uestras, populi Romani nomen salutemque defendite; mihi parcere ac de me cogitare desinite. Nam primum debeo sperare omnis deos, qui huic urbi praesident, pro eo mihi, ac mereor, relaturos esse gratiam; deinde, si quid obtigerit, aequo animo paratoque moriar. Nam neque turpis mors forti uiro potest accidere neque immatura consulari nec misera sapienti. Nec tamen ego sum ille ferreus, qui fratris carissimi atque amantissimi praesentis maerore non mouear horumque omnium lacrumis, a quibus me circumsessum uidetis Neque meam mentem non domum saepe reuocat exanimata uxor et abiecta metu filia et paruulus filius quem mihi uidetur amplecti res publica tamquam ob sidem consulatus mei, neque ille, qui expectans huius exitum diei stat in conspectu meo, gener. Moueo his rebus omnibus, sed in eam partem, uti salui sint uobiscum omnes, etiamsi me uis aliqua oppresserit, potius, quam et illi et nos una rei publicae peste pereamus.

Quare, patres conscripti, incumbite ad salutem rei publicae, circumspicite omnes procellas, quae inpendent, nisi prouidetis. Non Ti. Gracchus, quod iterum tribunus plebis fieri uoluit, non C. Gracchus, quod agrarios concitare conatus est, non L- Saturninus, quod C. Memmium occidit, in discrimen aliquod atque in uestrae seueritatis iudicium adduciturtenentur ii, qui ad urbis incendium, ad uestram omnium caedem, ad Catilinam accipiendum Romae restiterunt, tenentur litterae, signa, manus, denique unius cuiusque confessio; sollicitantur Allobroges, seruitia excitantur, Catilina accersitur; id est initum consilium, ut interfectis omnibus nemo ne ad deplorandum quidem populi Romani nomen atque ad lamentandam tanti imperii calamitatem relinquatur.

III. Haec omnia indices detulerunt, rei confessi sunt, uos multis iam iudiciis iudicauistis, primum quod mihi gratias egistis singu laribus uerbis et mea uirtute atque diligentia perditorum hominum coniurationem patefactam esse decreuistis, deinde quod P- Lentulum se abdicare praetura coegistis, tum quod eum et ceteros, de quibus iudicastis, in custodiam dandos censuistis, maximeque quod meo nomine supplicationem decreuistis, qui honos togato habitus ante me est nemini; postremo hesterno die praemia legatis Allobrogum Titoque Volturcio dedistis amplissima. Quae sunt omnia eius modi, ut ii, qui in custodiam nominatim dati sunt, sine ulla dubitatione a uobis damnati esse uideantur.

Sed ego institui referre ad uos, patres conscripti, tamquam integrum, et de facto quid iudicetis, et de poena quid censeatis. Illa praedicam, quae sunt consulis. Ego magnum in re publica uersari furorem et noua quaedam misceri et concitari mala iam pridem uidebam, sed hanc tantam, tam exitiosam haberi coniurationem a ciuibus numquam putaui. Nunc quicquid est, quocumque uestrae mentes inclinant atque sententiae, statuendum uobis ante noctem est. Quantum facinus ad uos delatum sit, uidetis. Huic si paucos putatis adfines esse, uehementer erratis. Latius opinione disseminatum est hoc malum; manauit non solum per Italiam, uerum etiam transcendit Alpes et obscure serpens multas iam prouincias occupauit. Id opprimi sustentando aut prolatando nullo pacto potest; quacumque ratione placet, celeriter uobis uindicandum est.

IV. Video duas adhuc esse sententias, unam D. Silani, qui censet eos, qui haec delere conati sunt, morte esse multandos, alteram C. Caesaris, qui mortis poenam remouet, ceterorum suppliciorum omnis acerbitates amplectitur. Uterque et pro sua dignitate et pro rerum magnitudine in summa seueritate uersatur. Alter eos, qui nos omnis {, qui populum Romanum} uita priuare conati sunt, qui delere imperium, qui populi Romani nomen extinguere, punctum temporis frui uita et hoc communi spiritu non putat oportere atque hoc genus poenae saepe in inprobos ciuis in hac re publica esse usurpatum recordatur. Alter intellegit mortem ab dis inmortalibus non esse supplicii causa constitutam, sed aut necessitatem naturae aut laborum ac miseriarum quietem esse. Itaque eam sapientes numquam inuiti, fortes saepe etiam lubenter oppetiuerunt. Vincula uero, et ea sempiterna, certe ad singularem poenam nefarii sceleris inuenta sunt. Municipiis dispertiri iubet. Habere uidetur ista res iniquitatem, si imperare uelis, difficultatem, si rogare. Decernatur tamen, si placet. Ego enim suscipiam et, ut spero, reperiam, qui id, quod salutis omnium causa statueritis, non putent esse suae dignitatis recusare. Adiungit grauem poenam municipiis, si quis eorum uincula ruperit; horribiles cnstodias circumdat et dignas scelere hominum perditorum; sancit, ne quis eorum poenam, quos condemnat, aut per senatum aut per populum leuare possit; eripit etiam spem, quae sola homines in miseriis consolari solet. Bona praeterea publicari iubet, uitam solam relinquit nefariis hominibus; quam si eripuisset, multos una dolores animi atque corporis et omnis scelerum poenas ademisset. Itaque ut aliqua in uita formido inprobis esset posita apud inferos eius modi quaedam illi antiqui supplicia impiis constituta esse uoluerunt, quod uidelicet intellegebant his remotis non esse mortem ipsam pertimescendam.

V. Nunc, patres conscripti, ego mea uideo quid intersit. Si eritis secuti sententiam C. Caesaris, quoniam hanc is in re publica uiam, quae popularis habetur, secutus est, fortasse minus erunt hoc auctore et cognitore huiusce sententiae mihi populares impetus pertimescendi; sin illam alteram, nescio an amplius mihi negotii contrahatur. Sed tamen meorum periculorum rationes utilitas rei publicae uincat. Habemus enim a Caesare, sicut ipsius dignitas et maiorum eius amplitudo postulabat, sententiam tamquam obsidem perpetuae in rem publicam uoluntatis. Intellectum est, quid interesset inter leuitatem contionatorum et animum uere popularem saluti populi consulentem. Video de istis, qui se populares haberi uolunt, abesse non neminem, ne de capite uidelicet ciuium Romanorum sententiam ferat. Is et nudius tertius in custodiam ciues Romanos dedit et supplicationem mihi decreuit et indices hesterno die maximis praemiis adfecit. Iam hoc nemini dubium est qui reo custodiam, quaesitori gratulationem, indici praemium decrerit, quid de tota re et causa iudicarit.

At uero C. Caesar intellegit legem Semproniam esse de ciuibus Romanis constitutam; qui autem rei publicae sit hostis, eum ciuem esse nullo modo posse; denique ipsum latorem Semproniae legis iniussu populi poenas rei publicae dependisse. Idem ipsum Lentulum, largitorem et prodigum, non putat, cum de pernicie populi Romani, exitio huius urbis tam acerbe, tam crudeliter cogitarit, etiam appellari posse popularem. Itaque homo mitissimus atque lenissimus non dubitat P- Lentulum aeternis tenebris uinculisque mandare et sancit in posterum, ne quis huius supplicio leuando se iactare et in pernicie populi Romani posthac popularis esse possit. Adiungit etiam publicationem bonorum, ut omnis animi cruciatus et corporis etiam egestas ac mendicitas consequatur.

VI. Quam ob rem, siue hoc statueritis, dederitis mihi comitem ad contionem populo carum atque iucundum, siue Silani sententiam sequi malueritis, facile me atque uos a crudelitatis uituperatione populo Romano purgabo atque obtinebo eam multo leniorem fuisse.

Quamquam, patres conscripti, quae potest esse in tanti sceleris inmanitate punienda crudelitas? Ego enim de meo sensu iudico. Nam ita mihi salua re publica uobiscum perfrui liceat, ut ego, quod in hac causa uehementior sum, non atrocitate animi moueor (quis enim est me mitior?), sed singulari quadam humanitate et misericordia. Videor enim mihi uidere hanc urbem, lucem orbis terrarum atque arcem omnium gentium, subito uno incendio concidentem, cerno animo sepulta in patria miseros atque insepultos aceruos ciuium, uersatur mihi ante oculos aspectus Cethegi et furor in uestra caede bacchantis. Cum uero mihi proposui regnantem Lentulum, sicut ipse se ex fatis sperasse confessus est, purpuratum esse huic Glabinium, cum exercitu uenisse Catilinam, tum lamentationem matrum familias, tum fugam uirginum atque puerorum ac uexationem uirginum Vestalium perhorresco et, quia mihi uellementer haec uidentur misera atque miseranda, idcirco in eos, qui ea perlicere uoluerunt, me seuerum uehementemque praebeo. Etenim quaero, si quis pater familias liberis suis a seruo interfectis, uxore occisa, incensa domo supplicium de seruo non quam acerbissumum sumpserit, utrum is clemens ac misericors an inhumanissimus et crudelissimus esse uideatur. Mihi uero inportunus ac ferreus, qui non dolore et cruciatu nocentis suum dolorem cruciatumque lenierit. Sic nos in his hominibus, qui nos, qui coniuges, qui liberos nostros trucidare uoluerunt, qui singulas unius cuiusque nostrum domos et hoc uniuersum rei publicae domicilium delere conati sunt, qui id egerunt, ut gentem Allobrogum in uestigiis huius urbis atque in einere deflagrati imperii collocarent, si uehementissimi fuerimus, misericordes habebimur; sin remissiores esse uoluerimus, summae nobis crudelitatis in patriae ciuiumque pernicie fama subeunda est. Nisi uero cuipiam L- Caesar, uir fortissimus et amantissimus rei publicae, crudelior nudius tertius uisus est, cum sororis suae, feminae lectissimae, uirum praesentem et audientem uita priuandum esse dixit, cum auum suum iussu consulis interfectum filiumque eius inpuberem legatum a patre missum in carcere necatum esse dixit. Quorum quod simile factum, quod initum delendae rei publicae consilium? Largitionis uoluntas tum in re publica uersata est et partium quaedam contentio. Atque illo tempore huius auus Lentuli, uir clarissimus, armatus Gracchum est persecutus. Ille etiam graue tum uulnus accepit, ne quid de summa re publica deminueretur; hic ad euertenda rei publicae fundamenta Gallos accersit, seruitia concitat, Catilinam uocat, adtribuit nos trucidandos Cethego et ceteros ciuis interficiendos Gfabinio, urbem inflammandam Cassio, totam Italiam uastandam diri piendamque Catilinae. Vereamini censeo, ne in hoc scelere tam immani ac nefando nimis aliquid seuere statuisse uideamini; multo magis est uerendum, ne remissione poenas crudeles in patriam quam ne seueritate animaduersionis nimis uehementes in acerbissimos hostis fuisse uideamur.

VII. Sed ea, quae exaudio, patres conscripti, dissimulare non possum. Iaciuntur enim uoces, quae perueniunt ad auris meas eorum, qui uereri uidentur, ut habeam satis praesidii ad ea, quae uos statueritis hodierno die, transigunda. Omnia et prouisa et parata et constituta sunt, patres conscripti, cum mea summa cura atque diligentia, tum etiam multo maiore populi Romani ad summum imperium retinendum et ad communes fortunas conseruandas uoluntate. Omnes adsunt omnium ordinum homines, omnium generum, omnium denique aetatum; plenum est forum, plena templa circum forum, pleni omnes aditus huius templi ac loci. Causa est enim post urbem conditam haec inuenta sola, in qua omnes sentirent unum atque idem praeter eos, qui cum sibi uiderent esse pereundum, cum omnibus potius quam soli perire uoluerunt. Hosce ego homines excipio et secerno lubenter neque in inproborum ciuium, sed in acerbissimorum hostium numero habendos puto. Ceteri uero, di inmortales! qua frequentia, quo studio, qua uirtute ad communem salutem dignitatemque consentiunt!

Quid ego hic equites Romanos commemorem? qui uobis ita summam ordinis consiliique concedunt, ut uobiscum de amore rei publicae certent; quos ex multorum annorum dissensione huius ordinis ad societatem concordiamque reuocatos hodiernus dies uobiscum atque haec causa coniungit. Quam si coniunctionem in consulatu confirmatam meo perpetuam in re publica tenuerimus, confirmo uobis nullum posthac malum ciuile ac domesticum ad ullam rei publicae partem esse uenturum. Pari studio defendundae rei publicae conuenisse uideo tribunos aerarios, fortissimos uiros; scribas item uniuersos, quos cum casu hic dies ad aerarium frequentasset, uideo ab expectatione sortis ad salutem com munem esse conuersos. Omnis ingenuorum adest multitudo, etiam tenuissimorum. Quis est enim, cui non haec templa, aspectus urbis, possessio libertatis, lux denique haec ipsa et {hoc} commune patriae solum cum sit carum, tum uero dulce atque iucundum?

VIII. perae pretium est, patres conscripti, libertinorum hominum studia cognoscere, qui sua uirtute fortunam huius ciuitatis consecuti uere hanc suam esse patriam iudicant, quam quidam hic nati, et summo nati loco, non patriam suam, sed urbem hostium esse iudicauerunt. Sed quid ego hosce homines ordinesque commemoro, quos priuatae fortunae, quos communis res publica, quos denique libertas, ea quae dulcissima est, ad salutem patriae defendendam excitauit? Seruus est nemo, qui modo tolerabili condicione sit seruitutis, qui non audaciam ciuium perhorrescat, qui non haec stare cupiat, qui non {tantum}, quantum audet et quantum potest, conferat ad communem salutem, uoluntatis. Quare si quem uestrum forte commouet hoc, quod auditum est, lenonem quendam Lentuli concursare circum tabernas, pretio sperare sollicitari posse animos egentium atque imperitorum, est id quidem coeptum atque temptatum, sed nulli sunt inuenti tam aut fortuna miseri aut uoluntate perditi, qui non illum ipsum sellae atque operis et quaestus cotidiani locum, qui non cubile ac lectulum suum, qui denique non cursum hunc otiosum uitae suae saluum esse uelint. Multo uero maxima pars eorum, qui in tabernis sunt, immo uero (id enim potius est dicendum) genus hoc uniuersum amantissimum est otii. Etenim omne instrumentum, omnis opera atque quaestus sequentia ciuium sustentatur, alitur otio; quorum si quaestus occlusis tabernis minui solet, quid tandem incensis futurum fuit?

Quae cum ita sint, patres conscripti, uobis populi Romani praesidia non desunt; uos ne populo Romano deesse uideamini, prouidete.

IX. Habetis consulem ex plurimis periculis et insidiis atque ex media morte non ad uitam suam, sed ad salutem uestram reseruatum. Omnes ordines ad conseruandam rem publicam mente, uoluntate, studio, uirtute, uoce consentiunt. Obsessa facibus et telis impiae coniurationis uobis supplex manus tendit patria communis, uobis se, uobis uitam omnium ciuium, uobis arcem et Capitolium, uobis aras Penatium, uobis illum ignem Vestae sempiternum, uobis omnium deorum templa atque delubra, uobis muros atque urbis tecta commendat. Praeterea de uestra uita, de coniugum uestrarum atque liberorum anima, de fortunis omuium, de sedibus, de focis uestris hodierno die uobis iudicandum est. Habetis ducem memorem uestri, oblitum sui, quae non semper facultas datur, habetis omnis ordines, omnis homines, uniuersum populum Romanum, id quod in ciuili causa hodierno die primum uidemus, unum atque idem sentientem. Cogitate, quantis laboribus fundatum imperium, quanta uirtute stabilitam libertatem, quanta deorum benignitate auctas exaggeratasque fortunas una nox paene delerit. Id ne umquam posthac non modo {non} confici, sed ne cogitari quidem possit a ciuibus, hodierno die prouidendum est. Atque haec, non ut uos, qui mihi studio paene praecurritis, excitarem, locutus sum, sed ut mea uox, quae debet esse in re publica princeps, officio functa consulari uideretur.

X. Nunc, antequam ad sententiam redeo, de me pauca dicam. Ego, quanta manus est coniuratorum, quam uidetis esse permagnam, tantam me inimicorum multitudinem suscepisse uideo; sed eam esse iudico turpem et infirmam et {contemptam et} abiectam. Quodsi aliquando alicuius furore et scelere concitata manus ista plus ualuerit quam uestra ac rei publicae dignitas, me tamen meorum factorum atque consiliorum numquam, patres conscripti, paenitebit. Etenim mors, quam illi {mihi} fortasse minitantur, omnibus est parata; uitae tantam laudem, quanta uos me uestris decretis honestastis, nemo est adsecutus. Ceteris enim bene gesta, mihi uni conseruata re publica gratulationem decreuistis.

Sit Scipio clarus ille, cuius consilio atque uirtute Hannibal in Africam redire atque {ex} Italia decedere coactus est, ornetur alter eximia laude Africanus, qui duas urbes huic imperio infestissimas, Carthaginem Numantiamque, deleuit, habeatur uir egregius Paulus ille, cuius currum rex potentissimus quondam et no bilissimus Perses honestauit, sit aeterna gloria Marius, qui bis Italiam obsidione et metu seruitutis liberauit, anteponatur omnibus Pompeius, cuius res gestae atque uirtutes isdem quibus solis cursus regionibus ac terminis continentur; erit profecto inter horum laudes aliquid loci nostrae gloriae, nisi forte maius est patefacere nobis prouincias, quo exire possimus, quam curare, ut etiam illi, qui absunt, habeant, quo uictores reuertantur. Quamquam est uno loco condicio melior externae uictoriae quam domesticae, quod hostes alienigenae aut oppressi seruiunt aut recepti {in amicitiam} beneficio se obligatos putant; qui autem ex numero ciuium dementia aliqua deprauati hostes patriae semel esse coeperunt, eos cum a pernicie rei publicae reppuleris, nec ui coercere nec beneficio placare possis. Quare mihi cum perditis ciuibus aeternum bellum susceptum esse uideo. Id ego uestro bonorumque omnium auxilio memoriaque tantorum periculorum, quae non modo in hoc populo, qui seruatus est, sed in omnium gentium sermonibus ac mentibus semper haerebit, a me atque a meis facile propulsari posse confido. Neque ulla profecto tanta uis reperietur, quae coniunctionem uestram equitumque Romanorum et tantam conspirationem bonorum omnium confringere et labefactare possit.

XI. Quae cum ita sint, pro imperio, pro exercitu, pro prouincia, quam neglexi, pro triumpho ceterisque laudis insignibus, quae sunt a me propter urbis uestraeque salutis custodiam repudiata, pro clientelis hospitiisque prouincialibus, quae tamen urbanis opibus non minore labore tueor quam comparo, pro his igitur omnibus rebus, pro meis in uos singularibus studiis proque hac, quam perspicitis, ad conseruandam rem publicam diligentia nihil a uobis nisi huius temporis totiusque mei consulatus memoriam postulo; quae dunn erit in uestris fixa mentibus, tutissimo me muro saeptum esse arbitrabor. Quodsi meam spem uis inproborum fefellerit atque superauerit, commendo uobis paruum meum filium, cui profecto satis erit praesidii non solum ad salutem, uerum etiam ad dignitatem, si eius, qui haec omnia suo solius periculo conseruarit, illum filium esse memineritis. Quapropter de summa salute uestra populique Romani, de uestris coniugibus ac liberis, de aris ac focis, de fanis atque templis de totius urbis tectis ac sedibus, de imperio ac libertate, de salute Italiae, de uniuersa re publica decernite diligenter, ut instituistis, ac fortiter. Habetis eum consulem, qui et parere uestris decretis non dubitet et ea, quae statueritis, quoad uiuet, defendere et per se ipsum praestare possit.

I. Je vois, pères conscrits, que tous vos regards sont attachés sur moi. Je vois que mes dangers vous touchent au milieu même des dangers de la patrie, et qu'une fois la république sauvée, vous serez encore alarmés sur mon sort. Ce généreux intérêt adoucit tous mes maux, console toutes mes douleurs. Mais, au nom des dieux? bannissez-le de vos cœurs, pères cons- 585 crits, et oubliez mon salut pour assurer le vôtre et celui de vos enfants. Je le déclare hautement: si le consulat m'a été donné à ce prix, que je dusse épuiser toutes les amertumes, endurer tous les tourments, je les endurerai avec courage, j'ajoute même avec plaisir, pourvu que la gloire et la conservation du sénat et du peuple romain couronnent mes travaux. Vous voyez en moi un consul dont la vie ne fut jamais en sûreté, ni dans le forum, sanctuaire de la justice et des lois, ni dans le Champ de Mars, au milieu des comices consulaires, et lorsque les auspices en ont consacré l'enceinte, ni dans le sénat, refuge assuré de toutes les nations. Pour moi seul ma maison n'est point un asile inviolable, ni mon lit un lieu de repos. Même sur ce siège d'honneur, sur la chaise curule, je suis environné de périls et d'embûches. Silence, résignation, sacrifices, rien ne m'a coûté; et j'ose le dire, j'ai souffert bien des maux pour vous épargner bien des craintes. Mon consulat sera jusqu'à la fin ce qu'il fut toujours. Si les dieux m'ont réservé la gloire d'arracher le peuple romain au plus horrible carnage; vos femmes, vos enfants, les vierges sacrées de Vesta, aux outrages les plus cruels; les temples, les autels, cette belle patrie, notre mère commune, au fléau de l'incendie; l'Italie entière, à la guerre et à la dévastation: à ce prix, que la fortune ordonne de moi ce qu'elle voudra, je subirai ses arrêts. En effet, si Lentulus a pu croire, sur la foi des devins, que son nom était marqué par la destinée pour la ruine de l'État, n'ai-je pas lieu de me réjouir qu'une destinée contraire ait marqué mon consulat pour sa conservation?

II. Ainsi, pères conscrits, songez à vous-mêmes, songez à la patrie; sauvez vos personnes, vos femmes, vos enfants, vos biens; défendez le nom et l'existence du peuple romain. C'est trop vous inquiéter de mes dangers personnels. Je dois espérer que tous les dieux protecteurs de cette ville ne laisseront pas sans récompense mon zèle et mes services. Mais s'il en est autrement, je saurai mourir sans regret et sans faiblesse. En effet, la mort ne peut être ni honteuse pour un homme courageux, ni prématurée pour un consulaire, ni malheureuse pour un sage. Je ne porte pas cependant un cœur de fer. Non, je ne puis être insensible à la douleur d'un frère que j'aime autant qu'il me chérit, ni aux larmes de tous ces illustres sénateurs dont je suis environné. Souvent, on peut m'en croire, rappelé par la pensée dans le sein de ma maison, j'y vois une épouse désolée, une fille tremblante et un fils au berceau, précieux otage qui me semble répondre à la république des actes de mon consulat; je vois ici même un gendre qui attend avec anxiété l'issue de cette grande journée. Sans doute des têtes si chères m'inspirent un intérêt bien pressant; mais c'est celui de les sauver avec vous, fût-ce même aux dépens de ma vie, plutôt que de laisser périr à la fois et ma famille, et le sénat, et la république entière.

Oubliez donc tout; pères conscrits, pour sauver l'État. Regardez autour de vous quels orages vous menacent, si vous ne les conjurez. Ce n'est point un Tibérius Gracchus, coupable de vouloir être une seconde fois tribun; ce n'est point un Caïus, auteur d'une loi séditieuse; ce n'est point un Saturninus, meurtrier de Memmius, 586 qui, accusés devant vous, attendent l'arrêt que prononcera votre sévérité. Vous tenez en vos mains ceux qui restèrent dans Rome pour la livrer aux flammes, pour vous égorger tous, pour ouvrir les portes à Catilina. Vous avez leurs lettres, leurs cachets, leur écriture, l'aveu de chacun des coupables. On veut séduire les Allobroges; on soulève les esclaves; on appelle Catilina; on forme l'horrible dessein d'un massacre, dont il ne doit pas échapper un citoyen pour gémir sur les ruines de la patrie, et déplorer la chute d'un si puissant empire.

III. D'irrécusables témoins vous ont révélé tous ces attentats; leurs auteurs les ont confessés; vous-mêmes en avez déjà plus d'une fois porté votre jugement: d'abord en m'adressant d'honorables remerciements, et en déclarant que j'ai, par mon courage et ma vigilance, découvert une conjuration impie et criminelle; ensuite, en forçant Lentulus d'abdiquer la préture, et en prononçant sa détention et celle de ses complices; enfin, en ordonnant en mon nom des actions de grâces aux dieux immortels, honneur réservé jusqu'à moi aux généraux victorieux. Hier encore vous avez décerné aux députés des Allobroges et à Titus Vulturcius de magnifiques récompenses. Tous ces actes ne sont-ils pas autant d'arrêts lancés contre ceux dont les noms sont compris dans l'ordre de détention?

Cependant, pères conscrits, j'ai voulu, en soumettant l'affaire à une nouvelle délibération, que vous pussiez prononcer à la fois sur le crime et sur le châtiment. Avant de prendre vos suffrages, je vais vous parler comme doit le faire un consul. Je voyais depuis longtemps de coupables fureurs couver sourdement dans le sein de la république; je voyais les factions s'agiter et nous préparer des malheurs inconnus. Mais que des citoyens eussent formé une si vaste et si effrayante conjuration, non, je ne l'ai jamais cru. Maintenant que ce fait n'est que trop certain, pour quelque parti que penchent vos opinions, il faut vous prononcer avant la nuit. Vous voyez quel horrible forfait vous est dénoncé. Si vous croyez que peu de complices y aient trempé, c'est une erreur, pères conscrits. Le mal est plus étendu qu'on ne pense. Il a infecté l'Italie; que dis-je? il a franchi les Alpes, et dans ses progrès insensibles, il a déjà envahi plus d'une province. L'étouffer à force de patience et de temps, est impossible; quelque remède que votre justice y apporte, la promptitude seule en fera le succès.

IV. Jusqu'ici deux opinions partagent cette assemblée: celle de Silanus, qui juge dignes de mort les assassins de la patrie; celle de César, qui rejetant la peine de mort, ne trouve parmi les autres supplices rien qui soit trop rigoureux. L'un et l'autre ont tenu le langage qui convenait à leur rang, et fait voir une sévérité proportionnée à la grandeur du délit. Le premier ne pense pas que des hommes convaincus d'avoir voulu nous arracher la vie, exterminer le peuple romain, renverser l'empire, anéantir jusqu'au nom de Rome, doivent un instant jouir de la lumière, et respirer l'air dont ils voulurent nous priver; il se rappelle en même temps que cette république a vu plus d'une fois des citoyens pervers punis du dernier supplice. L'autre est persuadé que les dieux n'ont point voulu faire de la mort un châtiment; mais qu'elle est une loi de la na- 587 ture, le terme des travaux et des misères. Aussi le sage ne la reçut jamais à regret, et l'homme courageux alla souvent au-devant d'elle. Mais les fers, et les fers pour toujours, furent inventés, on n'en saurait douter, pour être le châtiment spécial de quelque grand forfait. Il veut qu'on distribue les coupables dans des villes municipales. Imposer aux villes ce fardeau, paraît injuste; obtenir qu'elles sen chargent, peut être difficile. Ordonnez cependant, si vous le trouvez bon. Je prends sur moi de chercher, et j'espère trouver des cités qui se feront un honorable devoir de concourir avec vous au salut commun. Il appelle sur les habitants un châtiment terrible, si les fers d'un des coupables étaient jamais brisés. II entoure ces criminels de tout ce qui peut rendre la prison effrayante. Par une précaution digne de cette épouvantable conjuration, il défend que jamais on puisse demander au sénat ou au peuple la grâce de ceux qu'il condamne. Il leur ôte jusqu'à l'espérance, seule consolation du malheureux. II veut la confiscation de leurs biens; il ne laisse à ces hommes exécrables que la vie seule, qu'il ne pourrait leur ôter sans les soustraire, par un instant de douleur, à toutes les douleurs de l'âme et du corps, à tous les châtiments qu'ont mérités leurs crimes. Aussi la sagesse des anciens, pour placer dans la vie une terreur capable d'arrêter le méchant, a-t-elle voulu qu'il y eût dans les enfers des supplices réservés aux impies: elle comprenait que, séparée de cette crainte salutaire, la mort même n'était plus redoutable.

V. Maintenant, pères conscrits, je vois de quel côté se trouve mon intérêt. Si vous adoptez l'opinion de César, comme il suivit toujours dans sa vie politique la route où le peuple aime à voir ses amis, peut-être un décret, appuyé de son nom et de son autorité, m'exposera-t-il à moins d'orages populaires; si vous adoptez l'avis de Silanus, quelques dangers de plus menaceront ma tranquillité. Mais faut-il compter mes dangers, quand il s'agit de l'intérêt: public? César, en émettant un vote digne de son noble caractère et de sa haute naissance, vient de nous donner un gage éternel de son attachement à la patrie. Nous savons à présent quelle distance sépare la vraie popularité de la fausse; l'homme qui flatte le peuple, de celui qui veut le sauver. Je vois tel de ces hommes jaloux de passer pour populaires, qui s'abstient de paraître ici, sans doute afin de, ne pas prononcer sur la vie de citoyens romains. Toutefois, avant-hier, ce même homme privait des citoyens romains de leur liberté, et ordonnait qu'une fête solennelle fût célébrée en mon nom. Hier, il décernait aux dénonciateurs de magnifiques récompenses. Or, celui qui a prononcé la détention de l'accusé, félicité le magistrat qui préside au jugement, récompensé le dénonciateur, n'a-t-il pas évidemment porté son jugement sur le fond même de la cause?

Pour César, il comprend que la loi Sempronia fut établie en faveur des citoyens romains; mais qu'un ennemi de la patrie ne peut, être citoyen; enfin que l'auteur même de cette loi expia, par l'ordre du peuple, ses attentats contre la république. Il ne pense pas que Lentulus, malgré ses largesses et ses prodigalités, ait droit au titre d'ami du peuple, lorsque dans sa rage impie il a voulu égorger ce même peuple, et faire de la 588 ville un monceau de cendres. Aussi le plus doux et le plus clément des hommes ne balance pas à plonger Lentulus dans les ténèbres d'une éternelle prison. Il ôte pour toujours à l'ambition les moyens de se faire valoir en implorant la grâce de ce coupable, et de se populariser en perdant le peuple romain. Il veut encore la confiscation de ses biens, afin que tous les tourments de l'âme et du corps soient aggravés par l'indigence et la misère.

VI. Si donc vous vous rangez à son avis, c'est un appui que vous me donnerez devant le peuple, et je monterai à la tribune environné de toute la faveur qui s'attache à son nom. Si vous préférez l'avis de Silanus, il sera facile de vous justifier, ainsi que moi, du reproche de cruauté, et l'on sera forcé de convenir que ce supplice était vraiment le plus doux.

Au reste, pères, conscrits, que peut-il y avoir de cruel quand il s'agit de punir un forfait si horrible? Pour moi; je dirai franchement ce que je ressens. Oui, pères conscrits, j'en jure par le plus ardent de mes vœux, le salut de la république, la sévérité que je montre ne vient point d'une âme dure et inflexible: quel caractère est plus doux que le mien? c'est l'humanité qui m'inspire; c'est à force de pitié que je suis sévère. Je crois voir en effet cette reine des cités, l'ornement de l'univers, l'asile commun des nations, abîmée tout à coup dans un vaste embrasement; je me représente les cadavres des citoyens amoncelés sans sépulture sur les ruines de la patrie; j'ai devant les yeux l'image effrayante de Céthégus se baignant, au gré de sa fureur, dans les flots de votre sang. Mais quand je me figure Lentulus en possession de la royauté, que lui, avaient promise ses prétendus oracles; Gabinius revêtu de la pourpre; Catilina entrant dans Rome avec son armée: alors j'entends les cris lamentables des mères éplorées, je vois leurs enfants poursuivis par des ravisseurs, je vois les vestales sacrées essuyer de déplorables outrages: triste et douloureux spectacle, qui, en excitant ma pitié, arme mon bras d'une juste rigueur. En effet, pères conscrits, je vous le demande, si un père de famille voyait ses enfants assassinés par un esclave, son épouse égorgée, sa maison réduite en cendres, et qu'il ne tirât point de ce crime la plus terrible vengeance, serait-ce en lui clémence ou inhumanité, pitié ou barbarie? Oui, je le dis, il porte un coeur de bronze et une âme dénaturée, s'il ne cherche point dans la douleur et les tourments du coupable un soulagement à sa propre douleur, un adoucissement à ses propres tourments Et nous aussi, pères conscrits, des scélérats ont voulu massacrer nos femmes et nos enfants; ils ont voulu renverser et les toits où nous habitons, et la ville entière, commune habitation de ce grand peuple. A leur voix, les barbares devaient accourir sur la cendre fumante de l'empire, et les Gaulois, s'asseoir sur les ruines de Rome. Ah! c'est ici que, pour être humains, il faut être sévères. L'indulgence serait cruauté; la faiblesse, insensibilité barbare aux maux de la patrie. A-t-il paru cruel, cet illustre et généreux citoyen, Lucius César, lorsque dans cette assemblée il a déclaré que Lentulus devait cesser de vivre? et Lentulus est l'époux de sa sœur; Lentulus était présent; il entendait cet arrêt. A-t-il paru cruel, lorsqu'il a rappelé que son aïeul 588 avait péri par ordre du consul, avec son fils, qui, tout jeune encore, et tout chargé qu'il était d'une mission pacifique, fut tué dans la prison? Et cependant ils n'avaient pas, comme Lentulus, conjuré la ruine de l'État. C'était une simple lutte de parti, et des largesses espérées ou promises causèrent tous les troubles. Alors l'aïeul de Lentulus poursuivit le second des Gracques le fer à la main; alarmé des moindres dangers de la république, son sang coula pour la défendre aujourd'hui, c'est pour la renverser de fond en comble que le petit-fils de ce grand homme arme les Gaulois, soulève les esclaves, appelle Catilina, charge Céthégus d'égorger les sénateurs; Gabinius, de passer les citoyens au fil de l'épée; Cassius, de réduira la ville en cendres; Catilina enfin, de livrer au pillage l'Italie tout entière. Juges de tels forfaits, vous craindriez de paraître sévères! Craignez plutôt de paraître cruels envers la patrie, en épargnant ses mortels ennemis. Non, ce n'est point l'arrêt vengeur de tant de crimes qui sera jamais flétri du nom de cruauté.

VII. Toutefois, pères conscrits, j'entends au tour de moi des paroles sur lesquelles je ne puis me taire. Du milieu de vous, des voix alarmantes parviennent à mes oreilles: on parait craindre que je n'aie pas les moyens d'exécuter le décret que vous porterez aujourd'hui. Tout est prévu, pères conscrits, tout est ordonné, tout est préparé par mes soins et ma vigilance, et plus encore par le zèle du peuple romain, qui veut conserver son empire, ses biens et sa liberté. Autour de nous sont réunis les Romains de tous les ordres et de tous les âges; le forum en est rempli; tous les temples qui entourent le forum, toutes les avenues qui conduisent à cette enceinte, ne peuvent en contenir la foule. En effet, c'est là première fois, depuis que Rome existe; qu'une même cause ait réuni tous les sentiments; si ce n'est ceux des hommes qui, sûrs de périr; ont voulu, pour ne pas tomber seuls, nous entraîner tous dans leur ruine. Je les excepte volontiers, et j'en fais une classe à part. Ce ne sont pas même de mauvais citoyens; ce sont d'irréconciliables ennemis. Mais les autres, grands dieux! quel concours, quel zèle, quel dévouement unanime pour la gloire et le salut de l'empire!

Que dirai-je ici des chevaliers romains? S'ils ne viennent qu'après vous pour le rang et le conseil, ils se glorifient de marcher vos égaux en courage et en patriotisme. Réconciliés enfin et réunis à cet ordre après bien des années de dissensions, cette journée mémorable et cette cause sacrée resserrent les liens de votre union. Puisse cette union, affermie sous mon consulat, durer éternellement! rassurée à jamais contre les ennemis domestiques, la république n'aura plus rien à redouter de leurs coupables efforts. Je vois enflammés du même zèle les tribuns du trésor; et cette classe nombreuse et distinguée des secrétaires, qui, réunis par hasard ce jour même au trésor public, ont abandonné le soin de leurs intérêts, pour voler au secours de la patrie. Tous les hommes nés libres même dans les rangs les plus obscurs, sont accourus en foule. Quel est, en effet, le Romain pour qui ces temples, l'aspect de cette ville, la possession de la liberté, cette lumière même qui nous éclaire, cette terre de la commune patrie, 590 ne soient à la fois et les biens les plus chers, et la source des plus douces jouissances?

VIII. N'oubliez pas, pères conscrits, dans cette revue de nos défenseurs, la classe des affranchis. Depuis qu'ils ont mérité par leurs travaux le beau nom de Romains, ils aiment comme leur véritable patrie cette ville, que des hommes nés dans son sein, et des hommes d'un si haut rang, ont traitée comme une ville ennemie. Mais que parlé-je des affranchis? le soin de leur fortune, les droits civils dont ils jouissent, la liberté enfin, le premier des biens, tout les attache à la patrie et les intéresse à sa défense. J'arrive aux esclaves. Non, il n'est pas un esclave; pour peu que sa condition soit tolérable, qui n'abhorre les complots tramés par des citoyens, qui ne désire la conservation de la république, qui, à défaut de son bras, ne concoure au moins par ses vœux au salut commun. Ne vous alarmez donc pas d'un bruit qui a été répandu. Un agent de Lentulus parcourt, dit-on, les demeures du pauvre et les boutiques de l'artisan, dans l'espoir de séduire à prix d'argent des âmes simples et crédules. Oui, on a tenté de soulever les artisans; mais il ne s'en est pas rencontré d'assez malheureux, ou, d'assez égarés, pour ne pas vouloir conserver le modeste asile où un travail journalier fournit à leurs besoins le lit où ils reposent, enfin le cours même de leurs paisibles habitudes. Je ne crains pas de le dire: cette classe industrieuse est, par sa position, amie du repos et de la tranquillité. Tous les profits de son travail, tous ses moyens d'existence ont besoin, pour se soutenir, d'une grande population. La paix seule alimente son industrie. Si ses bénéfices diminuent quand les ateliers sont fermés, que sera-ce donc lorsqu'ils seront consumés par les flammes?

Ainsi, pères conscrits, tout prouve que les secours du peuple romain ne vous manquent point: c'est à vous de ne pas donner lieu de croire que vous manquez au peuple romain.

IX. Vous avez un consul aguerri contre les dangers et les complots; s'il échappa tant de fois à la mort, ce n'est pas pour vivre lui-même, c'est pour vous sauver. Rivaux de courage et de zèle, tous les ordres de l'État n'ont qu'une âme, qu'une volonté, qu'une voix pour le salut de la république. Menacée du fer et de la flamme par des enfants parricides, la patrie tend vers vous ses mains suppliantes. Elle implore votre appui, elle vous recommande la vie des citoyens, la citadelle et le Capitole, les autels des dieux pénates, le feu éternel et sacré de Vesta, les temples et les sanctuaires de tous les immortels, les murailles, même et les maisons de cette grande ville. Enfin c'est sur votre vie, sur celle de vos femmes et de vos enfants, sur la fortune et les biens de chaque citoyen, sur la conservation de vos foyers, que vous allez prononcer aujourd'hui. Vous avez, ce qu'on voit trop rarement, un chef qui s'oublie lui-même pour ne penser qu'à vous; vous avez, ce que nous voyons aujourd'hui pour la première fois dans une cause politique, tous les ordres, tous les individus, le peuple tout entier, parfaitement uni de voeux et de sentiments. Songez quels travaux il a fallu pour fonder cet empire; quel courage pour affermir la liberté; à quelle 591 hauteur s'est élevé, par la protection des dieux, ce majestueux édifice de la grandeur romaine. Empire, liberté; grandeur, une seule nuit a failli tout détruire. Il faut empêcher aujourd'hui que jamais des citoyens pervers ne puissent consommer de pareils attentats, ne puissent même en concevoir la pensée. Et je ne tiens pas ce langage, pères conscrits, pour encourager votre zèle; il a presque devancé le mien. Mais je suis consul, et à ce titre la république avait droit d'exiger que ma voix se fît entendre la première.

X. Maintenant, pères conscrits, avant de revenir à l'objet de la délibération, je vous parlerai un instant de moi-même. Autant la république renferme de conjurés, et vous voyez qu'elle en renferme un grand nombre, autant je me suis fait d'implacables ennemis. Mais leur faiblesse égale leur haine, et lé mépris est tout ce que je dois à cette foule abjecte et déshonorée. Si pourtant, soulevée contre moi par l'audace et le crime, elle venait quelque jour à prévaloir contre l'auguste protection du sénat et des lois, jamais, pères conscrits, je ne me repentirai de mes actions ni de mes conseils. En effet, la mort; dont peut-être ils me menacent, est le destin commun des hommes; mais la gloire dont vos décrets ont honoré ma vie n'échut encore en partage qu'à moi seul. Vous avez décerné à mille autres des félicitations publiques pour avoir bien servi la patrie; je suis le premier qui en reçoive pour l'avoir sauvée.

Honneur au grand Scipion, dont le génie et la valeur forcèrent Annibal de retourner en Afrique et d'abandonner l'Italie! Honneur au second Africain, destructeur des deux villes les plus ennemies de cet empire, Carthage et Numance! Célébrons les faits héroïques de Paul- Émile, qui vit Persée, un monarque jadis si puissant et si renommé, attaché en esclave à son char de triomphe. Proclamons la gloire éternelle de Marius, qui deux fois sauva l'Italie de l'invasion des barbares et du joug étranger. Au-dessus de ces grands noms, plaçons le grand nom de Pompée, dont les exploits et les vertus embrassent la même carrière que le soleil, et n'ont de limites que celles du monde. Au milieu de toutes ces gloires; ma gloire trouvera sans doute quelque place; car s'il est beau de nous ouvrir, en, conquérant des provinces, les routes de l'univers, il est beau aussi de conserver aux héros absents pour la victoire, une patrie où ils puissent revenir triomphants. Heureux, au reste, le vainqueur de l'étranger! moins heureux le vainqueur de ses concitoyens! Subjugué ou reçu en grâce, l'ennemi du dehors est enchaîné par la force ou par la reconnaissance; mais quand des citoyens, transportés d'un funeste délire, ont une fois déclaré la guerre à leur patrie, en vain vous aurez sauvé la patrie de leurs coups; ni craintes ni bienfaits ne pourront les désarmer. J'aurai donc à soutenir contre les mauvais citoyens des combats éternels. Je les redoute peu: votre appui, celui de tous les gens de bien, le souvenir de nos dangers, souvenir qui ne périra jamais dans la mémoire des nations, et moins encore dans celle de ce grand peuple sauvé par mes soins, tout me sera, et pour moi et pour les miens, un rempart assuré. Non, jamais la force ne prévaudra contre l'union du sénat et des chevaliers romains; jamais la ligne sacrée des hommes vertueux ne sera rompue par la violence des méchants.

XI. Ainsi, pères conscrits, pour me tenir lieu 592 du commandement de l'armée et de la province, que je pouvais conserver, du triomphe et des autres distinctions, dont j'ai sacrifié l'espoir au besoin de garder la ville et de vous sauver tous; pour me dédommager des liaisons de clientèle et d'hospitalité qu'un proconsul forme dans sa province, et que même dans Rome je cultive avec autant de zèle que j'en mets à les rechercher; pour prix de tous ces sacrifices, en récompense de mon dévouement sans bornes, et de cette vigilance infatigable dont le salut public atteste aujourd'hui les efforts, je ne vous demande rien, sinon de conserver la mémoire de cette grande époque et de tout mon consulat: tant qu'elle restera gravée dans vos âmes, je me croirai entouré d'un invincible rempart. Si le crime triomphant venait un jour à tromper mon espoir, je vous recommande un fils au berceau: nuls dangers ne menaceront sa vie, ses honneurs même seront assurés, tant que vous n'oublierez pas qu'il doit le jour à un père qui se dévoua seul pour tout sauver. Oui, pères conscrits, c'est votre sort que vous allez décider aujourd'hui; c'est le sort du peuple romain, de vos femmes et de vos enfants, de vos autels et de vos foyers, des temples sacrés, de la ville, de l'empire, de la liberté, de l'Italie, de la république entière. Prononcez donc avec cette fermeté qui a signalé vos premières délibérations. Vous avez un consul qui ne craindra pas d'exécuter vos arrêts, qui les défendra toute sa vie, et qui en accepte pour toujours la glorieuse responsabilité.